- Ecoutez-moi bien ! Si les choses s'étaient passées comme je le pensais, vous seriez en ce moment en route pour la Bretagne et moi rue Chantereine. Ce qui veut dire...

- Que nous vous gênons, dit Jaouen avec amertume.

- Pas encore, mais cela pourrait venir si vous vous obstinez à me tenir constamment sous votre surveillance.

- Nous ne faisons que notre service normal, dit Bina déjà près des larmes.

- Je sais, mais nous ne vivons pas une époque normale et je suis ici pour accomplir une tâche qui me tient à cour. J'ajoute qu'il adviendra peut-être que j'aie besoin de vous et que je n'hésiterai pas à vous le demander. Mais ce que je veux, c'est pouvoir aller et venir à mon gré quand il me plaît et comme il me plaît. Pour l'instant, je veux sortir seule.

- Par ce temps et à pied ? reprocha Bina.

- Par ce temps et à pied ! Si j'ai besoin d'un fiacre, je saurai bien le trouver. A présent, tenons-nous-en à cela et nous continuerons a nous entendre à merveille !

Personne ne releva et Laura sortit, abritée par son grand parapluie vert, avec la délicieuse impression d'avoir conquis sa liberté. Elle gagna les boulevards qu'elle suivit tranquillement à pied, dédaignant les voitures de place jugées trop voyantes pour le but qu'elle se proposait et qui était le Temple. Au retour, elle en prendrait une.

Moins d'une heure plus tard, elle arrivait en vue de l'enclos dominé par l'énorme tour grise dont le souvenir était gravé à jamais dans sa mémoire. Elle constata alors que la garde aux portes de l'ancien palais du Grand Prieur par lequel on avait accès au mur d'enceinte construit autour du donjon était plus fournie que jamais, et son cour se serra : même au temps où la famille royale tout entière y était emprisonnée, on n'avait aussi bien défendu ce lieu maudit qui, pourtant, ne contenait plus que deux enfants. Elle évita soigneusement les sentinelles et s'enfonça dans les petites rues où vivaient jadis ceux qui cherchaient la protection de l'enclos à l'entrée desquelles s'arrêtaient les poursuites judiciaires et les collecteurs d'impôts. Elle les connaissait bien pour y avoir vécu quelques mois avec Mme Cléry, l'épouse du valet enfermé du Roi mais aussi la harpiste préférée de la Reine. Elles habitaient alors toutes deux un petit appartement de la Rotonde, ce grand bâtiment dont quelques fenêtres donnaient sur le " jardin " de la Tour. C'était cet appartement que Laura espérait pouvoir reprendre à son compte. De là, elle surveillerait les allées et venues, et peut-être parviendrait-elle à nouer une relation avec les gardiens. Dans cette espérance elle avait emporté des assignats, mais comme ils ne valaient plus grand-chose elle s'était munie aussi de pièces d'or...

Lorsqu'elle fut à la Rotonde, la pluie avait cessé depuis un moment déjà, ce qui rendit un peu d'animation à la rue. Elle fit le tour de l'édifice, constatant avec ennui qu'il était beaucoup moins désert que jadis. De la fumée sortait des cheminées et il y avait du linge pendu à des cordes à certaines fenêtres. Soudain, elle tressaillit : les sons d'une harpe se faisaient entendre et ils venaient justement du logis convoité.

Le cour battant, elle monta le petit escalier. Les sons se rapprochèrent, égrenant leurs notes claires comme des gouttes d'eau pure : une cascade de sons que Laura ne put se résoudre à interrompre. Elle ne connaissait qu'une seule musicienne capable de faire naître tant d'apaisante beauté...

Enfin, sous les mains qui les endormaient, les cordes se turent. Laura frappa, retrouvant d'instinct le rythme employé autrefois : quatre brèves, trois longues. La porte s'ouvrit aussitôt. Louise Cléry parut, tellement semblable à ce qu'elle était deux ans plus tôt que sa visiteuse eut l'impression que le temps reculait.

- Laura ! s'écria-t-elle. Mais par quel miracle ? Les deux femmes tombèrent dans les bras l'une de l'autre avec une émotion qui leur mit les larmes aux yeux, puis Mme Cléry se hâta de refermer la fenêtre qui, en dépit du temps, était largement ouverte. La harpe était placée devant et la pluie reprenait sur le mode rageur.

- Vous jouez pour " Elle " ? demanda Laura.

- Et pour qui d'autre puisqu'elle est seule à présent ? Tellement seule ! Etre née à Versailles avec un monde à ses pieds, avoir connu la splendeur de la cour la plus élégante d'Europe, avoir eu pour mère la plus belle des reines et croupir dans une tour médiévale en manquant de tout. Quelle injustice et quelle horreur !

- On m'a dit que, depuis le 9-Thermidor, elle est un peu moins démunie ?

- Oui. Pour ce que j'en sais on a enfin consenti à lui donner de quoi se vêtir convenablement ; on la chauffe et on la nourrit bien. Elle aurait même droit à quelques douceurs comme du thé, de la fleur d'oranger et de la réglisse, mais elle ne parvient pas à obtenir la permission de voir son petit frère. Et lui, n'est-ce pas la honte des hommes que lui avoir fait subir ce qu'il a subi ? Et on le dit malade à présent ! Ne serait-ce pas normal de mener sa sour à son chevet pour qu'elle puisse lui donner ses soins ?

- Comment savez-vous tout cela ? Votre époux n'est plus à la Tour cependant ?

- Non. Il a dû fuir la Terreur et vit à Bruxelles où il écrit ses mémoires. Moi je suis restée avec les enfants pour éviter d'être ajoutée à la liste des émigrés. Ainsi, nous avons toujours notre maison de Juvisy et ma vieille amie Mme de Beaumont y demeure et s'occupe des enfants. Il fallait que je revienne ici. L'ombre désolée de ma chère maîtresse m'y poussait...

- Mais encore une fois qui vous renseigne, Louise ?

Elle eut un petit rire de fillette espiègle qui fronça son nez et fit remonter davantage encore les coins d'une bouche dessinée pour le sourire :

- Meunier, dont vous vous souvenez peut-être. Il était " à la bouche " aux Tuileries et il a suivi le Roi ici en qualité de rôtisseur, mais depuis l'année dernière, il remplace le chef Gagnié. Il est aux petits soins pour nos jeunes princes et, connaissant la piété de Madame Royale il s'ingénie à lui donner du poisson le vendredi et autres jours indiqués par l'Eglise. Quand il va au marché, on cause...

Elle n'eut pas le temps d'en dire plus. Quelqu'un grattait à la porte qui s'ouvrit aussitôt, et un personnage parut que Laura considéra avec stupeur. Court sur pattes, légèrement ventripotent et un peu bancal mais tout sourire et le chapeau à la main, le citoyen Lepitre opérait une entrée de familier.

- Ma chère amie, s'écria-t-il, je viens de mettre au net la chanson que nous avons composée hier et je crois...

Sa voix - un de ses rares agréments car, habituée au chant et à enseigner les grands textes, elle était belle et musicale - s'étrangla dans sa gorge :

- Miss Adams ? gémit-il quand il eut retrouvé son souffle. Par Thucidyde, vous voilà revenue ?

- Eh oui, vous voyez ! Vous aussi apparemment ? Elle jouissait avec malignité de l'embarras de l'ancien professeur de belles-lettres du collège d'Harcourt qui représentait le modèle le plus incroyable de dévouement royaliste et de frousse. C'était son manque de courage poussé jusqu'à la panique qui avait fait échouer la tentative de Batz et du chevalier de Jarjayes d'enlever, le 7 mars 1793, toute la famille royale du Temple dont Lepitre était commissaire. Une panique si forte qu'elle l'avait mis au lit avec une fièvre bien réelle [xxiii]. Et pourtant, c'était grâce à lui que Louise Cléry et elle-même avaient pu s'installer dans la Rotonde dès le début de l'incarcération de Louis XVI et des siens. Pour l'instant, et sous l'oil ironique de Laura, il passait par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel et la jeune femme sentit qu'il allait prendre la fuite. Aussi alla-t-elle se placer entre lui et la porte. Alors, il leva sur Mme Cléry un regard suppliant :

- Je... je reviendrai plus tard ! J'allais oublier une petite course...

- Venez vous asseoir ! dit la harpiste de la Reine en allant le prendre par la main. Il s'est passé tant d'événements depuis ce malheureux jour auquel vous pensez tous deux qu'il ne faut vous souvenir que des bons moments de jadis. N'est-ce pas, Laura ? J'ajoute que si j'ai pu reprendre ce logis c'est grâce à Lepitre, et maintenant nous nous dévouons ensemble corps et âme à notre cause..

- Ce n'est pas à moi de faire des reproches, soupira la fausse Américaine. Et je crois, hélas, que le sort du Roi et de la Reine était écrit d'avance...

Et elle tendit à Lepitre une main qu'il prit et garda un instant dans les siennes. Elles tremblaient.

- Si vous saviez les reproches que je me suis adressés, gémit-il, mais la peur était plus forte. Oh, j'ai tellement honte !

- N'y pensez plus ! Vous avez une occasion de vous racheter...

- Vous voulez faire évader le... le petit roi ? souffla-t-il, repris par un début d'épouvanté.

- Non, rassurez-vous ! je crois que lui aussi est dans la main de Dieu. Moi, c'est à sa sour que je voudrais venir en aide. Et, à ce propos, ma chère Louise, je venais dans l'espoir de louer un appartement, si possible dans la Rotonde. Y a-t-il quelque chose de libre ?

- Je ne crois pas. Mais pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi ? Nous nous entendions si bien autrefois et si la place n'a pas grandi elle n'a pas non plus rétréci. Vous pourriez vous mêler à nos petits concerts ?

- Je n'osais pas vous le demander, fit Laura émue. Dès demain, je viendrai m'installer... à condition, toutefois, que je prenne ma part des dépenses, loyer, nourriture, etc.

- Bien volontiers ! Je ne suis pas riche, je l'avoue, et votre aide sera... presque aussi bienvenue que vous-même !

Quand, un moment plus tard, Laura repartit, il pleuvait toujours mais la fenêtre était de nouveau ouverte et la voix du citoyen Lepitre entamait un air de Grétry on ne peut plus de circonstance : " Armez-vous d'un noble courage... " Elle ouvrit son parapluie vert et s'élança en sautant par-dessus les flaques d'eau pour rejoindre la première station de fiacres. Le lendemain, munie d'un petit bagage, elle revenait s'installer à la Rotonde avec l'intention de n'en plus bouger jusqu'à nouvel ordre. Cette fois, cependant, elle était accompagnée de Jaouen, désormais chargé d'assurer la liaison entre la rue du Mont-Blanc et le Temple, d'apporter les objets dont Laura pouvait avoir besoin et aussi des nouvelles. Pitou, en effet, était reparti pour un séjour en prison : on l'accusait de collusion avec les Vendéens de M. de Charette, mais il avait réussi à faire savoir à son ancien ami Jaouen qu'il ne fallait pas s'inquiéter : il avait de bonnes relations et comptait bien être dehors avant s . s été...