- Un vrai roman ! s'exclama Pauline en riant. Il est vrai que beaucoup de nos amis ont vécu d'invraisemblables aventures depuis nos grands malheurs. Ainsi, le baron de Batz vous a transformée en Américaine. Quelle brillante idée !

- Jouer un personnage double n'est pas toujours facile et j'ai espéré un moment pouvoir oublier miss Adams et rester dans ma Bretagne, mais il y a Madame Royale à qui je suis fort attachée...

- C'est tout à fait naturel, fit Mme de Tourzel. La Reine elle-même ne vous avait-elle pas nommée dame à la suite de sa fille ? Et que vous l'aimiez ne me surprend pas, ajouta-t-elle d'un ton plus doux. Elle est exquise et qu'elle le soit demeurée après tant de malheurs est un vrai miracle ! Il est vrai qu'il était grand temps que l'on s'occupe d'elle car elle n'aurait peut-être pas mis longtemps à suivre dans la tombe le petit roi. Elle nous a parlé d'évanouissements subits dont il lui arrive encore d'être victime. On frémit en pensant à ce qui aurait pu lui arriver quand elle était seule, livrée sans défense à tous ces hommes qui la gardaient ! Dieu sans doute l'a protégée. Et maintenant il y a cette femme...

Le ton dont elle avait prononcé le mot fit penser à Laura que la marquise ne portait pas la personne en question dans son cour.

- Cette Mme de Chanterenne, comment est-elle ?

- Cela pourrait être pire sans doute ! déclara Mme de Tourzel en haussant les épaules. Son extérieur est décent. Elle ne manque pas d'esprit et paraît avoir reçu de l'éducation mais, élevée dans une petite ville de province et dans la société de laquelle elle brillait, elle y a pris un ton de suffisance et une si grande idée de son mérite qu'elle croit devoir être le mentor de Madame et prendre avec elle un ton de familiarité dont la bonté de la princesse l'empêche de s'apercevoir...

- Voilà Madame Sévère qui reparaît ! sourit Pauline.

- Sévère peut-être mais toujours juste... Cette femme a si peu l'idée des convenances qu'elle se croit permise de prendre des airs d'autorité qui font mal à voir. De plus, elle est très susceptible et aime qu'on lui fasse la cour. Ce qui n'est pas notre cas et, bien entendu, cela ne lui plaît guère [xxix].

- Sans doute, admit sa fille, pourtant je crois que Madame l'aime bien...

- C'est naturel, Chanterenne est la première femme convenable qu'elle ait vue après tant de solitude. Elle a réussi à transformer son sort et à lui montrer quelques égards...

- Elle l'appelle Madame et lui fait la révérence, insista Pauline.

- Il ne manquerait plus qu'elle lui donnât du " citoyenne " et lui tapât dans le dos ! En vérité, Pauline, votre indulgence est affligeante. Nous faisons de notre mieux pour montrer à cette femme comment l'on doit s'adresser à la fille d'un roi, cependant elle s'obstine à ces familiarités déplaisantes...

- J'aimerais beaucoup pouvoir faire visite à Madame, intervint Laura qui après toutes ces circonlocutions entrait enfin dans le sujet qui l'avait poussée à aborder les deux femmes.

- Il faut d'abord en faire la demande, dit Pauline, et pour cela se rendre au Comité de sûreté générale auprès du citoyen Bergoing qui en est le président. C'est un assez bon homme, un ancien girondin échappé à l'échafaud.

- Mais, ajouta sa mère, mieux vaudrait, je pense, adresser votre demande au nom de miss Adams. Ceux d'Amérique sont toujours fort bien vus chez ces gens-là. La première fois que nous y sommes allées, il y avait un certain colonel Swan qui semblait comme chez lui...

- C'est un ami, exulta Laura. Je ne l'ai pas encore vu depuis mon retour de Bretagne mais s'il peut m'aider, je suis sûre de sa bonne volonté. A votre service aussi, mesdames ! Ainsi que moi-même et ma maison dont vous pouvez user à votre convenance.

- Merci de tout cour, ma chère, dit Mme de Tourzel. Croyez qu'en cas d'urgence, je ferai appel à vous sans hésiter. Et puisque vous avez un moyen d'approcher des bureaux gouvernementaux, peut-être réussirez-vous à savoir où l'on en est de ce projet de mariage en Autriche. Ce serait, selon moi, tout à fait déplorable. Le roi Louis XVIII désire fort que Madame épouse son cousin, le duc d'Angoulême, fils aîné de Mgr le comte d'Artois. Sa Majesté m'en a d'ailleurs écrit et j'ai pu réussir à établir une petite correspondance entre la princesse et son oncle.

- N'est-ce pas dangereux ? Si vous étiez découverte...

- Le danger ne m'a jamais fait peur, Et je n'ai plus d'autre but que servir à la fois Sa Majesté et le bonheur de Madame.

- Etes-vous certaine qu'il se trouve auprès de ce prince ? La Reine détestait son beau-frère qui l'a toujours desservie de toutes les manières. Elle l'appelait...

- Caïn, je sais, mais les temps ont changé et l'intérêt supérieur du royaume exige que les Bourbons se regroupent. Puisque nous avons perdu, hélas, l'espoir que représentait Louis XVII, il nous faut servir Louis XVIII et de toutes nos forces.

Laura aurait eu beaucoup à dire à ce sujet, mais elle savait depuis longtemps que le devoir tel que la marquise le concevait - n'avait-elle pas exigé d'être à son poste de gouvernante des Enfants de France lors du désastreux voyage à Varennes ? -était l'unique but poursuivi par elle, quelles qu'en pussent être les conséquences. Il n'y avait donc rien à ajouter. On se quitta devant l'église Saint-Sulpice en se promettant de rester en relations étroites, après quoi Laura se fit ramener au Temple pour y faire ses adieux - provisoires bien entendu ! - à Louise Cléry. Il lui fallait à présent réintégrer son personnage de miss Adams et faire savoir sa présence à Paris de façon plus officielle. A la vive satisfaction de Jaouen qui vivait de plus en plus mal sa disparition quasi totale.

L'après-midi même, elle se rendait au n° 63 de la rue de la Réunion, ex-rue de Montmorency, où Swan avait bureau et entrepôt.

Elle le trouva dans ce dernier, un carnet et un crayon à la main, les lunettes remontées sur le front, notant ce qu'il y avait d'écrit sur les étiquettes de deux bergères et de six chaises de la même soie brochée bleue. C'était d'ailleurs avec trois grands coffres tout ce qui restait dans le vaste local. L'Américain semblait très absorbé, cependant l'arrivée de Laura lui arracha un cri de joie :

- Laura Adams ! Ma chère ! Vous voilà revenue enfin à Paris ? Mais quel bonheur ! Vous arrivez tout juste, j'imagine ?

- Non. Je suis là depuis quelques semaines. Comment allez-vous, mon ami ?

- Bien, bien ! Vous aussi je pense : vous êtes radieuse... oui radieuse ! confirma-t-il après avoir examiné sa visiteuse comme si elle était un objet de collection. Mais pourquoi venir si tard ? Un jour de plus et vous ne me trouviez pas !

- Mais c'est vrai... on dirait que vous déménagez ? dit-elle avec un petit serrement de cour.

- De façon toute provisoire. Je reviendrai, mais je pars demain pour Le Havre d'où j'embarquerai pour Boston. Le gouvernement de la République, sur ma proposition il est vrai, a mis à ma disposition le créance de la France sur les Etats-Unis. Je vais essayer de récupérer ces fortunes que le roi Louis XVI et quelques Français généreux ont dépensées pour les Insurgents au moment de notre guerre d'Indépendance. Ça ne sera pas facile parce que les Etats-Unis ne sont guère plus riches que la France, mais j'espère faire entendre au président George Washington qu'il s'agit là d'une dette d'honneur puisque, outre leur or, les Français ont versé leur sang.

- Vous êtes ambassadeur en quelque sorte ?

- En quelque sorte... ah ! prenez bien soin d'emballer comme il faut ces sièges, ajouta Swan à l'intention de deux garçons solides qui venaient d'entrer. Ils sont précieux et il ne faudrait pas qu'ils eussent à souffrir du voyage !

Tandis qu'ils s'activaient, le colonel-importateur prit le bras de Laura pour l'emmener dans son cabinet. Mi-figue, mi-raisin, celle-ci demanda :

- Ils viennent d'où, ces fauteuils ? Il me semble les avoir déjà vus quelque part ?

- Des Tuileries ! déclara-t-il sans la moindre gêne. Leur montant servira à payer le grain dont votre peuple a besoin... et quelques autres choses. Mais voulez-vous que nous soupions ensemble ce soir ? Je suis tellement désolé de devoir vous quitter si tôt ! A moins que vous ne reveniez avec moi revoir le pays natal ? ajouta-t-il avec une pointe de malice car, ami de longue date de Batz, il savait parfaitement à quoi s'en tenir sur l'identité réelle de " miss Adams ".

- Merci pour les deux propositions mais c'est non, mon ami. Vous êtes très occupé, je le vois bien... ce qui me gêne pour vous demander un service !

Le joyeux visage de ce grand rouquin si habile en affaires devint soudain sérieux :

- J'aurai toujours le temps pour vous ! Même s'il me faut retarder mon départ. Que désirez-vous ?

- Une autorisation de visite au Temple auprès de la princesse Marie-Thérèse Charlotte. Elle a le droit à présent de recevoir quelques personnes et j'aimerais être de celles-là. Or vous devez être au mieux avec le Comité de sûreté générale dont dépendent ces permissions. Au moins une seule ?

- Vous aurez toutes celles que vous voulez ! Allons dîner ensemble ! Il est onze heures, fit-il en consultant sa montre. Ensuite je vous emmène chez le citoyen Bergoing. Comme vous le dites il n'a rien à me refuser et le Comité jugera certainement avec faveur la présence d'une fille de la libre Amérique auprès de la " fille des tyrans " comme ils disent ! Ne serait-ce que pour lui apprendre à vivre !

- En prison ? fit Laura amusée.

- Elle n'y restera pas toujours si j'en crois les bruits qui courent. Elle deviendra bientôt autrichienne...

- Je ne crois pas. Sans doute ne pourra-t-elle empêcher qu'on l'envoie à Vienne, mais j'ai entendu dire qu'elle était décidée à refuser d'épouser l'archiduc. J'ai vraiment hâte de la voir, mon cher Swan...