- Ce n'est pas vraiment un cordial, objecta Laura. Les marins surtout en boivent, et pour une dame....
- Ai-je jamais été une dame ? fit l'ex-danseuse de l'Opéra, avec un frémissement de narine plein d'amertume. Et je souffre plus qu'un marin en pleine tempête...
Elle but son deuxième verre qui lui rendit des couleurs et même une légère pointe d'optimisme.
- Je sais où est ce Sardanapale, confia-t-elle à Laura. Je gagerais qu'il est en train de se vautrer dans le stupre avec cette affreuse Petit-Vanhove.
Puis, abandonnant la tragédie pour le ton aimable d'une habituée des salons : " Auriez-vous par hasard un grand couteau ? "
- Je pense, oui... mais pourquoi ?
- Je vais les égorger tous les deux ! Après je pourrai dormir tranquille...
Et Laura dut pendant deux heures se faire l'avocate du mari volage auprès de l'épouse outragée. Cela eut au moins l'avantage de lui changer les idées...
Quand Paris, enfin, se calma et que Jaouen fit pour Laura le récit de ce qui aurait dû être une grande aventure et n'était au fond qu'une série de coups d'épée dans l'eau même si cela se soldait par des morts un peu trop nombreux, il n'en donna que les grandes lignes sans s'appesantir sur les détails. Hormis un seul, l'effet produit sur lui par le vainqueur : ce Bonaparte sorti on ne savait d'où semblait l'avoir hypnotisé.
- Je n'ai jamais vu personne qui lui ressemble ! Si jeune, si volontaire et semblant se jouer des difficultés ! Son regard, froid, impérieux, est celui d'un aigle cependant que sa stratégie et sa façon de commander tiennent du génie ! Pardieu, ajouta-t-il avec rage, j'aimerais servir sous lui si je n'étais pas qu'un infirme !
- Que venez-vous me parler de votre infirmité ? lança Laura avec colère. Je sais des gens qui ont tous leurs membres et qui pour la force et l'adresse ne vous viennent pas à la cheville mais j'aimerais que vous vous souveniez que je n'ai, moi, aucune raison de m'intéresser à ce général je-ne-sais-trop-quoi ! Ce que je voudrais savoir, c'est ce qu'il advient de mes amis ! Avez-vous des nouvelles de Pitou et...
Dieu qu'il était difficile de dire devant lui le nom tant aimé ! Cependant la constante jalousie de Jaouen traduisait déjà ce " et " révélateur :
- Pitou est à la Force, sans doute aphone à force d'avoir clamé à tous les échos ses couplets incendiaires. Quant au baron de Batz, je l'ai vu disparaître à l'intérieur de l'église Saint-Roch et je n'en sais pas davantage, fit-il avec rudesse en se gardant bien de signaler que Jean était blessé. De toute façon, vous ne me l'aviez pas donné à garder !
- Je n'en aurais même pas eu l'idée ! riposta Laura. Et du Temple ? Pas de nouvelles ?
- Pas beaucoup. Tout y est calme mais on a doublé la garde par crainte que des partisans ne profitent des troubles autour des Tuileries pour tenter d'enlever la jeune fille. Mme Cléry que je suis allé voir - et qui vous assure de ses chauds sentiments ! - m'a dit que les visites étaient interdites pour quelques jours...
Comme, du côté du Temple, il n'y avait rien d'autre à faire qu'attendre, Laura se sentit l'esprit plus libre pour Batz. Elle avait bien compris les raisons, données par Pitou, de ne pas se revoir avant le coup de force mais puisqu'une fois de plus il était en fuite, pourquoi en quittant Saint-Roch n'être pas revenu dans cette maison qui lui avait été un refuge ? Crainte de la compromettre ? Ou bien après l'église et profitant de la situation troublée avait-il choisi de repartir au loin ? Cela, il fallait le savoir. Elle décida de se rendre au seul domicile qu'elle lui connût : la rue des Vieux-Augustins.
A sa surprise, elle y découvrit que Jean avait repris sa véritable identité. Comme elle demandait au patron de l'hôtel meublé si M. Nathey était toujours là, il la regarda en ricanant :
- Vous voulez dire le ci-devant baron de Batz ? Eh oui, comme on l'a rayé de la liste des émigrés, il a fait connaître son vrai nom. Ça ne lui a pas vraiment porté chance d'ailleurs. On est venu le cueillir ici comme une fleur...
- Qui est venu ?
- Qui voulez-vous que ce soit ? La police bien sûr!
- Il était rentré ici après... l'échauffourée ?
- Oui et j'aurais bien préféré qu'il aille se faire prendre ailleurs mais il était blessé et ma femme... enfin ce n'est pas à vous que je vais expliquer ce que sont les femmes...
- Blessé ? gémit Laura, la gorge soudain séchée. Grièvement ?
- Il est parti sur ses deux pieds en tout cas ! C'est un bras, il me semble. Oui, c'est ça... ma femme le lui a accroché dans un grand mouchoir.
- Vous devez avoir une bien bonne épouse, remarqua Laura un peu rassurée. Et vous a-t-on dit dans quelle prison on l'emmenait ?
- Je crois bien avoir entendu l'un des argou-sins dire que c'était au Plessis... Et comme Laura ouvrait de grands yeux interrogateurs il précisa : " C'est rue Saint-Jacques, dans le quartier des étudiants. Un collège qu'on a transformé en prison comme quelques-uns de ses pareils [xxxii]... mais c'est pas la peine de vous y précipiter, hein ? ajouta l'homme en voyant la jeune femme se hâter vers la sortie. Les conspirateurs on les met au secret, en général ! "
Elle était déjà dehors et courait à la recherche d'un fiacre. Elle en trouva un près des Halles et se fit conduire sur la montagne Sainte-Geneviève mais, ainsi que l'avait prédit le patron de l'hôtel de Beauvais, elle put seulement contempler avec accablement la façade médiévale de l'ancien collège fondé au XIVe siècle par le secrétaire du roi Philippe V le Long, Geoffroy du Plessis-Balisson. Contemporaine de la Conciergerie, la prison était aussi terrifiante et aussi bien gardée. Les sentinelles restèrent aussi muettes que les murs et Laura comprit qu'une offre d'argent servirait seulement à la mettre en danger. Elle rentra chez elle où Jaouen fit les frais d'une colère dont la peur était l'initiatrice.
- Pourquoi ne m'avez-vous pas dit que le baron de Batz était blessé quand il a cherché refuge dans Saint-Roch ? Et en ce cas pourquoi ne pas l'avoir suivi, aidé et...
- ... ramené ici, n'est-ce pas ? Pour l'excellente raison qu'il aurait fallu me jeter dans les feux croisés des belligérants et que je ne voyais pas en quoi cela pourrait l'aider que je me fasse tuer.
- Peut-être, mais pourquoi m'avoir caché sa blessure ?
- Afin d'éviter ce qui se produit en ce moment : que vous vous mettiez la tête à l'envers au sujet d'un fait contre lequel vous ne pouvez rien. Cela dit, je suis persuadé qu'il savait où trouver du secours... Vous oubliez que cet homme se promenait à visage découvert dans Paris et en pleine Terreur...
- Je n'oublie rien. Quant au secours, je vais vous dire où il l'a mené : à la prison du Plessis d'où il ne sortira peut-être que pour aller à la mort ! Vous voilà content, j'espère ?
Elle éclata en sanglots et alla se jeter sur la petite chaise longue où elle aimait se reposer. Jaouen, lui, ne bougea pas, ne fit pas un geste vers elle, sachant bien qu'il ne servirait qu'à le rendre plus odieux. Il la regarda pleurer un moment puis, sans un mot, il sortit du petit salon et alla trouver Bina :
- Essaie de la calmer ! Moi je sors. J'ai besoin de prendre l'air...
- Que se passe-t-il ?
- Toujours son maudit baron ! grogna-t-il avec un haussement d'épaules désabusé. Elle a appris je ne sais comment qu'il a reçu une balle dans le bras et qu'ensuite il a été arrêté. La blessure je savais mais j'ignorais qu'on l'avait pris.
- Ce n'est tout de même pas de ta faute... Tu sais, Joël, il y a des moments où je pense qu'il aurait mieux valu pour nous de rester au pays.
Pour elle aussi parce que je crois bien qu'on la gêne plus qu'on ne la sert...
- Libre à toi de rentrer ! Moi je ne la laisserai jamais seule dans une ville où elle a déjà failli périr trois ou quatre fois !
La Convention cependant vivait ses derniers jours. Il lui fallait laisser la place aux nouvelles assemblées qu'implantait la Constitution de l'an IV. Elle se sépara le 26 octobre après avoir pris un dernier décret : la place de la Révolution, ex-place Louis-XV, porterait désormais le nom de place de la Concorde...
Deux jours plus tard, le nouveau conseil des Cinq-Cents faisait choix de cinq directeurs chargés de l'exécutif. Ce furent La Reveillère-Lépeaux, Rewbell - deux anciens avocats - Letourneur, ancien officier du génie, l'omniprésent Barras et l'ex-abbé Sieyès : cinq régicides parmi lesquels le " vicomte à l'ail " n'allait pas tarder à rejeter les autres dans l'ombre. N'avait-il pas dans sa manche cette arme absolue qui s'appelait Bonaparte ?
Le 2 novembre, ces messieurs - moins Sieyès qui jugeait avec méfiance l'honneur qu'on lui faisait -prenaient possession du palais du Luxembourg que ses divers avatars avaient réduit à l'état de magnifique coquille vide : point de meubles et des salons dans un état déplorable. On s'y installa tant bien que mal, bientôt rejoints par Lazare Carnot, surnommé l'Organisateur de la victoire, désigné à la place de Sieyès et qui allait leur mener la vie dure. Il avait un affreux caractère et n'était jamais content de rien.
Un peu avant, les Cinq-Cents établirent leurs pénates dans l'ancienne salle du Manège, au bout du jardin des Tuileries, cependant que le " vénérable " Conseil des Anciens demeurait seul aux Tuileries dans les anciens locaux de la Convention.
Le rideau se levait sur le Directoire...
L'un de ses premiers actes fut d'amnistier le baron de Batz devenu par trop encombrant.
Dans sa prison, en effet, celui-ci s'agitait comme un diable dans un bénitier. Fort de sa radiation de la redoutable liste des émigrés, il criait au scandale et à l'injustice - puisqu'il avait été arrêté sur une simple dénonciation - et exigeait qu'on le mît en liberté ou qu'on le traduisît en justice afin de " faire connaître dans les débats publics, ce qu'avaient été ses prétendus crimes et combien de fourberies, combien d'atrocités sanglantes avaient [eu lieu] sous le titre de Conspiration de Batz [xxxiii] ".
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