- Et tu crois que Monsieur se laissera déposséder ainsi ? Il criera à l'imposture et tu n'auras aucune chance de prouver ta vérité.
- Tu oublies le prince de Condé, peut-être le duc de Bourbon son fils qu'il a dû mettre dans le secret et surtout le jeune duc d'Enghien qui, lui, sait où se trouve le vrai Roi... Et puis, lorsqu'il s'agira de montrer la voie à la noblesse de France, il reste ce document meurtrier que détient mon ami Orner Talon...
- Quel document ?
- La confession du marquis de Favras, pendu en 1790 pour avoir voulu " enlever " Louis XVI et l'écarter définitivement du pouvoir. Talon qui était alors l'avocat et l'ami de Favras l'a recueillie dans sa prison avant l'échafaud. La perte de " Louis XVI " y est inscrite en toutes lettres. Je l'ai lue. Donc je pars et je t'en demande infiniment pardon, mon amour, mais tu sais que je n'ai jamais laissé mon bonheur passer avant mon devoir. Que vas-tu faire maintenant ? Tu rentres chez toi ?
- Non. Au Temple ! Au cas où tu l'aurais oublié. il y a là-bas une adolescente qui pourrait, elle aussi, avoir des droits et reprendre à son compte les voux de ceux qui rêvent d'une monarchie constitutionnelle.
- Je ne l'oublie pas, Laura. Et je reviendrai m'occuper d'elle.
Seulement vêtue de ses jupons, Laura avait pris sa robe mais la laissa retomber, la mine découragée...
- Faut-il vraiment que je rentre au Temple à demi-nue ? Tu as tranché les rubans de cette robe...
Il se mit à rire et la prit dans ses bras pour lui donner un baiser qui manqua de peu les renvoyer sur le lit dévasté :
- Crois-tu que je permettrais à qui que ce soit de contempler la moindre parcelle de ton corps ? Je suis jaloux, tu sais ? ajouta-t-il soudain très grave avant de conclure : Attends-moi un instant. Je vais en chercher d'autres. Il y a un mercier pas loin d'ici...
Une demi-heure plus tard, Laura quittait l'hôtel de Beauvais dans un fiacre que Jean lui avait ramené. Elle était tirée à quatre épingles, coiffée à ravir - Jean lui-même s'en était chargé - et le soleil éclatant de ce jour de juin autorisait le grand chapeau de paille qui, sous la pluie, eût été ridicule. Comme Marie, jadis, elle ne savait pas quand elle le reverrait mais elle emportait une fabuleuse moisson de bonheur et de ces souvenirs que l'on ne confie jamais à personne, même à l'amie la plus chère, qui font éblouissant le jour le plus gris et chaudement émouvante la nuit la plus froide. Ce que Laura ignorait, c'est que le rayonnement qui émanait d'elle, contre lequel on ne peut rien et que donne l'amour comblé.
En la voyant revenir, Louise Cléry sut tout de suite qu'elle sortait des bras d'un homme. Ce n'était pas difficile à deviner, puisqu'elle portait les mêmes vêtements que lors de son départ : donc Laura n'était pas rentrée chez elle. Mais si elle devina, elle n'en dit rien, se contentant de rassurer son amie : non, elle ne s'était pas vraiment inquiétée, pensant que si Laura ne donnait pas signe de vie c'est qu'elle devait être trop occupée. Elle-même d'ailleurs avait eu l'esprit absorbé. Elle et Lepitre avaient beaucoup joué, chantant à pleine voix les airs qui pouvaient le mieux distraire la jeune prisonnière si on lui avait appris la mort de son frère. En outre, Meunier avait laissé entendre que celle-ci pourrait bénéficier prochainement de grands adoucissements dont le premier serait la promenade au jardin...
- fl paraît même que le Comité de sûreté générale fait choix ces jours-ci d'une femme autorisée à venir s'occuper d'elle...
- Mon Dieu ! gémit Laura. Quel genre de virago ces hommes vont-ils désigner ?
- Nous ne sommes plus sous Robespierre et je crois que l'on mettra quelque soin à envoyer quelqu'un de convenable...
- Pourquoi ne pourrions-nous pas nous proposer, vous et moi ?
- Ne rêvez pas, Laura ! Nous en avons été trop proches autrefois et nous n'aurions pas plus de chance que Mme de Tourzel, sa fille, ou la vieille Mme de Mackau qui fut jadis sous-gouvernante, d'être acceptées.
- Se seraient-elles proposées ?
- Oui. Dès que la nouvelle a été connue, elles ont fait acte de candidature auprès du Comité de sûreté générale et c'est aujourd'hui qu'il doit se décider. Mais vous ne l'avez pas su ? Vous étiez partie loin, alors ?
- Très, très loin, murmura le jeune femme en souriant aux merveilleuses images enfermées dans sa mémoire. Elles seraient un précieux viatique pour les jours difficiles qui ne pouvaient manquer de revenir puisque le temps des illusions était révolu pour les innombrables Français qui mettaient ou commençaient à mettre leurs espoirs dans une monarchie constitutionnelle capable de rendre au pays une représentation fiable, honorable et continue tout en préservant les acquis les plus importants de la Révolution. Ces espoirs, le nouveau roi, depuis Vérone, venait de les balayer en quelques traits de plume par un manifeste qui n'avait pas grand-chose à envier à celui, fameux, de Brunswick qui, en 1792 avait jeté les faubourgs à l'assaut des Tuileries et scellé le destin tragique de la famille royale tout entière sans compter celui des nombreux malheureux massacrés dans les prisons... Louis XVIII entendait " venger son frère en punissant les régicides sans merci, rétablir les trois ordres (noblesse, clergé et tiers état) comme avant 1789, restaurer les parlements dans leurs droits antiques, prendre ce qui restait de l'Assemblée constituante et fusiller les acheteurs des biens du Clergé... ", sans compter d'autres gracieusetés qui laissaient prévoir un sort tragique à une moitié de la population parisienne, grande responsable des événements des derniers mois. En fait, un retour pur et simple à l'Ancien Régime, à cette différence près que, beaucoup moins chrétien que le Roi martyr, celui qui se voulait son héritier userait d'une poigne plus énergique et ramènerait l'ordre de gré ou de force..
En lisant les gazettes dans les jours suivants, Laura comprit qu'elle ne reverrait pas Jean de sitôt. Une nouvelle chasse aux sorcières commençait contre ceux que l'on soupçonnait d'être les agents de Louis XVIII et la royauté, un instant reparue dans les lumières de l'espérance, retombait aux pires ténèbres de l'oubli volontaire. Alors, tout ce que souhaita la jeune femme fut que Batz restât à Bruxelles le plus longtemps possible, parce qu'il était sur la liste des émigrés et que son retour pour reprendre le combat contre une Convention plus que jamais décidée à vendre chèrement sa peau risquait de l'amener à sa perte totale. Si l'on mettait la main sur lui, il n'aurait pas droit à la relégation en Guyane devenue la peine à la mode mais on le jetterait à une guillotine en train de reprendre du service...
Quelques jours plus tard, les musiciens de la Rotonde apprirent que la citoyenne Chanterenne venait d'être nommée pour " servir de compagne à la fille de Louis Capet ". Et, en effet, au matin du 21 juin, Louise et Laura virent arriver au Temple une jeune femme d'une trentaine d'années, bien vêtue, distinguée, le visage doux et l'allure élégante prévenaient en sa faveur qui présentait son laissez-passer aux gardes de la porte... Et naturellement, la curiosité les dévora.
Elles apprirent assez vite que la nouvelle venue s'appelait Madeleine-Elisabeth-Renée-Hilaire La Rochette, épouse d'un certain Bocquet de Chanterenne qui était l'un des chefs de la Commission administrative de la police, qu'elle avait trente-trois ans et qu'elle habitait au 24 rue des Rosiers, pas très loin du Temple, après avoir vécu sa jeunesse à Couilly, près de Meaux. On sut aussi qu'elle parlait et écrivait bien le français, savait l'italien et un peu d'anglais et qu'elle avait appris la géographie, l'histoire, le dessin, la musique, possédait des teintes d'autres talents, était chargée de renouveler la garde-robe de la jeune fille et de rendre le Temple à peu près habi table pour elle. Naturellement elle devrait rendre des comptes et sa consigne la plus sévère était l'interdiction de répondre à toute question concernant le sort de sa mère, de sa tante et de son frère...
Les deux observatrices constatèrent d'abord l'abattage des entonnoirs de planches qui transformaient la chambre de Marie-Thérèse en quelque chose d'à peine plus éclairé qu'un tombeau. Et puis le 28 juin, vers cinq heures du soir, ce fut l'événement que l'on espérait sans oser y croire : la princesse, soutenue par Mme de Chanterenne, apparut sur le seuil de sa prison, un seuil qu'elle n'avait pas franchi depuis trois ans et le cour de Laura tressaillit dans sa poitrine : en dépit des années de claustration, c'était bien la plus ravissante jeune fille qui se pût voir.
Vêtue d'une jolie robe de soie verte - le noir révélateur était sévèrement banni -, un fichu de mousseline blanche autour de ses épaules, elle portait sur ses beaux cheveux blonds un peu argentés qui bouclaient jusqu'au milieu de son dos un petit affiquet de velours de même couleur que sa robe. De sa mère elle tenait la grâce, les grands yeux bleus et l'éclat d'un teint " qui ne prenait point les ombres [xxvi] ".
Elle s'arrêta un instant, éblouie par le grand soleil et l'azur intense du ciel qu'elle regardait comme si elle le découvrait pour la première fois. Dans la longue vue que Mme Cléry avait rapportée en revenant au Temple, Laura put voir que ses mains tremblaient un peu, celle du moins qui ne s'accrochait pas à la manche de sa compagne, et que Marie-Thérèse paraissait très émue. Mme de Chanterenne aussi, qui l'entourait d'une visible sollicitude. Et soudain, Laura et Louise s'aperçurent qu'elles n'étaient pas les seules à jouir de cet instant précieux : à toutes les fenêtres de la Rotonde et même des autres bâtisses d'où l'on pouvait apercevoir le Temple, il y avait des spectateurs et ils explosèrent en un énorme vivat auquel les deux femmes se joignirent avec enthousiasme.
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