- Je crois que nous pouvons la coucher sans souper, dit Marie-Thérèse sur les genoux de qui Jaouen l'avait déposée.

- D'autant, approuva celui-ci, qu'elle a partagé le repas des vendangeurs et mangé beaucoup de gâteaux. Un verre de lait devrait suffire.

- Si on arrive à le lui faire absorber, dit Laura qui, agenouillée, commençait à déshabiller la petite fille pour lui passer sa chemise de nuit. Exercice qui ne lui fit même pas ouvrir un oil. Sa mère alors la porta dans son petit lit placé dans la chambre de Laura ce qui ne présentait pas une véritable séparation car la porte de communication restait constamment ouverte. Laura voulait éviter à tout prix de paraître abuser de son statut de mère officielle et, en dépit de l'amour grandissant qu'elle portait à la mignonne, s'efforçait de se cantonner dans le rôle de gouvernante affectueuse. Le spectacle de sa princesse câlinant l'enfant, lui apprenant à lire, lui racontant des histoires ou coiffant avec amour, ses cheveux d'un blond si lumineux suffisait à l'emplir de joie. Et, en face de ce bonheur paisible, elle n'avait pas conscience de sacrifier quoi que ce soit de sa propre vie...

Ce soir-là, après le repas que leur servit Bina, les deux jeunes femmes s'attardèrent d'un commun accord à regarder une nuit chargée d'étoiles s'étendre sur le lac et sur les maisons de bois que leurs toits de chaume à quatre pans faisaient ressembler à des pyramides.

- C'est bien beau ! soupira Marie-Thérèse. Mais votre Bretagne ne vous manque-t-elle jamais ?

- Je mentirais si je disais non, mais ce n'est pas Saint-Malo que je regrette, même pas notre maloui-nière de Saint-Servan. Ce que je regrette, c'est mon petit manoir de Komer, au bord de l'étang de la Fée dans la vieille forêt de Brocéliande. Et Komer n'existe plus. Ce que j'aimerais, c'est le reconstruire... et vous l'offrir. Il m'arrive de penser qu'avec le temps il nous sera peut-être possible de rentrer en France. Et je crois que ma vieille forêt vous garderait aussi bien que les montagnes suisses...

- Vous m'en avez déjà parlé si bien que je voudrais y aller. Certes nous avons trouvé la paix ici mais vous n'imaginez pas à quel point je souhaite pouvoir respirer à nouveau l'air de mon pays natal.

- Versailles ?

- Oh non ! Versailles ne signifie plus rien maintenant. Une simple maison en France suffirait à mon bonheur. Et pourquoi pas les communs de votre manoir détruit ?

Laura se mit à rire :

- J'espère tout de même pouvoir vous offrir mieux si cela devient possible. Et puis vous avez, Madame, toute votre vie devant vous. Vous êtes si jeune ! Qui sait ce que Dieu vous réserve...

On allait le savoir très vite.

Vers minuit, tout dormait au château quand deux voitures s'engagèrent dans le chemin en pente qui menait à l'enceinte et à l'entrée fortifiée située dans la basse cour, entre laiterie et étables, et d'où l'on montait par un grand tournant à la cour d'honneur. Leurs lanternes étaient éteintes et sans doute aurait-il fallu parlementer longuement pour se faire ouvrir à cette heure de la nuit si le baron Alphonse, en personne, n'eût fait entendre sa voix, ordonnant qu'on lui ouvre. Encore, lorsque les voitures - le cabriolet du baron et une berline de voyage que menait Philippe Scharre -s'arrêtèrent devant la porte de la haute demeure, trouvèrent-elles Jaouen et Josef armés l'un d'un pistolet et l'autre d'un fusil :

- Une voix peut se contrefaire, monsieur le baron, expliqua le dernier, et quand vous venez au château votre courrier vous précède toujours.

- Je ne te reproche rien, Josef. Tu ne fais que ton devoir. Messieurs, si vous voulez bien me suivre, nous allons entrer. Josef, veux-tu demander à Jacobea de réveiller ces dames... et de préparer les bagages de... la princesse !

- Et de la petite Elisabeth sans doute ?

- Non... Venez, messieurs !

L'un de ceux qu'il introduisit dans la salle des Chevaliers était un gentilhomme - son allure ne laissait aucun doute sur sa qualité - grand, blond, d'une irréprochable élégance qui pouvait avoir une quarantaine d'années, avec un beau visage aux traits nets, volontaires, éclairé par des yeux dont la nuance oscillait entre le gris et le bleu. L'autre personnage, Laura accourue en robe de chambre, ses cheveux tressés en une épaisse natte glissant sur une épaule, le reconnut aussitôt. C'était Rouget de Lisle, cet ami d'un instant à qui elle devait d'avoir connu Bénézech. Ce fut lui qui s'avança vers elle tandis que les autres, rejoints par Philippe Scharre saluaient en silence. Elle ne cacha pas son étonne-ment ni son inquiétude : l'arrivée nocturne de ces gens ne lui disait rien qui vaille.

- Monsieur Rouget de Lisle ici ? Et avec vous, baron ? Puis-je demander ce que cela veut dire ?

Elle s'adressait à eux mais son regard rejoignait l'élégant inconnu qui, à l'écart, semblait se passionner pour le portrait du " Roi des Suisses ". Qui était cet homme et que venait-il faire là ?

- Ce monsieur vous sera présenté tout à l'heure, murmura le baron Alphonse, mais soyez dès à présent assurée qu'il n'est ici que pour le bien. La santé de Madame est-elle bonne en ce moment ?

- Parfaite, il me semble. Pourquoi cette question ?

- Pour savoir si elle peut entreprendre sur-le-champ un voyage. Il est urgent qu'elle parte... cette nuit même !

- Comment ? Partir ? Mais pour où ?

- Cela vous ne le saurez pas, mais voici M. Rouget de Lisle dont vous savez l'intérêt qu'il porte à Madame et qui est agent du ministre français des Affaires extérieures démissionnaire depuis juillet dernier, M. de Talleyrand-Périgord, qui vous en dira davantage.

- Je le croyais auprès de M. Bénézech ?

- M. Bénézech n'est plus au pouvoir, hélas, précisa l'interpellé. Il a été destitué sous l'accusation de trop grandes sympathies pour le parti royaliste... mais à part cela il va très bien et vous baise les mains, madame, ajouta-t-il en voyant se froncer les sourcils de la jeune femme. On n'en est plus aux... moyens radicaux. Cela dit, il faut en venir à l'affaire qui nous amène à cette heure tardive. En un mot : la princesse est en danger... en grave danger et il lui faut un autre asile...

- En danger ? Comme cela, tout à coup ? Et pourquoi le serait-elle aujourd'hui plus qu'hier ? Voici bientôt quatre ans que nous vivons ici sans voir personne...

- Parce qu'elle est devenue très gênante. Il faut vous expliquer. Le 10 juin dernier, à Mitau, en Courlande, la fausse Madame Royale a épousé son cousin le duc d'Angoulême après quatre ans de quasi-claustration à Vienne. Ce qui veut dire qu'elle est rentrée dans la vie publique et qu'elle fait désormais partie du paysage européen si j'ose dire...

- Grand bien lui fasse !

- Je crois que vous refusez de me comprendre, Madame. Cela veut dire que toute réapparition de la vraie princesse causerait une catastrophe pour beaucoup de monde. A commencer par le roi Louis XVIII qui a béni ce mariage en toute connaissance de cause...

- Il savait que ce n'était pas la vraie et il l'a mariée à son neveu ? articula Laura incrédule. Sans songer que les enfants à venir seront de simples bâtards ?

- Il n'y aura pas d'enfants à venir, et c'est là que réside la beauté de l'opération : le duc d'Angoulême ne... n'en a guère les moyens. Le Roi a désormais auprès de lui l'Orpheline du Temple, comme on l'appelle, autrement dit le plus magnifique drapeau pour sa cause. Qu'elle sache jouer son rôle est tout ce dont il se soucie et, je le répète, une réapparition intempestive serait désastreuse. Il souhaite donc qu'un événement aussi peu souhaitable soit définitivement écarté, et ses agents ont reçu des instructions dans ce sens...

- Le misérable ! gronda Laura. Il a toujours fait le maximum pour écarter Louis XVI et ses enfants du trône. Je sais qu'il est capable de tout.

- Voilà un point acquis, soupira l'auteur de La Marseillaise, mais Louis XVIII n'est pas le seul danger. Il y a surtout l'Autriche.

- L'Autriche ? Mais pourquoi ?

- Tant que la doublure de Madame vivait enfer mée à la Hofburg, il n'y avait rien à craindre mais, après le mariage, Vienne redoute une résurrection au moins autant que le roi de Mitau...

- Y aurait-il aussi, de ce côté-là, des sbires en chemin pour la tuer ? s'écria Laura avec indignation.

- Non. Le baron de Thugut, ministre de l'empereur, a trouvé mieux...

- Que peut-il y avoir de mieux que le tombeau ?

- L'asile de fous, madame ! C'est mieux qu'une prison parce que les cris des victimes sont attribués au délire et cela convient mieux à une diplomatie tortueuse qui a toujours préféré le lent étouffement à l'éclat du meurtre. C'est tellement plus silencieux ! Le silence est l'arme préférée des Habsbourg...

- Mon Dieu !... La pauvre enfant !

Accablée sous le poids de ces révélations monstrueuses, Laura s'était laissée tomber sur l'un des sièges de bois à haut dossier qui donnaient à la salle un vague air d'accueil, mais ce ne fut qu'un instant. Habituée au combat depuis trop longtemps, elle se releva aussitôt :

- Et que prétendez-vous faire d'elle ?

- L'emmener d'ici cette nuit. Un médecin alié-niste entouré d'un peu trop de serviteurs est arrivé à Lucerne hier. J'y étais moi-même depuis vingt-quatre heures, dépêché par M. de Talleyrand à qui un espion à court d'argent a vendu l'information, et je me suis rendu chez M. le baron Pfyffer, ici présent où j'ai rencontré Philippe Scharre...

Celui-ci s'avança et vint prendre la main de Laura qui tremblait en dépit de l'effort qu'elle s'imposait :

- Rien n'est plus vrai, madame ! La princesse est en danger, en grand danger, et c'est le prince de Condé qui vous le fait dire par ma bouche. La cache est éventée : il en faut une autre...