- On va vous apporter tout de suite du café bien chaud, acheva-t-elle en se laissant enfin tomber dans un fauteuil identique.

Un peu ahurie par cette réception tumultueuse mais plutôt amusée, Mlle Louise sourit :

- Vous semblez penser que je vous apporte de bonnes nouvelles ? Je pourrais vous ramener seulement un attelage qui ne m'appartient pas ?

- Et à moi pas davantage. D'ailleurs, cela vous obligerait à rentrer par le coche qui n'a rien d'agréable...

- Oh, l'agrément, qui le cherche de nos jours ? C'est vrai, je vous apporte des nouvelles mais je ne suis pas certaine que vous les jugerez vraiment bonnes...

- Vous avez retrouvé M. de la Fougeraye et il est mort ?... bredouilla Laura avec soudain des larmes dans les yeux.

- Non. Il n'est pas mort, mais son état n'est guère satisfaisant. Il ne se souvient de rien... pas même de son propre nom ! Cela est dû à une grave blessure reçue à la tête...

- Où était-il ?

- Pas bien loin du Guildo, chez un vieux fou de sorcier - pas si fou qu'il en a l'air d'ailleurs ! - qui vit dans une masure à demi écroulée non loin des ruines du château. Presque tout le monde a peur de lui. Dans le coin on dit qu'il connaît les herbes, ce qui inciterait plutôt les gens à aller le voir, mais aussi qu'il est " visionné " c'est-à-dire qu'il voit les fantômes et peut s'entretenir avec eux. Alors on le craint et on le laisse tranquille...

- Autrement dit, lors des recherches on n'est pas allé chez lui ?

- Si. Les gendarmes sont courageux et, surtout, votre capitaine Crenn qui n'a pas l'air d'avoir froid aux yeux. Il est allé chez Yann qu'on appelle Gornek, ce qui veut dire le Cornu et désigne volontiers le Diable, mais il n'a rien trouvé. Le vieil homme l'a laissé fouiner dans son repaire sans cesser d'écailler les poissons pour sa soupe et n'a répondu à ses questions que du bout des lèvres ou en haussant les épaules, mais à moi il a parlé...

- Il vous connaît donc si bien ?

- Vous savez, je suis une vieille chouanne. D'aucuns diraient une vieille chouette et à Yann il arrive aussi de chouanner parce que les Bleus, il les déteste. Moi, il sait que je suis une " bonne ", comme il dit, alors il veut bien causer. Je me doutais qu'il me dirait ce que je voulais savoir et que, si quelqu'un pouvait éclairer la disparition de La Fougeraye, c'était lui.

- Alors ?

- Eh bien, voilà l'histoire. Ce qu'il en sait tout au moins. La nuit que vous avez passée à l'auberge, le Cornu - ça lui va à merveille : il a sur la tête deux épis qui évoquent des cornes ! - s'est levé un peu avant l'aube. Il s'était souvenu d'avoir oublié son haveneau sur les rochers, et la mer remontait. C'est là qu'il a trouvé notre ami avec une vilaine blessure à la tête et du sang qui coulait encore. Il ne s'est pas posé de questions. Pas tout de suite. Il a compris qu'on l'avait mis là pour que le flot le recouvre et l'emporte en refluant. Il l'a chargé sur son dos juste à temps : l'eau mouillait ses pieds. Et il l'a ramené chez lui. Ou plus exactement dans une cachette qu'il ne m'a pas révélée parce qu'il se doutait bien qu'on le rechercherait.

- Il le connaissait ?

- Je vous ai dit qu'il chouannait plus ou moins. Et puis La Fougeraye est venu plusieurs fois au château du Val quand les Chateaubriand en étaient encore maîtres. Alors Yann a donné les premiers soins et l'a caché assez bien pour que l'on ne l'entende pas délirer. Ça a duré des jours, et souvent il a cru que son blessé allait passer, mais Yann, s'il le voulait, pourrait être le meilleur médecin de Haute-Bretagne - il aurait même été, il y a longtemps, chirurgien de marine avant qu'on l'accuse de je ne sais quel forfait. Je n'ai pas compris comment il s'y est pris, mais il a réparé le crâne de La Fougeraye et il l'a remis sur pied ou à peu près. Il ne lui manque qu'une chose : la mémoire.

- Et il est toujours là-bas ?

- Non. Il est chez nous. Quand j'ai raconté à ma sour Léonie ce que j'avais découvert, elle a jeté les hauts cris en disant qu'on ne pouvait pas permettre qu'un homme de sa qualité reste tapi au fond d'un trou puant en compagnie d'un vieux fou jusqu'à la consommation des siècles. Elle a dit aussi qu'il fallait aller le chercher. Alors nous sommes allées de nuit chez Gornek, mais sans passer par le Guildo. Il y a un chemin qui, de Trégon, descend jusqu'à une faible distance des ruines. Nous n'avons pas eu beaucoup de peine à convaincre Yann de nous le remettre. Je crois même qu'il était un peu soulagé parce qu'en guérissant La Fougeraye devenait bruyant : il vitupère on ne sait quels ennemis... et il chante !

- Il chante ?

- Oui et, par moments, de drôles de chansons. Si ce n'était si triste de le voir quasi dément, je vous avoue que je trouverais amusant de voir ma sour prendre des airs de chrétienne livrée aux lions quand Bran entonne certains couplets.

- Et vous êtes seules à l'entendre ? Les voisins ?

- Oh, les voisins sont au courant. D'ailleurs, il n'y avait aucune raison de se cacher puisque la gendarmerie a recherché elle-même La Fougeraye. Je m'y suis rendue au lendemain de son arrivée chez nous.

- Et avez-vous dit d'où vous le sortiez ?

- Je ne jouerais jamais un aussi mauvais tour à Yann Gornek. J'ai dit que je l'avais trouvé errant sur la lande et que d'abord je ne l'avais pas reconnu, déguenillé qu'il était avec la barbe longue, les traits ravagés et le vieux chapeau cachant son crâne rasé où les cheveux repoussent mal, mais qu'ensuite j'avais pensé que la seule chose à faire était de le ramener à la maison.

- Et vous comptez le garder ?

- Où voulez-vous qu'il aille dans son état ? Il a encore besoin de soins...

- Qu'on pourrait peut-être lui dispenser chez lui ? H ne vit pas seul à La Fougeraye que je sache, et ses serviteurs m'ont paru dévoués.

Mlle Louise rougit aussi violemment qu'aurait pu le faire la sensible Léonie, toussa pour éclaircir une gorge soudain encombrée.

- Certes, certes ! Mais vous savez que sur son promontoire le domaine est loin de tout, sauf de la mer. Chez nous, en ville, nous disposons de plus de facilités à commencer par notre médecin et un apothicaire...

- Et surtout, assena Laura en souriant, Mlle Léonie tient essentiellement à soigner de ses mains un blessé qui lui est cher ?

Louise de Villeneux ne put s'empêcher de rire :

- Je vois que vous savez à merveille " délaby-rinther " les sentiments et j'aurais dû parler plus net. Les temps ne sont plus aux mignardises de salon ! Voilà des années que ma sour souhaite s'attacher notre ami et, même réduit à cet état, elle en est heureuse. Les soins qu'elle lui donne sont touchants, ajouta-t-elle en reprenant son sérieux.

- Je n'en doute pas et je suppose qu'il est inutile de vous rendre votre visite... puisque M. de la Fougeraye ne se souvient de rien ?

- Inutile, en effet ! Mais je tenais à ce que vous cessiez de vous tourmenter à son sujet.

- Merci. Une question se pose encore, cependant. Qui l'a mis dans cet état ? L'aubergiste du Guildo ? Il a une vraie tête d'assassin...

- J'y ai pensé, bien sûr, mais pour quelle raison aurait-il agi ainsi ? Yann a parlé d'une chute malencontreuse dans les rochers...

- Qu'est-ce que La Fougeraye serait allé y faire en pleine obscurité et alors que, peu confiant justement dans l'aubergiste, il m'avait annoncé son intention de ne pas se coucher et de passer la nuit dans la salle ? Votre Gornek me paraît moins intelligent que vous le dites...

- Ne vous y trompez pas ! Il m'a servi ce qui ressemble à une version officielle. Mais il n'y croit pas... Et maintenant, La Fougeraye va rejoindre la collection de légendes affreuses qui courent sur le château de Gilles de Bretagne-Mile Louise acheva le café qu'elle avait bu avec une visible délectation et se leva. Laura en fit autant mais, au lieu de l'accompagner au-dehors, elle la pria de l'attendre, s'éclipsa et revint portant un sac de jute d'environ trois livres, fermé par un lien scellé d'un cachet rouge :

- Votre blessé aime beaucoup le café, dit-elle et, avec ce mauvais hiver, vous en manquez peut-être un peu ce qui n'est pas notre cas.

A nouveau la vieille demoiselle rougit mais cette fois, ce fut de plaisir. Empoignant alors Laura aux épaules, elle lui plaqua un baiser sonore, à la paysanne, sur chaque joue :

- Merci ! dit-elle émue. Vous êtes un brave cour ma petite, et moi je n'en ai jamais douté...

Au moment où elle allait partir, Laura s'avisa que le temps était toujours aussi exécrable et la retint :

- Vous n'allez pas rentrer ce soir à Plancoët ? Le mieux serait de rester ici ?

- Je vous remercie mais non. Je ne rentre pas chez nous ce soir. Passé la Rance, je sais où trouver un lit.

Laura n'insista pas et reconduisit enfin sa visiteuse. En rentrant avec Jaouen qui avait mis la vieille fille en voiture, elle ne put s'empêcher de remarquer :

- Il me semble que, chez lui, au milieu de ses habitudes, La Fougeraye aurait plus de chances de recouvrer la mémoire ? Le garder à Plancoët n'a aucun sens.

- C'est aussi mon avis mais la mégère que j'ai vue l'autre jour n'a sans doute pas le même point de vue. Un mauvais hasard lui a livré celui qu'elle aime. Elle fera tout pour le garder. Vous devriez le comprendre ?

- Oh, je comprends tout à fait. Eh bien, laissons ce pauvre homme à son sort ! Il a au moins l'avantage de lui faire oublier ses haines comme ses amours et la cruelle blessure infligée par sa fille. C'est peut-être mieux ainsi...

Et Laura remonta dans sa chambre, emportant la pénible impression d'être de moins en moins utile et de ne servir à rien. Le silence de la maison dont les épais murs de granit étouffaient les bruits lui parut soudain insupportable. Alors que Lalie débordait d'activité, elle-même ne se trouvait plus aucun pôle d'intérêt : elle se faisait l'effet d'un naufragé jeté par la mer sur un îlot stérile sans aucun moyen de communication avec un vaste monde où chacun s'affairait, courait à ses travaux, à ses amours... Elle découvrait chaque jour davantage à quel point elle avait changé... à quel point Batz l'avait changée ! Il ne restait plus grand-chose de la petite marquise de Pontallec, ravagée de douleur par la mort de son enfant et tentant désespérément de s'accrocher à l'homme qu'elle avait épousé, cherchant simplement la mort quand elle se sut abandonnée. Et Batz était venu et rien n'avait été comme avant. A présent, Laura découvrait que du fond de sa belle demeure bretonne, elle regrettait jusqu'aux temps affreux de la Terreur où la peur du lendemain mais surtout la crainte de ce qui pouvait arriver à celui qu'elle aimait donnaient son prix à chaque jour.