- Encore une prison ? Suis-je donc condamnée à être enfermée ma vie entière ?
Philippe Scharre alors s'était avancé, le chapeau à la main, avec tous les signes du plus profond respect :
- Non, Madame. Ceci est votre refuge, la demeure d'un gentilhomme qui, à la suite de ses ancêtres, a servi les rois de France avec honneur, bravoure et sagesse sans discontinuer. L'extérieur est austère mais l'intérieur vous sera accueillant comme ceux qui vous y attendent. Et cette porte s'ouvrira sous votre main chaque fois que vous le désirerez.
- Où sommes-nous ?
- En Argovie, Madame, et le nom de ce château est Heidegg.
- Chez qui ?
- Vous souvenez-vous, Madame, du colonel des cents Suisses qui vous a suivis, Leurs Majestés et vous, jusqu'à l'Assemblée, ce terrible jour du 10 août 1792, après avoir de son mieux protégé les Tuileries ?
- Comment l'oublier ? Le colonel-baron Pfyffer qui fut notre dernier défenseur avant que l'on nous jette au Temple ? Il faudrait que je fusse bien ingrate. Sommes-nous donc chez lui ?
- Presque. Chez son cousin, le vieux baron Franz-Xavier qui est le plus haut personnage de la puissante cité de Lucerne. Son fils, Alphonse, en est secrétaire d'Etat. La ville n'est qu'à cinq lieues d'ici et les barons y séjournent en famille. Vous serez chez vous à Heidegg dont l'intendant et son épouse vont vous faire les honneurs...
Un couple en effet s'avançait vers la voiture pour saluer les arrivantes, et Laura eut l'impression de retourner deux siècles en arrière. Sur sa longue robe noire à laquelle manquait seulement le vertugadin, la femme portait une ceinture orfé-vrée, une " châtelaine " dont le bout, descendant au genou, montrait un assortiment de clefs dorées. Les bretelles du corselet rouge et noir lacé de velours noir rejoignaient un col également rouge et noir. Des épaules se gonflaient les amples manches d'une chemise de lingerie blanche resserrées sous le coude. Les épais cheveux roux ramenés en chignon de nattes s'ornaient de rubans noirs sur le haut de la tête. Des chaînes d'or pendaient au cou de cette solide créature qui pouvait avoir une cinquantaine d'années et dont le large visage respirait la bonté et la détermination. Quant à l'homme aux cheveux gris, plus âgé qu'elle, il était vêtu sous un long gilet rouge et un habit chamois, d'une étrange culotte de daim à plusieurs rangs de crevés comme en portaient jadis, version velours ou satin, les seigneurs de la cour du roi Henri III. Il ne leur manquait à l'un comme à l'autre qu'une fraise empesée pour être en accord parfait avec le superbe portrait guerrier qui occupait la place d'honneur dans la grande salle des Chevaliers entre un assortiment d'armures, de bannières et d'écus. Celui-là était le grand ancêtre : Ludwig, le colonel-général des Suisses, celui qu'Henri III surnommait le " roi des Suisses ".
Quoi qu'il en soit, Josef et Jacobea Lerner - cette dernière était la filleule de la vieille baronne - se mirent entièrement au service des voyageuses. On leur donna de belles chambres avec d'imposants lits à colonnes, des tapisseries et des meubles tendus de velours rouge ou bleu où rien ne manquait pour le confort et surtout pas les grands poêles de céramique aux couleurs vives qui répandaient une si douce chaleur.
Ce fut là qu'une fois installées, Marie-Thérèse raconta comment elle avait vécu, à Huningue, la substitution qui s'était opérée avec tant de succès sous le nez même de tous les gens présents à la maison Reber.
- Vous vous souvenez de mon mécontentement en apprenant que Mme de Soucy avait obtenu le privilège d'emmener sa femme de chambre ? dit-elle. Eh bien, cette fille, je l'ai vue entrer chez moi à la veille de l'échange, sous le prétexte de m'apporter de l'eau chaude et je l'ai reconnue avec stupeur : c'était Ernestine Lambriquet, la compagne que ma mère m'avait donnée autrefois en disant que je devais l'aimer comme une sour. Elle me ressemblait un peu d'ailleurs et, en effet, je l'aimais bien. Elle m'a expliqué ce qui avait été tramé par le gouvernement et quelques amis pour éviter le scandale qui m'accablerait à Vienne lorsque mon état serait révélé... Je savais déjà que je n'irais pas là-bas, que quelqu'un prendrait ma place, et c'est la raison pour laquelle j'ai refusé le trousseau que l'on voulait m'offrir et qui ne serait pas aux mesures de ma remplaçante mais j'ignorais que ce fût elle et j'avoue en avoir été contente car elle sait tout de ce qui fut notre vie à Versailles ou aux Tuileries. Elle a passé la nuit dans la pièce qui dépendait de ma chambre et, dans la journée du lendemain, elle en est sortie discrètement, vêtue d'habits m'appartenant sous une grande cape pareille à la mienne et elle est allée se cacher dans la voiture où je suis montée à l'heure de la nuit qui était convenue mais, devant la maison Reber, c'est elle qui est descendue. Moi, je suis restée tapie au fond jusqu'à ce que Philippe Scharre vienne m'y chercher pour me dissimuler un moment dans une vieille maison au bord de la route. La suite vous la connaissez... et sans doute en savez-vous plus que moi sur ce qui doit être ma vie à présent ?
Il y avait dans sa voix une nervosité, une tension où Laura crut déceler des regrets. Avec beaucoup de douceur, elle demanda :
- Cette vie qui commence maintenant, étiez-vous d'accord pour l'accepter ou bien auriez-vous préféré aller en Autriche ?
- Vous savez bien que non. Je ne peux pardonner à l'empereur et à ses ministres de n'avoir rien fait pour sauver au moins ma mère. Alors il ne pouvait être question d'accepter d'épouser l'un de ces gens. En outre, je ne saurais envier le sort d'Ernestine. Je gage en effet qu'elle sera gardée à la Hofburg aussi étroitement que je le fus au Temple pour que nul ne s'aperçoive de la substitution...
- Pourquoi, en ce cas, a-t-elle accepté ? Elle vous aime à ce point ?
- Je ne sais pas si elle m'a jamais aimée. En revanche, je sais que la vie à Versailles lui donnait un vif regret de n'être pas princesse. Et moi je ne le suis plus...
- Les regrets sont-ils vôtres à présent ?
- Pas comme vous l'entendez. Ce qui va me manquer, c'est de n'être plus la fille de mes bons parents. Pour le reste je vous ai déjà confié ce rêve que j'ai fait d'un château solitaire, d'un jardin et d'un entourage composé seulement de gens que j'aime...
- Il se peut que vous le réalisiez ici ?
- Peut-être, mais je ne voyais pas les choses ainsi ! Devrai-je toujours habiter une sorte de tour... moi qui les ai en horreur ? Une maison paysanne, un jardin de curé feraient bien mieux mon affaire...
- Je n'en doute pas mais je pense que cette demeure répond simplement à une urgence et qu'il faut remercier Dieu de l'avoir trouvée. Ensuite, ceux qui veillent sur vous prendront sans doute d'autres mesures plus conformes à vos goûts... Pourquoi n'irions-nous pas en Bretagne ? ajouta-t-elle avec un enthousiasme qui amena un sourire à Marie-Thérèse. Je suis sûre que Votre Altesse s'y plairait car rien n'est plus beau qu'un printemps breton. Et puis il y a la mer...
- J'aimerais beaucoup en effet mais, de grâce, plus d'altesses ! Vous savez bien que je ne suis plus personne.
- Les rois en voyage ont toujours fait usage de noms d'emprunt. Votre oncle lui-même, dans son exil, se fait appeler le comte de Lille.
- Alors on aurait peut-être pu trouver autre chose que ce nom de Sophie Botta. J'aime bien Sophie, mais Botta ?...
- Cela doit correspondre à une réalité. Quelque part doit exister une femme portant ce nom et qui peut-être s'est retirée du monde ?
- Ou que l'on a fait disparaître...
- Il faut éviter ce genre de pensées si vous voulez être un jour heureuse !
- Heureuse ? Moi ? Ma chère Laura, je n'y crois guère. Ceux de ma famille ne sont pas faits pour le bonheur.
- Ne disiez-vous pas à l'instant que vous n'êtes plus de votre famille ? Et puis.. - Laura osa poser sa main sur la taille un peu épaisse de sa compagne - il y a celui... ou celle qui est là, encore invisible mais déjà si présent. Etre mère est la plus belle chose qui soit au monde...
Le beau sourire des temps heureux illumina soudain le jeune visage las :
- Vous dites vrai et je ne veux plus penser qu'à mon enfant. Au moins, dans mon exil, j'aurai le droit de le regarder vivre, grandir ! Et je veux qu'il m'aime autant que je vais l'aimer !
Si facile jusqu'à présent au point qu'il était impossible de s'en rendre compte, la grossesse de Marie-Thérèse prit une tournure plus pénible à mesure que passait le temps. Le régime de la prison, ses déplorables conditions d'hygiène et les tourments moraux ne constituaient pas une bonne préparation à l'enfantement même si, depuis l'été précédent ces conditions s'étaient beaucoup améliorées. Le long voyage aussi avait éprouvé un organisme délicat. Aussi, avec le sentiment de sécurité, vint le relâchement des contraintes qu'elle s'était imposées afin que son comportement soit conforme à sa naissance. Marie-Thérèse eut des nausées, des dégoûts, des crises de larmes. Elle refusait les miroirs - et chose étrange pour quelqu'un ayant tellement souffert de la prison ! -de quitter la belle chambre où Laura, Jacobea et Bina se relayaient pour lui prodiguer les soins les plus attentifs. Elle disait que les escaliers la fatiguaient et que le merveilleux paysage découvert de ses fenêtres suffisait amplement à ses besoins d'évasion.
- Nous sommes si haut qu'il me semble que je pourrais m'envoler. Ici je me sens comme un oiseau dans son nid...
Un peu inquiète d'une attitude tellement en contradiction avec les souhaits exprimés naguère, Laura, à la fin de l'hiver, fit part de ses soucis à Philippe Scharre qui réglait plus ou moins la vie du château, et fut choquée de le voir sourire :
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