- Si cela ne dépend que de moi, ce sera demain. Venez, allons prendre un bon repas dans un endroit que je sais...
Quelques heures plus tard en effet " Miss Adams " quittait les Tuileries où siégeaient toujours et la Convention et un Comité devenu tout de même moins redoutable qu'il ne l'avait été. Dans sa poche, elle emportait l'autorisation de se rendre trois fois la semaine auprès de " Marie-Thérèse Capet ". Elle en aurait pleuré de joie car elle n'aurait jamais imaginé pouvoir en obtenir autant. Ses remerciements au colonel Swan furent en proportion de sa reconnaissance.
- J'ai honte d'être venue vous voir uniquement pour vous demander quelque chose alors que je suis à Paris depuis tant de jours mais...
- ...mais c'était Batz que vous vouliez revoir, n'est-ce pas ?
- Oui. A vous je peux l'avouer. Je voulais le revoir.
- Et je pense que vous l'avez revu, dit-il en considérant le joli visage blond que le seul nom de Jean venait d'illuminer. Moi aussi je l'ai revu.
Laura tressaillit :
- Il y a longtemps ?
- La semaine dernière. Il était... de passage juste le temps de vérifier qu'il a été rayé de la liste des émigrés puis il est reparti.
- Pour Bruxelles encore ?
- Non. Sa terre de Chadieu, mais ne me demandez pas ce qu'il voulait y faire, je n'en sais rien...
- Il va revenir, j'espère ?
La voix de Laura s'était faite brève, sèche. Elle se sentait blessée que Jean ne lui eût pas donné au moins signe de vie. Pourquoi ne l'avait-il pas appelée ? Pourquoi ne l'avait-il pas emmenée avec lui ? Ne fût-ce que quelques jours ? Elle avait tellement envie de connaître ce domaine si bien caché où il avait espéré amener le jeune roi...
- Il y a des questions auxquelles je ne peux répondre, fit placidement Swan qui lisait à livre ouvert sur les traits si mobiles de la jeune femme, mais il ne devrait pas tarder à rentrer. N'oubliez pas qu'il n'en a pas encore fini avec la Convention. Elle est toujours debout en dépit de tous les coups qu'il lui a portés. Alors je ne le vois pas bien aller enfiler des pantoufles au fin fond de l'Auvergne...
Laura se mit à rire, soudain détendue :
- Vous l'imaginez vraiment avec des pantoufles aux pieds ?
- Oh non ! Que ce soit en Auvergne ou ailleurs, je ne le vois pas dans cet exercice. Allons, Laura, ne vous tourmentez pas ! Vous n'avez rien à craindre...
- Pourquoi dites-vous cela ?
- Parce que lorsque l'on prononce votre nom, on voit dans ses yeux une lumière... la même exactement que celle qui a brillé tout à l'heure dans les vôtres lorsque j'ai prononcé le sien. Je vous souhaite à tous deux beaucoup de bonheur...
En quittant Swan, Laura s'étonnait encore de cette clairvoyance du cour, surprenante à tous égards chez ce joyeux vivant qu'elle savait solide en amitié sans doute mais dont la passion des affaires semblait occulter tout autre sentiment. Mais, après tout, les miracles cela existe aussi.
Quelques jours plus tard, vêtue avec élégance mais sans faste d'une robe de jaconas blanc rayé de jaune et coiffée d'un chapeau-bergère en paille garni de rubans blancs et jaunes, un bouquet de rosés à la main, elle présentait son laissez-passer et son droit de visite à l'entrée du Temple, traversait le vieux palais passablement abîmé, franchissait le mur d'enceinte de six mètres construit par Palloy, le démolisseur de la Bastille, pour isoler la tour, et qui n'avait qu'un seul accès bien gardé où elle montra encore ses papiers. Puis elle traversa le jardin où les marronniers mettaient une ombre fraîche et où poussaient quelques fleurs, pour enfin passer la porte basse dont elle gardait le souvenir [xxx]. Là, un homme d'une trentaine d'années la reçut avec un salut courtois : elle savait que c'était Gomin, ce commissaire si compatissant tombé sous le charme de sa prisonnière et devenu presque son serviteur. A sa suite et le cour battant, elle enjamba des guichets à présent ouverts et monta les quelque cent quatre-vingts marches de pierre séparant le rez-de-chaussée du troisième étage où logeait la princesse. Il y avait là une porte en chêne cloutée mais elle était ouverte comme celle, en fer, qui lui faisait suite, et la visiteuse se trouva alors dans une antichambre. En face d'elle une dernière porte, à petits carreaux celle-là, à laquelle Gomin vint frapper. Une femme apparut, c'était bien sûr Mme de Chanterenne. Son regard inquisiteur effleura Gomin pour s'arrêter sur la visiteuse.
- La citoyenne Laura Adams, de Boston en Amérique, a reçu permission de venir saluer Madame. Voici l'autorisation !
Les fins sourcils remontèrent sur le front blanc de la dame qu'encadraient les vagues de beaux cheveux bruns :
- Une Américaine ? fit-elle sans cacher sa surprise. Puis, s'adressant directement à Laura : " D'où connaissez-vous Madame ? "
- De Versailles, Madame, et aussi des Tuileries. La Reine me voyait avec faveur..., dit Laura sans s'encombrer trop de précisions.
- Vous avez vécu en France ?
- De longues années.
- Vous êtes bien jeune pour qu'elles soient si longues !
Laura se sentit gagner par l'impatience. Comme Mme de Tourzel, l'espèce d'autoritarisme dégagé par cette femme au demeurant plutôt sympathique l'agaçait :
- L'âge ne fait rien à la chose ! Quoi qu'il en soit, je suis dûment autorisée à voir la princesse. Souhaitez-vous m'en empêcher ?
- Dieu m'en garde ! Depuis quelques jours nous voyons des gens tellement étranges !
Sentant que la nouvelle venue risquait de le prendre fort mal, Gomin se hâta de préciser :
- La citoyenne Chanterenne fait allusion à la citoyenne Montcairzin qui se dit Bourbon-Conti, cousine de Madame, dont les visites ne lui plaisent guère...
- J'espère qu'il n'en ira pas de même pour moi... Et elle entra.
La pièce que l'on ouvrait devant elle était de dimensions moyennes mais le plafond à ogives de pierre lui parut très haut. En face d'elle, il y avait une grande cheminée - sans feu, le temps étant encore chaud - que l'on ne pouvait pas ignorer mais du reste du mobilier Laura ne vit rien sinon le canapé sur lequel Marie-Thérèse Charlotte de France était assise, un livre à la main. Un livre qu'elle ne lisait plus : Mme de Chanterenne lui parlait à l'oreille et elle regardait avec étonnement cette femme qui venait chez elle, des rosés à la main.
Rencontrer ce regard bleu empreint de timidité bouleversa Laura. Oubliant son personnage, elle lâcha son bouquet et plongea dans une profonde révérence, telle que le plus sévère maître des cérémonies n'y eût rien trouvé à redire. Puis, sans se relever, elle attendit qu'on voulût bien l'y inviter
- On dirait, en effet, que la citoyenne a fréquenté la Cour ? remarqua Chanterenne avec un rien d'acrimonie.
Un instant interdite, la jeune fille ne dit rien mais, écartant son " mentor " d'un geste doux, elle vint à Laura, se pencha et prit ses mains tremblantes pour la relever. Lorsqu'elles furent face à face - Madame Royale avait beaucoup grandi et ressemblait à la Reine, en plus suave - elle regarda Laura au fond des yeux pendant quelques secondes puis sourit et, lui mettant les mains aux épaules, elle l'embrassa en chuchotant :
- Il y a longtemps que je vous espère, madame de Pontallec...
Après quoi elle se pencha, ramassa le bouquet où elle enfouit son visage :
- Comme elles sont jolies ! Vous n'avez pas oublié que j'aimais les rosés blanches ?...
- Je n'ai rien oublié des goûts de Votre Altesse Royale...
- Dites seulement Madame, je vous en prie ! La simplicité est de mise à présent... et plus de troisième personne !
- J'essaierai de m'y appliquer mais pour ce qui est de vos goûts, Madame, il m'est arrivé souvent d'en parler avec Pauline de Tourzel, sa mère et aussi la pauvre princesse de Lamballe...
C'était la pure vérité. Ce que Laura omettait seulement de dire, c'est qu'elle avait appris tout cela non sous les lambris dorés de Versailles -fréquentés au moment de son mariage - ni des Tuileries mais dans la prison de la Force où elle partageait une chambre avec les trois femmes durant la quinzaine de jours séparant le 10 août 1792 du 2 septembre de la même année. A ce moment et encore sous le choc des événements et de la découverte des vilenies de son époux, elle avait trouvé plaisir à parler de la petite fille qui l'avait séduite, à qui la Reine la destinait, et dont elle voulait tout savoir.
- Il est si doux de parler des absents ! Venez vous asseoir près de moi ! Ma chère Renette, ajouta-t-elle à destination de sa compagne habituelle, voulez-vous être assez bonne pour nous faire porter un peu de thé ? Je crois me souvenir que miss... Adams l'aimait beaucoup.
Gomin étant redescendu, il fallut bien que Mme de Chanterenne se mette elle-même à la recherche du breuvage demandé. Elle ne fut pas longtemps absente mais quand elle revint, hors d'haleine d'avoir grimpé l'escalier trop vite, ce laps de temps avait suffi à Laura pour expliquer son changement d'identité, donner son adresse et assurer la jeune fille de son absolu dévouement. Celle-ci l'avait écoutée avec de grands yeux un peu émerveillés comme elle eût écouté un conte, mais elle savait d'expérience que tout cela était vrai.
Quand Mme de Chanterenne revint, l'oil un brin soupçonneux, suivie à peu de distance par le jeune Caron, le garçon servant, on parlait musique et Marie-Thérèse riait :
- Saviez-vous, chère Renette, que miss Adams a fait partie des musiciens qui nous donnent tous ces jours de si jolis concerts ?
- Vraiment ? Et depuis longtemps ?
- Assez. Nous nous sommes installées une première fois à la Rotonde, Mme Cléry et moi, durant l'automne de 1792, et on nous en a chassées à la suite d'une dénonciation. Heureuses de nous en tirer à si bon compte, nous sommes revenues après Thermidor. Madame ne peut imaginer combien Louise Cléry lui est fidèle...
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