- Tiens ? Je vous croyais en...

Au milieu de tous ces gens, elle n'osa pas le mot.

- Je n'y reste jamais très longtemps, L'Ami du peuple n'existe plus. Que faites-vous là ?

- Comme vous, j'attends le départ de ce pauvre enfant dont il y a un instant nous avons vu la bière sortir de la prison...

- Je voudrais bien la voir, moi aussi. Il paraît qu'on l'a commandée pour une jeune fille...

- Qu'est-ce que vous dites ? souffla Laura saisie d'épouvanté à la pensée soudaine que ce n'était peut-être pas le garçon qui venait de mourir, mais déjà Pitou l'apaisait :

- Non, non, rassurez-vous c'est bien pour lui, mais je trouve qu'entre la taille d'un gamin de dix ans et celle d'une jeune fille il y a de la marge et je voudrais voir ça..

- C'est vrai que tout à l'heure Louise l'a trouvé anormalement long...

Mais Pitou en fut pour ses frais. Quand le chariot sortit dans la nuit tombante entouré de soldats l'arme à l'épaule, on ne put rien voir de ce qu'il contenait. Cependant Laura constata que bonnets et chapeaux quittaient les têtes et que des larmes glissaient sur certaines joues.

- Où l'emmène-t-on ? souffla-t-elle.

- Je ne sais pas. Je vais le suivre, répondit Pitou sur le même registre... Ah ! pendant que j'y pense ! Vous avez bien fait de venir ici, cela m'évite d'aller chez vous.

- Vous avez quelque chose à me dire ?

- Oui. Il est rentré et j'ai noté son adresse là-dessus, fit-il en glissant un papier plié dans la poche du tablier de Laura.

Tandis que la foule s'écoulait derrière les soldats, Laura resta un moment figée sur place. Peut-être pour laisser à son cour le temps de s'apaiser : il battait la chamade et elle se sentait l'envie de rire et de pleurer à la fois. Jean !... Enfin il était là ! Elle allait le revoir !... Sa main glissa dans sa poche, se referma sur le billet, et elle sourit à Louise qui la regardait avec inquiétude :

- Tout va bien.. Ne vous tourmentez pas. Je crois que nous pouvons rentrer.

Elle ne demandait que cela, n'osant déplier le message qui lui brûlait les doigts avant d'être à l'abri des murs de la Rotonde. Comme s'il risquait de s'envoler en l'ouvrant à l'air libre. En fait, il ne contenait que peu de mots :

" Hôtel de Beauvais, rue des Vieux-Augustins. Le citoyen Nathey. "

- Une bonne nouvelle ? demanda Mme Cléry qui observait avec indulgence l'illumination de son visage.

- Très bonne ! Ne m'en veuillez pas, Louise, mais demain je vous quitterai pour la journée. Je dois voir quelqu'un. Ne vous inquiétez surtout pas si je tarde ou même si je ne rentre pas. Peut-être irai-je dormir rue du Mont-Blanc...

- Dès l'instant où je suis prévenue faites à votre guise, mon amie, et si c'est un peu de bonheur qui vous advient personne ne s'en réjouira plus que moi.

Pour toute réponse, Laura l'embrassa, puis elle alla se coucher, mais elle eut du mal à s'endormir : serrée au creux de sa main, la bienheureuse adresse entretenait en elle tous les feux de l'impatience et naturellement quand elle trouva enfin le sommeil ce fut pour rêver qu'en arrivant devant la maison, elle ne trouvait plus qu'un monceau de ruines... Aussi s'éveilla-t-elle trempée de sueur et le cour fou...

Il lui fallut un moment pour se calmer et, au lever du jour, elle alla elle-même à la fontaine chercher un seau d'eau pour faire une toilette minutieuse. Ensuite elle enfila du linge frais, une robe de percale blanche et un fichu d'organdi récemment repassés, des petits souliers de maroquin rouge, un grand chapeau de paille à brides de rubans blancs pour protéger son teint du soleil qui serait chaud aujourd'hui, embrassa Louise et quitta la Rotonde.

La rue des Vieux-Augustins joignait le rue Croix-des-Petits-Champs à la rue Montmartre en traversant le rue Pagevin [xxv]. L'hôtel de Beauvais, une de ces maisons meublées où l'on pouvait louer un appartement au mois ou à l'année, offrait la belle apparence des demeures du temps de Louis XV et, comme il n'avait cessé d'être occupé, les fureurs révolutionnaires ne l'avaient pas touché. La propriétaire apprit à Laura que le citoyen Nathey habitait au second étage sur la rue et lui indiqua l'escalier de pierre muni d'une belle rampe en fer forgé à volutes qui y menait. Les pieds - si légers ! - et les jupons de Laura s'envolèrent au-dessus des marches pour la déposer devant une porte peinte en blanc rechampie de gris. Son cour battait à tout rompre mais elle n'hésita pas un instant et, de son doigt recourbé, frappa quelques petits coups. Au bout de quelques secondes, la voix profonde qu'elle connaissait si bien et dont les chaudes sonorités pouvaient la faire défaillir retentit, mais sur un ton bref :

- Qui est là?

- Moi !... moi, Laura !

La porte s'ouvrit et la silhouette de Batz se découpa à contre-jour sur le fond ensoleillé de l'appartement. C'était la première fois qu'elle le surprenait en négligé car il n'était vêtu que de ses culottes et d'une chemise largement ouverte sur sa poitrine brune. Un trouble délicieux l'envahit. Elle sut à cet instant, même si jusque-là elle n'osait pas se l'avouer, qu'elle était venue pour se donner...

Il le sentit aussi car, sans un mot, il lui prit la main pour lui faire franchir le seuil et l'amener dans la grande flaque rayonnante et chaude qui éteignait les couleurs du tapis. Pendant un moment il ne la toucha que du regard, ses yeux noisette fouillant les sombres prunelles où il lut un appel, une supplication. Alors il la prit dans ses bras et lui dévora la bouche d'un baiser trahissant la longue faim qu'il avait d'elle. Le chapeau de paille tomba sur le sol, vite rejoint par le souffle d'organdi qui voilait le large décolleté de la robe, mais les rubans du corselet à la paysanne étaient noués serrés et Jean dont les lèvres découvraient avec délices le cou et la gorge de Laura s'en irrita. Enlevant la jeune femme, il la porta sur le lit, s'absenta un instant revint avec un rasoir et les trancha d'un coup sec avant d'éplucher la jeune femme comme un fruit jusqu'à ce qu'elle n'eût plus sur elle que ses bas blancs retenus par des jarretières de rubans bleu pâle. Elle le regardait faire, ravie, bouleversée et amusée puis elle s'abandonna à ses caresses, uniquement attentive à ces sensations inconnues - Pontallec ne l'avait jamais abordée qu'avec une brutalité hâtive ! - et ne ferma les yeux que lorsqu'il entra en elle... Les portes du Paradis s'ouvrirent toutes grandes. Et ni l'un ni l'autre n'avait encore prononcé un mot.

Ce fut seulement quand ils se retrouvèrent côte à côte dans la blancheur des draps froissés que Jean, se hissant sur un coude, dit :

- Bonjour !... C'est gentil d'être venue me surprendre de si bon matin ! Je n'ai jamais eu de petit déjeuner aussi délicieux !

Il riait de toutes ses belles dents blanches et ses yeux noisette pétillaient tandis que ses doigts effleuraient les douces rondeurs du corps étendu contre le sien :

- Délicieux mais insuffisant, reprit-il. Savez-vous ma belle que j'ai encore très faim ?

Et il le lui prouva.

Cela dura cinq jours. Cinq jours de passion, de silences, de murmures, de folie et aussi d'infinie tendresse. Jean et Laura se découvraient et cette découverte les emportait vers des enchantements infinis. Portes closes sauf pour le porteur d'eau - ils prenaient un plaisir extrême à se baigner ensemble ! - et pour l'homme qui leur apportait leurs repas de chez un traiteur voisin, les deux amants oublièrent tout ce qui n'était pas eux, les mots qu'ils se disaient, anciens comme l'humanité mais qui leur paraissaient merveilleusement neufs et, après l'amour, les moments de repos qui ne les séparaient pas : ils mêlaient leurs souffles comme ils avaient mêlé leurs corps et les bras de Jean ne permettaient jamais à Laura de s'écarter de lui. Mais il dormait moins qu'elle, en homme pour qui l'alerte fait partie de tous les jours, et il restait de longs moments à contempler sa beauté pure sertie dans la broussaille soyeuse de ses cheveux dénoués et, comme Pygmalion devant sa statue, il s'émerveillait du tendre rayonnement que lui donnait l'amour comblé. Entre ses mains, elle était devenue une autre femme, une femme dont il savait qu'il la désirerait toujours, qu'il l'aimerait toujours. Alors, sans l'éveiller, il s'emparait d'elle et Laura passait de ses rêves à la plus brûlante, la plus délicieuse réalité...

Au matin du sixième jour, ce fut un simple morceau de papier qui referma les portes du Paradis pour ce nouvel Adam et cette nouvelle Eve : une lettre portée par un commissionnaire. Jean lut et disparut : le baron de Batz reprenait le devant de la scène.

- Je vais devoir partir pour Bruxelles, soupira-t-il. La nouvelle de la mort officielle de Louis XVII a plongé dans le marasme les royalistes de Paris mais plus encore ceux de là-bas qui doivent former le noyau d'une armée de reconquête. Il faut que j'aille réchauffer les enthousiasmes et...

- Au nom de qui pourrais-tu le faire, puisque pour tous il passe pour être mort ? Vas-tu travailler pour le Régent qui, à cette heure ne doit plus l'être...

- Tel que je le connais il n'a pas perdu une minute pour se proclamer roi : le roi Louis XVIII, ajouta Batz avec amertume. Depuis sa naissance je crois, il rêve de ce moment. Bien que, si les choses s'étaient passées comme il l'escomptait, Louis XVI n'aurait jamais eu d'enfants et c'est lui qui aurait été Louis XVII. De toute façon, la plupart des royalistes vont se tourner vers lui et ma politique à moi, à présent, consistera à faire mine de me convertir à cette religion-là parce qu'il ne faut plus diviser nos forces. Ouvrons donc pour Louis XVIII et, quand le chemin du trône sera ouvert, j'irai chercher mon petit roi pour l'y installer !