- Oui, le temps du malheur nous a permis de mesurer l'attachement de nos amis... et aussi l'indifférence de beaucoup d'autres. Les rois savent pourtant que le cour d'un courtisan est souvent bien sec...

- C'est une question de nature humaine, Madame, dit doucement Laura, mais à présent le tri est fait : il n'y a plus autour de vous que des cours dévoués.

- Je ne gagerais pas sur tous, corrigea Mme de Chanterenne. Et surtout pas, par exemple, sur cette soi-disant Bourbon-Conti qui nous accable de ses affections mais se montre particulièrement indiscrète. Les questions qu'elle pose embarrassent souvent Madame.

- Moins que celles que moi je me pose, dit Marie-Thérèse avec tristesse, et auxquelles ni elle, ni vous Renette, ni vous sans doute miss Adams ne voulez répondre. Tout le monde dit qu'on m'aime mais personne ne veut m'apprendre le sort de ma bonne mère, de ma chère tante. Quant à mon frère, je crois qu'il doit être fort malade car je n'entends plus de bruit chez lui...

Laura osa prendre dans les siennes les mains de l'adolescente et les y garder :

- On ne peut dire que ce que l'on sait. Les hommes de gouvernement ont toujours eu le goût du secret.

- Et ceux qui m'entourent y sont soumis sans doute...

Le thé apporta une agréable diversion, après quoi Laura demanda la permission de prendre congé.

- Nous vous accompagnons, dit la princesse. Il est l'heure d'aller au jardin : le concert va commencer. Allez-vous y prendre part ?

- Pas ce soir mais si j'en crois ce que m'a dit Mme Cléry, Madame devrait avoir aujourd'hui beaucoup mieux que moi : le célèbre chanteur de l'Opéra, Jean Elleviou, que je connais bien, a souhaité venir chanter pour elle.

- Vraiment ? Oh ! quel plaisir ! s'écria-t-elle en battant des mains.

- En ce cas il ne faut pas être en retard, ajouta Mme de Chanterenne qui semblait ravie elle aussi, même si Laura pensa que son départ à elle entrait peut-être un peu dans ce ravissement. Entre elle et la " chère Renette " le courant sympathique ne passait pas. On descendit donc et ce fut sous les arbres que Laura refit sa belle révérence.

- Vous reviendrez bientôt, n'est-ce pas ? dit Mme Royale en lui tendant une main qu'elle baisa.

- On m'accorde trois visites par semaine et je n'aurai garde d'en manquer une seule., sauf si Madame ne souhaitait plus me voir...

Dans les jours qui suivirent, Laura vint avec une grande exactitude. Elle rencontra deux fois Mme de Tourzel et Pauline et, à elles trois, elles s'ingénièrent à composer pour leur petite princesse un semblant de cour où l'on potinait autour des dernières nouvelles, ce qui mettait la surveillance de Mme de Chanterenne à assez rude épreuve. Le sourire joyeux de Marie-Thérèse était la plus belle récompense en même temps qu'il savait à merveille effacer les plis désapprobateurs du visage de " Renette " !

Pourtant, comme Laura arrivait, un après-midi, portant comme d'habitude un bouquet de fleurs - cette fois c'étaient des lys - Mme de Chanterenne vint l'accueillir dans l'antichambre en refermant derrière elle la porte du logis de Madame Royale. Elle semblait extrêmement émue :

- Je ne sais si vous pourrez la voir, chuchota-t-elle d'une voix oppressée. Un véritable drame s'est produit hier. J'avais dû m'absenter pour me rendre, avec la permission du Comité, auprès de ma sour malade, et Madame était seule pour recevoir cette peste de Montcairzin. En revenant j'ai trouvé la princesse dans un état affreux : l'aventurière - car elle ne peut rien être d'autre ! - lui a appris le sort de sa mère, de sa tante et de son frère. Gomin était auprès d'elle et il avait fait partir cette femme. La pauvre enfant n'a pas cessé de pleurer ; elle s'est même évanouie deux fois...

- Mon Dieu, la pauvre petite ! murmura Laura. Apprendre tout cela d'un coup ! Cette Montcairzin doit être folle !

- Aussi vais-je faire en sorte qu'elle ne mette plus les pieds ici. Dès ce soir et avant de rentrer chez moi, je me rendrai au Comité de sûreté générale...

- Je vous y conduirai, si vous le voulez. J'ai retenu une voiture ; après quoi on vous ramènera rue des Rosiers...

- Vous feriez cela ? Oh, c'est tellement aimable à vous !

Elle semblait vraiment désemparée avec même des larmes dans les yeux et Laura, du coup, la trouva plus sympathique : elle devait s'être réellement attachée à Marie-Thérèse...

- Permettez-moi de la voir ne fût-ce que cinq minutes, plaida Laura. Ensuite je vous attendrai en bas...

- Non, entrez ! Vous lui ferez peut-être du bien. En pénétrant dans la chambre, elle trouva

Marie-Thérèse étendue sur le canapé. Elle serrait dans ses bras un petit chien au pelage blanc taché de brun, sans race bien définie.

- C'est Coco ! expliqua Mme de Chanterenne. Je le lui ai fait apporter maintenant qu'elle sait. Ce chien était celui de son frère...

- Il avait un chien avec lui dans le cachot dont l'a sorti le citoyen Barras ?

- Non. Il était chez l'un des gardiens. Et j'ai pensé que cela aiderait Madame de l'avoir...

- On dirait que vous avez vu juste et c'est gentil d'y avoir pensé...

Comme Laura approchait, Coco échappa aux bras de Marie-Thérèse et vint à elle en remuant la queue et en quêtant une caresse qu'on ne lui refusa pas. Elle le prit même dans ses bras pour le rendre à la princesse qui tournait vers sa visiteuse ses grands yeux bleus rougis par trop de larmes :

- Vous saviez aussi ?

- Oui, dit Laura en s'agenouillant près du canapé. Je savais.

- Et vous ne m'avez rien dit...

- Si je n'avais juré de me taire, je n'aurais pas eu la permission de venir jusqu'à vous. Je pense d'ailleurs qu'il valait peut-être mieux vous cacher encore un moment cette horreur.

- Mon Dieu ! Mais pourquoi ? Jours et nuits cette pensée me tourmentait : que sont-ils devenus ? Et il m'a fallu l'apprendre par cette personne qui se dit ma cousine et que cependant je n'arrive pas à aimer. J'aurais beaucoup préféré être instruite par Mme de Chanterenne ou par vous. Or c'est Mme de Montcairzin qui s'est montrée ma véritable amie...

- Je ne crois pas. A Dieu ne plaise que je l'accable, mais la décision du Comité était peut-être sage. Après votre claustration, vous aviez besoin de reprendre des forces et du goût à la vie...

- C'est pourquoi l'on ne m'a donné que des robes de couleur et pas de noir alors que je devrais être en grand deuil ! fit Marie-Thérèse avec amertume.

- Le deuil est dans le cour, Madame, pas dans quelques aunes de tissu. Vous êtes jeune... et belle comme l'était sans doute la Reine votre mère à votre âge et il faut songer à vous, à l'espoir que vous représentez pour nombre de Français. Tous ne sont pas criminels, et vous avez une multitude de sujets qui...

- Sujets ? Je n'ai pas hérité du Roi mon frère...

- Plus que vous ne croyez. La République a détruit toutes les lois royales. La loi salique comme les autres.

Les larmes ne coulaient plus à présent. L'air soudain rêveur, Madame Royale caressait le petit chien en silence mais, depuis un instant, Mme de Chanterenne donnait des signes d'agitation. Elle finit par balbutier une vague excuse et, saisissant Laura par un bras, elle l'attira à l'écart :

- Etes-vous folle de dire des choses aussi dangereuses ? Je devrais vous signaler au Comité de sûreté générale...

- Mais vous n'en ferez rien. Dans les très grandes douleurs, on a besoin de se raccrocher à quelque chose, fût-ce un rêve ou une illusion. Madame est du sang des rois et elle aime la France si grand que puisse être le mal qu'elle en a reçu...

Mme de Chanterenne haussa les épaules :

- Cela ne lui servira de rien ! D'ici quelques mois elle partira pour Vienne, épousera un archiduc et se perdra au milieu des innombrables princes Habsbourg. Alors pourquoi faire miroiter l'impossible à ses yeux ?

- Pour qu'elle ait encore envie de vivre. Parce que si elle a dans le cour un grand amour de son pays - ce que je crois ! -, elle l'emportera avec elle et fera de son mieux, là où elle sera, pour en défendre l'image et les intérêts. A présent prévenez le Comité si cela peut mettre votre conscience en repos !

- Vous savez bien que je ne le ferai pas. Vous ne m'empêcherez cependant pas de penser que, pour une Américaine, vous agissez comme si vous étiez née sur cette terre que vous semblez tant aimer !

Ce n'était pas la première fois que Laura entendait ce genre de remarque et elle savait comment y répondre :

- La France a puissamment aidé les Etats-Unis à obtenir leur liberté... et vous ne m'empêcherez de penser que, pour une aristocrate - car vous en êtes une à coup sûr ! -, vous agissez comme si vous étiez née du côté du club des Jacobins.

Laura savait parfaitement que la particule d'un nom ne signifie pas forcément la noblesse mais elle pensait que Mme de Chanterenne serait sensible à la flatterie, même si elle était assaisonnée d'un reproche. Ce fut ce qui se passa et, le reste de l'après-midi, les deux femmes conjuguèrent leur affection pour apaiser la grande douleur d'une enfant de seize ans...

Au moment où Laura allait partir, Marie-Thérèse la retint par la main :

- Je ne désire pas du tout un trône vous savez ? Il m'est souvent arrivé de rêver que ma vie s'écoule dans un château solitaire entourée de personnes fidèles qui m'aiment comme je les aime, où je me promène dans un jardin tranquille en nourrissant mes bêtes comme jadis à Trianon. Mon regard s'envole par-dessus des hauteurs boisées et les gens que je rencontre ne se doutent pas de qui je suis...

Depuis sa dernière sortie de la Force, Ange Pitou s'était trouvé confronté à un constat pénible : la misère le guettait. Cela ne faisait pas de lui un cas isolé dans une ville où un simple morceau de pain se payait en centaines d'assignats, mais c'était tout de même extrêmement ennuyeux. Non que le journaliste fût un inconditionnel du faste mais une honnête aisance lui semblait la juste rétribution de ses travaux.