Un dernier regard, un dernier signe de la main, et la lourde voiture aux lanternes éteintes redescendait vers l'enceinte de Heidegg pour gagner, à travers les vignes dont Marie-Thérèse ne goûterait plus jamais le vin nouveau, la rive du lac en direction de Lenzbourg...
Après Madame Royale, Sophie Botta disparaissait à son tour dans la nuit et sous le seul regard de Dieu. Les passeports dont ferait usage désormais son compagnon étaient au nom du comte Louis Vavel de Versay accompagné de sa jeune épouse Sophie. Pour mieux la servir et mieux la cacher, le diplomate hollandais effaçait sa propre identité en prenant un nom qui n'était pas tout à fait faux d'ailleurs puisqu'il appartenait à un rameau français éteint de sa famille...
Un quart d'heure plus tard, Laura à son tour quittait, dans le cabriolet du baron, le vieux château qui s'était montré si accueillant à une petite princesse accablée de malheurs. Jaouen et Bina y étaient restés. Le Breton s'était montré furieux de ne pas pouvoir suivre Laura. Mais il avait suffi de quelques mots, très graves, de la jeune femme pour l'amener à résipiscence : le devoir qu'elle lui traçait :
- Ce n'est pas le moment de discuter votre rôle dans le drame que nous vivons. Dès que la menace sera passée, vous reprendrez la voiture qui nous a amenés et vous aurez à conduire Josef, Bina et Elisabeth à Baie, à l'hôtel du Sauvage où je vous attendrai. C'est compris ?
- Je vous demande pardon Je n'avais, en effet, pas compris...
A présent, pelotonnée dans sa mante fourrée, la tête appuyée aux coussins de la légère voiture, Laura regardait défiler les paysages paisibles de la vallée où, de colline en colline, se succédaient terres cultivées, vignes et bois, ponctués de vieux châteaux. Tout ici parlait de paix, pourtant, à une demi-lieue environ de Gelfingen, une troupe à cheval fit son apparition au détour de la route. Une troupe nombreuse : une dizaine d'hommes et autant de militaires. Ils tenaient toute la largeur du chemin. La voiture s'arrêta d'elle-même. L'officier - français ! - qui commandait vint à la portière pour demander d'un ton revêche au baron ce qu'il faisait là à cette heure de la nuit et réclamer ses papiers :
- Je n'ai aucune raison de vous les montrer . je suis ici chez moi, sur mes terres ou presque. En outre, je vous prierai d'employer un autre ton : je suis le baron Pfyffer von Heidegg, secrétaire d'Etat de la généralité de Lucerne...
Il se penchait pour être dans la lumière de la lanterne gauche et l'homme recula en saluant, mais avec une visible mauvaise volonté.
- Faites excuses, monsieur le baron, mais nous allions justement chez vous.
- Pour quoi faire, s'il vous plaît ?
- Pour vous débarrasser d'une malade. Vous auriez chez vous une pauvre fille, une nommée... Grete Muller, échappée de la maison de fous de Linz...
- Il n'y a jamais eu de fous chez moi et je ne comprends rien à votre histoire. D'où la sortez-vous ?
L'officier désigna la voiture noire d'où descendait pesamment un personnage aussi large que haut, emballé dans un vaste manteau à triple collet, un chapeau enfoncé sur la tête :
- Voici le docteur Eichhorn, dont cette malheureuse était la malade et qui nous a requis pour l'aider à la récupérer... Mais, qui est cette personne, à côté de vous ?
- Je pourrais dire que cela ne vous regarde pas mais je vais être bon prince car je suis pressé : cette dame est la seule qui se soit jamais réfugiée à Heidegg, c'est une émigrée française, la comtesse de Laudren et c'est aussi une grande amie de ma mère. Je suis venu la chercher cette nuit parre que ma mère, justement, est très malade et la réclame. Alors je suis pressé et je vous somme de me livrer passage !
Le médecin viennois s'était approché et avait entendu :
- Cela ne me surfit pas ! La femme que je cherche est dangereuse : elle se prend pour une princesse française et devient enragée quand on lui dit le contraire. Mes ordres, à moi, sont de la retrouver.
- Des ordres de qui ?
- Du chancelier d'Autriche en personne.
- Et depuis quand les ordres d'un Autrichien ont-ils force de loi en Suisse ? Nous ne sommes plus au temps de Guillaume Tell et, en outre, nous sommes envahis par les Français qui ne sont pas vraiment les amis de votre pays. Alors rentrez chez vous : il n'y a jamais eu de folle à Heidegg...
- C'est ce que nous allons voir ! Faites demi-tour. Vous venez avec nous ! Comme vous pouvez le constater, les soldats que voici sont français et j'ai tous les laissez-passer possibles...
- Vaudrait mieux retourner, monsieur le baron, dit le cocher. Ces gens ne nous laisseront pas aller. Ça nous prendra seulement un peu de temps !
C'était la sagesse. Ces soldats qui se disaient français, alors qu'il n'y en avait pas à Lucerne, ce médecin qui eût été peut-être bien en peine de montrer ses diplômes : on sentait la bande organisée, le mauvais coup d'intimidation dûment préparé, mais les malandrins étaient trop nombreux et, sans doute étaient-ils capables de tout.
- Soit, retournons ! soupira le baron Alphonse après un coup d'oil à sa compagne qui approuva silencieusement. Il fut cependant impossible d'échanger le moindre mot car, sans en demander la permission, l'officier monta dans la voiture et s'y installa entre les deux voyageurs, un pistolet à la main.
- Est-ce bien indispensable ? dit Pfyffer avec dédain.
- Oui. Pour m'assurer que vous ferez ce qu'on vous demandera...
Le retour vers Heidegg fut un cauchemar pour Laura. Elle craignait pour l'homme généreux qui lui avait accordé si large hospitalité, pour les gens du château... Elle redoutait aussi les réactions de Jaouen quand il les verrait revenir ainsi escortés. Il était capable de tirer dans le tas et de déchaîner une véritable tuerie. Les visages qu'elle avait pu apercevoir étaient ceux de forbans et celui qui les commandait ne déparait pas la collection.
Quand on fut au château, le baron reçut l'ordre de faire ouvrir et l'on remonta la pente vers la cour d'honneur. Josef accourut :
- Vous avez oublié quelque chose, monsieur le baron ? Et qui sont ces gens ?
- Non, mon ami. Quant à ces gens, ils prétendent s'emparer d'une folle nommée Grete Muller qui se ferait passer pour une princesse et à qui nous donnerions asile.
- En voilà une idée !
Le naturel de l'intendant était parfait et Laura l'eût admiré sans réserve si la silhouette plus inquiétante de Jaouen n'était apparue à cet instant, armée d'un fusil. Pfyffer éleva une main apaisante :
- Pas d'affolement ! Nous ne sommes pas en danger. Ils veulent seulement visiter le château...
Laura était inquiète : ils allaient trouver des traces de la présence de Marie-Thérèse et de l'enfant, Jacobea n'aurait certainement pas eu le temps de faire le ménage. Et le pas lourd du médecin et de quatre soldats dans l'escalier lui résonnait sur le cour. Les autres militaires et les " infirmiers " qui escortaient Eichhorn surveillaient la cour dans laquelle, à son étonnement, à son soulagement, elle vit apparaître Jacobea. Une Jacobea parfaitement calme et qui lui sourit sans rien dire, mais ce sourire signifiait tant de choses ! Et avant tout que la petite Elisabeth était à présent en sûreté au milieu de la marmaille de sa fille. Mais personne ne souffla mot et ces ombres muettes et immobiles figées dans la grande cour avaient quelque chose de surréaliste. On se serait cru dans le palais de la Belle au bois dormant après le passage de la mauvaise fée-Lé retour du médecin et de ses acolytes ranima l'ambiance. Le personnage était déçu et donc de mauvaise humeur :
- Il n'y a rien là-haut, grogna-t-il au bénéfice de l'officier. Une seule chambre occupée, un seul lit défait... le reste est dans un ordre parfait. Avec même un peu de poussière...
- Il y a encore tout ça à fouiller ! fit l'autre en désignant la métairie, la chapelle et les autres bâtiments agricoles.
Le baron tira sa montre et la consulta :
- Le jour se lève dans une heure, remarqua-t-il froidement. Les vendanges ont commencé hier et, à l'aurore, les cueilleurs de raisin viendront du village. Tâchez de ne pas mettre trop de désordre. On vous fera goûter le vin nouveau si vous le souhaitez...
L'invitation inattendue suscita des murmures de satisfaction, ce qui ne plut pas au docteur Eichhorn :
- Vous espérez enivrer mes gens ?
- En aucune façon, fit le baron en haussant les épaules. Vos gens, comme vous dites, ont passé une nuit blanche et fait cinq lieues pour rien. On leur donnera aussi à manger. Moi, avec votre permission, je repars pour Lucerne. Ma mère est toujours aussi malade et son impatience de revoir son amie doit l'épuiser...
- Et si je décidais de vous garder ?
- A quel titre ? De même, je vous conseille de ne malmener ni mes serviteurs ni mes biens. Vous êtes un étranger ici et je vous rappelle que je suis secrétaire d'Etat... et que les chancelleries existent toujours. Si j'ai à me plaindre, vous serez chassé et donc empêché de poursuivre vos recherches. Je vous salue, docteur ! Venez, Laura !
Personne ne s'opposa au départ du cabriolet qui reprit son chemin comme si de rien n'était. Laura ne retint pas longtemps son inquiétude :
- Je suis un peu perdue, dit-elle. Vous laissez ces gens chez vous, libres de tous leurs mouvements ?
- C'est la meilleure preuve de ma bonne foi. Je tfous avoue cependant qu'en revenant tout à l'heure, j'avais peur mais vous comme moi avons décidément de remarquables serviteurs : la disparition des traces du passage de Madame et de sa fille... la poussière même ! Ils ont du génie ! C'est pourquoi je crois que nous ne risquons plus rien...
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