- Je peux descendre les bagages ? Vous restez ici ?

- Non, fit-elle en détournant la tête, nous allons à la maison.

- On rentre en Bretagne ? s'écria Bina, plutôt déçue elle aussi parce qu'elle s'était fait une image plaisante de son retour à Saint-Malo en la seule compagnie du maître de ses pensées.

- Non. Rue du Mont-Blanc, Jaouen ! J'ai signé de nouveau pour six mois...

Le soulagement fut si brutal qu'il aurait pu crier de joie, mais à la tête de Laura il devinait que tout triomphalisme serait mal venu. Il n'en sauta pas moins sur son siège avec une légèreté qui traduisait bien son état d'esprit et, en faisant repartir ses chevaux, il souriait, lui qui ne souriait jamais. De toute manière, si Laura était restée rue Chantereine, il était bien décidé à rapatrier Bina puis à revenir clandestinement mais à brides abattues. Jamais il ne renoncerait à veiller sur Laura !

- Quand nous serons à la maison, reprit celle-ci d'un ton maussade, vous irez voir dans les boutiques du Palais-Royal si vous nous trouvez de quoi ne pas mourir de faim. Les placards doivent être vides...

Ce fut pourtant avec un certain plaisir qu'elle réintégra le petit hôtel douillet qui lui avait servi de nid à elle-même et de refuge à Jean. Au moins, elle y trouverait peut-être trace de son passage...

Les bagages montés, elle laissa Bina s'en occuper et descendit au jardin qui avait toujours été son lieu de prédilection. Il avait beaucoup plu ces derniers jours et l'herbe y poussait dru. La mauvaise plus encore que la bonne, mais les arbres montraient déjà des bourgeons et les lilas avaient de petites pointes vertes. Laura alla jusqu'au banc de pierre où elle avait rêvé si souvent, où, pendant des heures, elle avait attendu jusqu'à l'aube l'arrivée de la petite princesse et de sa tante que Batz voulait confier à ses soins après leur évasion du Temple, tandis que lady Atkyns emmènerait la Reine et que Batz lui-même se chargerait de l'enfant roi. Elle s'y assit.

Le printemps était en marche. Cela se sentait à l'odeur de la terre, et soudain Laura bénit Julie de ne pas lui avoir offert l'hospitalité attendue. Elle allait faire en sorte, à présent, que sa maison soit toujours prête pour celle qui n'était pas venue mais qui, peut-être, y viendrait...

CHAPITRE VIII

CINQ PAS DANS LES NUAGES.

Les deux jours qui suivirent, Laura les employa à se reposer des fatigues du voyage tout en renouant peu à peu avec ses habitudes de l'année précédente, cependant que Jaouen se rendait dans les lieux publics : le Palais-Egalité, ex-Palais-Royal, les abords de la Convention toujours cramponnée aux Tuileries et les cafés. Au soir du deuxième jour, il en revint avec Ange Pitou qu'il avait trouvé près du bassin de ces mêmes Tuileries, un pied posé sur une chaise et fort occupé à griffonner sur son genou pendant qu'un muscadin et un jacobin se tapaient dessus avec conviction à coups de ce gourdin que les jeunes élégants venaient de mettre à la mode. Ce fut le muscadin qui gagna et, son ennemi une fois à terre, il le saisit avec une poigne de fer fort peu en rapport avec sa mine délicate et l'envoya se rafraîchir les idées dans le bassin où il s'étala avec un gros " plouf " aux acclamations des spectateurs. Pitou alors cessa d'écrire, remit dans sa poche son carnet, son crayon, haussa les épaules et, en se détournant, tomba presque dans les bras du Breton. Aussitôt son visage s'illumina :

- Jaouen ! Mais qu'est-ce que tu fais là ? Je te croyais toujours à Port-Malo ?

- On en revient comme tu vois. Et toi, tu t'intéressais au différend de ces deux personnages ?

- Oui et non : des bagarres comme ça, il y en a tous les jours et je notais seulement quelques réflexions à ce sujet... mais dis-moi, si tu es à Paris est-ce... est-ce qu'elle est revenue, elle aussi ?

- Qui donc ?

- Hé, pardieu tu le sais bien ! Laura, ma chère Laura ?

- Oh ! tu veux dire miss Adams ? Il me semble, en effet, qu'elle séjourne ici depuis deux jours.

- Et c'est seulement aujourd'hui que tu viens me le dire ?

Pitou démarra aussitôt et prit sa course vers la sortie des jardins, suivi par Jaouen qui ne réussit pas tout au long du parcours à le rattraper : il avait des ailes ! Et elles le portèrent ainsi jusqu'à la rue du Mont-Blanc où il arriva hors d'haleine comme son poursuivant. Victime d'un méchant " point de côté " il se plia en deux contre le pilier d'entrée pour reprendre souffle mais sans oublier d'agiter la cloche. Un instant plus tard, il tombait dans les bras de Laura sans pouvoir articuler autre chose que : " Enfin, vous voilà ! "...

- Vrai, ronchonna Jaouen qui arrivait derrière lui, je n'aurais pas cru lui faire un tel effet. Il m'a fait galoper sans désemparer depuis le bassin des Tuileries...

- Pardonnez-moi, Laura ! émit enfin Pitou dont la respiration s'apaisait, mais vous n'imaginez pas ma joie ! Quand cet animal m'a dit que vous étiez là, j'ai cru que le ciel s'ouvrait ; tous les anges chantaient dans ma tête...

- Alors priez-les de bien vouloir se taire ! Nous avons tant de choses à nous dire ! fit la jeune femme en riant. Et d'abord asseyez-vous ! Nous allons boire à nos retrouvailles et puis vous resterez à souper...

Revoir le journaliste était pour Laura un moment de joie pure. Il s'était toujours montré le plus fidèle, le plus gai et le plus serviable des amis, et elle l'aimait comme elle eût aimé un frère. Elle savait bien sûr qu'il était amoureux d'elle. Les femmes savent toujours ces choses-là, mais jamais il ne l'avait importunée de ses sentiments parce qu'il n'ignorait rien de ceux qu'elle portait à Batz, son ami et son chef, et qu'il avait la sagesse de se contenter de l'affection réelle qu'elle lui donnait. Il l'aimait assez pour la vouloir heureuse, même avec un autre puisque cet autre était l'homme qu'il admirait le plus...

On parla donc et longtemps.

Laura la première raconta ce qu'elle avait vécu depuis son départ de Paris avec Lalie en septembre dernier et comment l'ancienne tricoteuse du club des Jacobins et de la Convention se retrouvait à la tête de l'armement Laudren où elle faisait merveille. Elle fut surprise, et touchée d'entendre alors Pitou commenter ce nouvel avatar dans les mêmes termes, exactement, que ceux employés par La Fougeraye :

- C'est une sacrée bonne femme ! Rien ne m'étonne vraiment d'elle et le baron savait bien ce qu'elle valait.

Pour la première fois, l'ombre de Batz venait d'entrer dans le petit salon paisible où les deux amis bavardaient autour d'un guéridon encore servi et placé devant le feu. Avec lui pénétrait le vent de l'aventure et c'est cela peut-être qui fit frissonner Laura. Jouant avec une poire d'hiver prise dans une corbeille, elle demanda sans regarder son hôte :

- Savez-vous où il est ?

- Oui. A Bruxelles, dit Pitou avec placidité en sirotant son verre de vin de muscat.

- Pourquoi Bruxelles ?

- Pour y retrouver son ami Benoist d'Angers, le banquier dont vous vous souvenez sans doute. Celui-ci lui a fait savoir qu'un autre de ses amis, l'ancien avocat Orner Talon qui arrive d'Amérique, s'y trouve en ce moment. Le colonel Swan est parti avec lui. Vous savez qu'il se passionne toujours pour les affaires d'argent...

- A-t-il retrouvé le petit roi ?

- Oui, mais il ne sait pas où il est. Ce secret-là est à présent celui du prince de Condé et du duc d'Enghien, ce qui a rassuré Batz sur son sort. A présent il s'attache aux préparatifs de son retour, ce qui nécessite énormément d'argent... et d'autres armes aussi pour barrer le chemin à celui qui se fait appeler le régent de France. Ce Talon détiendrait des documents qui pourraient être fort gênants au cas où Monsieur prétendrait supplanter son neveu et ceindre la couronne... s'il prenait fantaisie un jour à notre curieux peuple de réclamer un roi...

- Croyez-vous que ce soit possible ?

- Allez savoir ! A la Convention, on s'agite beaucoup autour du Temple depuis que Barras, peu après le 9-Thermidor, est allé passer une inspection où le sort fait à l'enfant prisonnier l'a indigné. Des voix alors se sont élevées, réclamant que l'on n'accorde " point de perfide pitié sur les restes de nos tyrans sur un enfant orphelin auquel il semble qu'on voudrait créer des destinées ". Ce sont les termes exacts de Mathieu, le député de Compiègne, et ils ont suscité une vive émotion...

- Mais, si ce Barras est allé à la prison, il ne s'est pas aperçu de la substitution ?

- S'il s'en est aperçu il n'a rien laissé paraître, et n'a pas relevé les propos de Mathieu. Bien mieux, en décembre dernier Mathieu s'est rendu au Temple avec les députés Reverchon et Harmand de la Meuse. A son retour, il semblait sinon satisfait du moins plus tranquille. Il a rapporté n'avoir vu là-bas qu'un garçon proprement tenu - grâce à Barras ! - mais qui a l'air d'être sourd et muet ou alors complètement idiot et qui passe son temps à faire des châteaux de cartes. Là-dessus, la Convention a recommencé ses palabres et ses hésitation. Quelqu'un a proposé que l'on se débarrasse définitivement des enfants royaux en les exilant. Nouveau tollé. Vite réprimé, cette fois, par

Cambacérès disant qu'il y a peu de danger à tenir en captivité les individus de la famille Capet mais qu'il y en aurait beaucoup à les expulser. Et là-dessus, il a ajouté : " L'expulsion des tyrans a toujours préparé leur rétablissement et si Rome eût retenu les Tarquins, elle n'aurait pas eu à les combattre. " Ce qu'il y a de bien avec l'histoire romaine, c'est que l'on y trouve toujours chaussure à son pied, conclut Pitou avec une grimace.

- Mais elle, s'inquiéta Laura, Madame Royale, qu'en advient-il en ce moment ?