Or, de travaux, il n'en avait guère. L'Ami du peuple où autrefois il jouait un rôle si excitant d'agent double ne marchait plus qu'au ralenti. En revanche, les Annales politiques et littéraires fleurissaient toujours ; malheureusement, elles payaient peu. Il fallait donc trouver une solution et il pensa alors que chanter ses ouvres dans la rue, comme beaucoup d'autres le faisaient déjà, pourrait mettre un peu de beurre dans les épi-nards qui eux-mêmes se faisaient rares. Bien entendu, il n'était pas question pour lui de pousser la romance. Ce qu'il voulait être, c'était chansonnier, c'est-à-dire appliquer une musique connue sur des paroles tenant davantage du pamphlet que de l'élégie.
Plein d'ardeur, il concocta donc quelques couplets sur la maladie à la mode : l'agiotage - celui du papier par exemple qui faisait monter son traitement de journaliste à un sou par jour ! -, puis courut les faire imprimer en quelques exemplaires. Le lendemain, dès l'aube, il s'en allait errer dans le quartier des Halles où il s'était déjà fait connaître du temps où il était garde national. A cinq heures l'aurore était fraîche et belle, et Pitou mit quelque temps tout de même à choisir un emplacement : il opta pour la façade du cabaret de L'Homme-Armé où il s'adossa. Puis, après s'être raclé la gorge deux ou trois fois pour s'éclaircir la voix autant que pour lutter contre le trac, il se décida et, sur l'air du Réveil du peuple, il lança :
Fils de Pélops et de Tantale Homicides agioteurs Faites une fête royale De notre sang et de nos pleurs. Le malheur présent nous l'atteste, Nous n'avons rien à ménager ; Amis le désespoir nous reste II suffira pour nous venger...
Un peu tremblante au départ, sa voix se fait plus claire, plus assurée. Tandis qu'il vitupère en quelques couplets les puissants de l'heure, les gens s'arrêtent, se massent autour de lui, séduits par l'audace de la chanson qu'ils applaudissent à tout rompre quand elle est finie. On demande même une seconde édition et Pitou s'exécute avec plus de flamme et même improvise de nouveaux couplets qui déchaînent l'enthousiasme tant et si bien qu'à la fin il se retrouve enroué...
- Un chanteur sans violon ça sonne comme un pot cassé, lui confie alors une poissarde en lui donnant son obole. En attendant, tu ferais bien, mon garçon, d'entrer là-dedans boire un pichet. Ça t'éclaircirait la voix et les idées !
Le conseil était bon, Pitou le suivit et choisit un coin tranquille pour compter sa recette. Elle était encourageante : il avait reçu l'équivalent de cent écus... en papier mais ce n'était qu'un début et il se promit de faire mieux car il n'était guère que six heures et demie. Cependant, la sagesse lui commandait de rentrer chez lui sans attendre que des gens plus huppés - qui se lèvent tard par définition ! - fissent leur apparition. Il était sûr, ainsi, de ne pas être reconnu et de pouvoir gagner quelque argent en toute clandestinité.
Sa journée n'étant pas terminée, il fit un peu toilette puis s'en alla aux Annales politiques et littéraires rédiger le compte rendu de la séance de la Convention. Au retour, une idée lui vint quand, au coin de la place Dauphine, il trouva l'un des innombrables charlatans qui émaillaient Paris occupé à vendre une potion suisse, entouré de musiciens qui faisaient rage de leurs instruments pour attirer le chaland. Il se souvint alors de l'apostrophe de la poissarde signalant qu'un chanteur sans violon sonne comme un pot cassé. Il lui faut de la musique mais, pour le moment, un seul instrument lui suffira. Alors, profitant d'une pause, il s'en va parler à l'oreille d'un des musiciens. L'accord est conclu : le marchand de remèdes miracles ne faisant son apparition qu'à huit heures, ses accompagnateurs sont libres jusque-là. Le lendemain, à cinq heures, Pitou retrouvait son nouveau soutien dans un petit cabaret de la rue du Puits, près des Halles, et tous deux faisaient le plan de leur prochaine prestation en buvant du cassis. Le résultat fut probant : à six heures et demie, les deux compères pouvaient se partager quatre cents francs en assignats.
Cela dura une quinzaine de jours jusqu'à celui où, arrivant à la Convention, dans la tribune de la presse, Pitou se vit l'objet de mauvaises plaisanteries et comprit que son secret matinal était éventé.
Froissé, il remit aussitôt sa démission de rédacteur aux Annales politiques et littéraires, " Laissant ses collègues aigris par la faim à leurs articles et à un jeûne qu'ils estimaient glorieux [xxxi]...". Le résultat fut que Pitou augmenta son orchestre, cessa de se cacher et gagna plus d'argent, parce qu'il malmenait plus que jamais la Convention et que son public l'applaudissait toujours davantage. La conjoncture politique lui offrait en effet de quoi exercer largement sa verve satirique. Et surtout, la nouvelle Constitution votée par les députés le 5 fructidor an III, autrement dit le 22 août 1795. C'était il est vrai une drôle de chose que cette Constitution qui offrait à la fois tout et son contraire. Cependant, elle venait d'accoucher du suffrage universel... et le début était encourageant.
Tout Français était électeur pour peu qu'il paie une contribution foncière ou personnelle, si minime fût-elle. Cette obligation était même supprimée pour les " braves défenseurs de la Patrie " qui ouvraient si vaillamment aux frontières et en Vendée où, dès l'annonce de la mort de Louis XVII, Charette avait repris les hostilités.
Le second point était tout aussi intéressant : le vote devait se faire au scrutin secret et non plus à haute et intelligible voix, ce qui autorisait les pires contraintes. En outre, on n'élirait pas seulement les députés mais aussi les juges, les représentants des assemblées municipales et départementales, et même les fonctionnaires. Vaste programme que l'on se hâtait de restreindre dès les paragraphes suivants. Ces mirifiques élections seront à deux degrés : le tout-venant aura juste le droit d'élire des " grands électeurs " choisis parmi l'élite des gens aisés, propriétaires et grands bourgeois qui seront environ vingt mille pour toute la France. Et ceux-là seulement seront habilités à choisir les futurs dirigeants. Drôle de suffrage universel !
Avec l'aimable concours de ces notables, on allait créer deux chambres : les Cinq-Cents et le Conseil des Anciens, deux fois moins nombreux. Quant à l'exécutif, il serait assuré par cinq Directeurs élus par les députés et nommant à leur tour les ministres. Mais ces cinq potiches ne pourraient disposer des fonds publics ni proposer les lois. Et pour faire bonne mesure, la Convention, prenant une utile précaution, vota le décret des deux tiers qui déclarait que sur sept cent cinquante élus, cinq cents, soit les deux tiers, seraient pris obligatoirement parmi les conventionnels sortants. Néanmoins, pour masquer cet abus de pouvoir, on décida aussi qu'il serait ratifié par toute la nation au moyen d'un double plébiscite arrêté pour le 1er vendémiaire an IV, 23 septembre 1795. Dans ces conditions, on imagine que Pitou avait largement de quoi se mettre sous la dent. Et il l'avait fort dure.
Un matin où, appuyé à une maison à quelques pas de l'Homme-Armé, il chantait à pleine voix les bienfaits de la monarchie et les abus de la Révolution - il y avait beaucoup de monde et les assignats pleuvaient -Pitou aperçut soudain dans la foule une figure connue qui lui faisait un signe discret. Il acheva sa chanson, s'excusa auprès du public et s'en alla prendre par le bras l'arrivant qui l'entraîna dans le cabaret.
- Après ce bel exercice vous devez avoir soif, mon cher Pitou ? dit Batz en frappant dans ses mains pour appeler la servante. Mais je vous félicite : vous avez beaucoup de talent..
- Ça vous a plu ?
- Je serais difficile ! Mais ne prenez-vous pas un peu trop de risques ? Combien de fois êtes-vous allé en prison cette année ?
- Deux.
- La troisième vous guette... à moins que les choses ne changent suffisamment vite pour que vous vous retrouviez dans la peau d'un prophète ou d'un héros...
- Et, à votre avis, elles devraient changer ?
- Cela dépend d'hommes déterminés. Je ne vous apprendrai pas que le plébiscite a lieu demain : 1er vendémiaire an IV ajouta-t-il sur le ton de la dérision. Et je gagerais que le résultat fera se lever l'émeute. Surtout s'il est positif, ce qui sera le cas !
- Pourquoi ?
- Parce que certains voteront sous la contrainte et que, de toute façon, les résultats seront truqués. En province tout au moins, et comme je peux vous garantir que Paris votera contre le décret des deux tiers, il ne sera pas content du tout. Pour ma part je ferai en sorte qu'il le soit encore moins...
- Vous allez vous faire émeutier, vous ?
- Pourquoi pas ? fit Batz avec arrogance. On ne fait pas d'omelette sans casser d'oufs et notre parti n'aura jamais de meilleure occasion d'en finir avec cette misérable Convention où beaucoup d'assassins demeurent encore !
- Je serais assez d'accord avec vous, baron. Je l'ai toujours été, d'ailleurs. D'où partira la rébellion ?
- Notre vieille section Le Pelletier où plane toujours l'ombre de notre cher et grand Cortey. Son souvenir y est vénéré et c'est lui qui nous mènera au combat ! Quant à vous, mon cher Pitou, j'espère que vous serez le chantre de notre Iliade et que votre voix convaincante nous aidera à rameuter les hésitants !
- Vous pouvez compter sur moi.
- Je n'en ai jamais douté, fit Batz avec émotion en lui présentant une main que Pitou serra vigoureusement. A présent, je vous rends à votre public : il s'impatiente...
- Il attendra encore un peu. Je voudrais que vous répondiez à une question. Savez-vous que miss Adams passe à présent tout son temps entre la Rotonde et la Tour du Temple ? Qu'elle a réussi à approcher enfin sa princesse ?
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