Laura fit la moue en relevant un sourcil dubitatif :
- Le prince de Condé... et l'ancien évêque d'Autun, un prêtre défroqué se sont mis d'accord ? Difficile à croire.
- Sous le politique, il y a chez M. de Talleyrand-Périgord un grand seigneur, appartenant à la plus haute noblesse. S'il ne souhaite pas voir reparaître un membre quelconque de la famille royale, il ne supporte pas l'idée de l'assassinat physique ou moral d'une jeune princesse. Si elle tentait la moindre attaque contre le gouvernement, il serait son ennemi, mais elle est inoffensive et malheureuse. Cela suffit à lui valoir son aide. J'ajoute, conclut Rouget de Lisle, que se mettre à la traverse des projets de l'empereur d'Autriche n'est pas pour lui déplaire.
La méfiance de Laura pourtant ne cédait pas. Il y avait dans cette histoire quelque chose de tellement invraisemblable .
- C'est possible, concéda-t-elle. Cependant, les pouvoirs de M. de Talleyrand me semblent illusoires puisqu'il n'est plus ministre...
- Il ne l'est plus en titre et parce qu'il l'a voulu. Il est persuadé, en effet, que le Directoire n'en a plus pour longtemps et il a préféré se retirer, mais il a choisi son successeur : le citoyen Reinhard qui jusque-là représentait le gouvernement ici... en Suisse. C'est un homme paisible, qui a du sang des Cantons et qui est tout dévoué à son prédécesseur auquel il rendra sa place dès qu'on la lui demandera. Vous voyez que nos pouvoirs sont sérieux...
- Il se peut que vous ayez raison mais...
- Je vous en supplie, madame, laissez-vous convaincre, pria Philippe Scharre. Le temps presse !
- Admettons ! fit Laura. Nous allons nous préparer..
- Non... j'ai le regret de vous annoncer, madame, que je n'emmènerai ni vous... ni l'enfant.
L'amateur d'art venait enfin de s'arracher à l'armure milanaise qu'il semblait décidé à étudier dans tous ses détails. Laura le toisa :
- Qui êtes-vous, monsieur, pour me donner des ordres ?
Il s'inclina devant elle en homme qui sait son monde :
- A Dieu ne plaise, madame, que j'oublie mes devoirs à ce point en faisant fi de votre dévouement. Je suis le comte Léonard Van der Valck, diplomate en... disponibilité. Je suis également ami de Mgr le duc d'Enghien et de la princesse Charlotte de Rohan, sa fiancée. Ce sont eux qui ont veillé... et veillent encore de loin sur le jeune roi enlevé au Temple par le baron de Batz.
Inattendu, le nom atteignit Laura en plein cour :
- Vous le connaissez ?
- Je l'ai rencontré à Bruxelles. C'est un homme admirable mais je mentirais si je disais que je le connais. Pour des raisons qui me sont personnelles, j'ai offert de vouer ma vie, sans rien lui demander d'autre que sa confiance, à une princesse infortunée dont le sort ne saurait laisser indifférent aucun homme d'honneur. Je suis riche, libre de toute attache, et je n'aurai plus d'autre but dans la vie que lui assurer protection sans faille et dévouement total-Philippe Scharre vint à la rescousse :
- Je vous en conjure, madame, il faut avoir confiance. Je suivrai la princesse en tant que domestique du comte et je peux vous assurer qu'elle sera bien protégée parce que je ne les quitterai jamais. Vous me connaissez assez, à présent...
- Oui, Philippe, bien sûr... mais pourquoi ne pas emmener aussi l'enfant ?
- Parce qu'elles seraient un danger l'une pour l'autre. La petite Elisabeth passe pour votre fille. C'est à vous que le duc et la princesse la confient. Elevez-la comme si elle l'était...
- Sa mère n'acceptera jamais de s'en séparer. Elle l'adore et ce lui serait un affreux déchirement...
- En serait-elle moins séparée, intervint le Hollandais, si on l'enfermait à l'Irrenanstalt [xxxvii] de Vienne ou de quelque autre ville ? Il faut qu'elle accepte... au moins une séparation momentanée...
- Sera-ce une séparation momentanée ? interrogea Laura dont le regard s'efforçait de fouiller celui, si transparent, de cet étranger. Il soutint le muet examen sans ciller :
- L'avenir nous le dira et en ce qui me concerne, je ferai de mon mieux pour qu'une réunion soit possible un jour. Pour l'instant nous devons parer au plus pressé... - il consulta sa montre - et le temps nous est compté. Par grâce, Madame, si vous l'aimez...
Palpable, son angoisse se communiqua enfin à Laura :
- J'y vais ! Dame Jacobea est déjà en train de faire les bagages. Venez avec moi, Philippe ! Vous savez quelle confiance elle a en vous...
Tous deux se dirigeaient vers l'escalier quand Laura revint sur ses pas.
- Madame ! protesta Van der Valck avec impatience.
- Un mot encore. Que dois-je faire quand vous aurez emmené la princesse ? Je reste ici ?
- Non, dit vivement le baron Alphonse. Tandis que le comte prendra la route de Lenzbourg, je vous ramène chez moi à Lucerne : ma mère, dont vous êtes l'amie, est très malade et vous réclame : c'est du moins ce que nous dirons à ceux que nous allons très certainement rencontrer...
- Mais... Elisabeth ?
- Jacobea va la conduire à Gelfingen, chez sa fille qui a cinq enfants. Ceux qui cherchent la princesse penseront qu'elle s'est enfuie avec la petite et traqueront une femme avec un enfant. Vous-même partirez ensuite pour Baie. C'est au Sauvage que Josef vous amènera l'enfant. Ensuite vous pourrez regagner Paris sans inconvénient grâce aux passeports que M. de Talleyrand a fait établir spécialement pour vous. Vous aurez là-bas l'occasion de l'en remercier. Il y tient. Ensuite rien ne s'opposera à votre retour en Bretagne. Et maintenant, par grâce...
Laura n'avait plus rien à dire. Elle reprit son chemin et s'envola vers les hauteurs du château où Philippe Scharre l'avait précédée. La scène qui s'offrit à ses yeux quand elle pénétra chez Marie-Thérèse lui fendit le cour. Assise sur son lit, la jeune femme tenait la petite fille serrée dans ses bras, caressant des lèvres les boucles blondes, tandis que des larmes silencieuses coulaient lentement. Ce désespoir muet était bouleversant et Laura vint s'agenouiller près d'elles, cherchant vainement un mot un peu consolant... Elle se contenta de les envelopper dans ses bras. Alors, d'une toute petite voix, Marie-Thérèse murmura :
- On veut me la prendre, Laura... et elle est tout ce qui me reste ! Pourquoi ? Pourquoi ?
- Pour que vous viviez l'une et l'autre, fit Laura navrée. Ceux qui sont là ne veulent que votre bien et ce n'est... j'en suis sûre, qu'un mauvais moment de plus. C'est moi qui vais veiller sur Elisabeth et vous savez bien que je ferai tout au monde pour vous la rendre...
De son mieux, elle expliqua le plan prévu par le baron, Rouget de Lisle, Talleyrand et le Hollandais...
- Mais cet homme, je ne le connais pas ! Et vous voulez que je le suive ?
- Moi, je le connais ! Et je pars avec vous, dit Scharre qui aidait Jacobea à fermer un sac rétif. C'est un être extraordinaire et je vous servirai tous les deux de grand cour... Vite, Madame, je vous en supplie !
- Encore un instant ! Oh, mon Dieu, est-ce donc le sort des femmes de ma famille que de toujours se voir arracher leurs enfants ? Ma mère !... Oh, elle a montré tant de courage !
- Et elle pouvait craindre de ne jamais revoir son fils, dit tout bas Laura. Sur le salut de mon âme, je jure que vous reverrez Elisabeth ! Où que vous soyez je saurai la conduire vers vous... A présent laissez Jacobea l'emmener !
Marie-Thérèse enfin, desserra ses bras et, donnant à sa fille un dernier baiser :
- J'ai foi en vous, mon amie ! La pensée de cette parole que vous me donnez va m'aider à vivre...
Avec un calme soudain, elle remit la bambine qui, à peine éveillée, ne comprenait rien à ce qui se passait, aux mains tendres de Jacobea qui l'emporta dans une couverture tandis que Laura aidait la princesse à s'habiller. Ou plutôt l'habillait : celle-ci la laissait faire sans un mot, exécutant seulement les mouvements nécessaires. Elle semblait pétrifiée et les larmes coulaient toujours...
Soutenue par son amie, elle descendit l'escalier mais au moment de pénétrer dans la salle des Chevaliers, elle s'en détacha et ce fut seule, très droite, qu'elle alla vers celui qui prenait son destin en charge.
En la voyant apparaître si pâle, si belle cependant, dans son long manteau bleu, ses cheveux blonds relevés sous le large capuchon froncé que nouait un ruban de satin assorti, Van der Valck eut une exclamation où la compassion se mêlait à l'admiration. Il ébaucha le geste de tendre les mains vers ce fragile fantôme d'une époque révolue mais les laissa retomber. Il s'avança alors vers elle, vers ce regard traqué dont elle l'enveloppait mais, au lieu de saluer, il mit un genou en terre :
- Voulez-vous de moi, Madame, pour votre défenseur, votre serviteur, et votre fidèle compagnon ? A partir de cet instant, je vous offre ma vie...
- Etes-vous si malheureux, monsieur, pour avoir accepté d'attacher votre destin à une femme sans nom, sans passé et sans avenir ?
- Je n'ai pas accepté, Madame. J'ai demandé ce qui est pour moi une immense faveur...
Elle le regardait intensément à présent et quand il se tut elle eut un petit, très petit, très léger sourire en tendant une main qu'il baisa avec respect.
- Eh bien, me voici prête à vous suivre... Marie-Thérèse alors fit ses adieux à ceux qui restaient, remercia le baron Alphonse de son hospitalité et embrassa une Laura qui ne pouvait plus retenir ses larmes.
- A vous je ne dis qu'au revoir ! lui murmura-t-elle à l'oreille. Priez pour moi comme je prierai pour vous... et veillez bien sur elle !
Van der Valck la mena jusqu'à la berline dont Philippe Scharre venait d'escalader le siège et ramassait dans ses mains les rênes des quatre chevaux. Il l'y fit monter, étendit une couverture de fourrure sur ses jambes et, après lui en avoir demandé la permission, prit place auprès d'elle. Rouget de Lisle partit avec eux pour leur faciliter les passage des postes français qui, de Baie au lac de Constance, contrôlaient toute la longueur du haut Rhin formant frontière naturelle avec les Etats allemands...
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