- Il faudrait qu'il soit très vieux, ou très las.

Alors je le serai aussi et l'amour ne serait peut-être plus qu'un souvenir...

Lalie rangea son tricot dans la petite table à ouvrage placée près d'elle, se leva et vint embrasser Laura :

- Vous parlez comme une douairière et vous avez à peine vingt et un ans ! Faites un peu plus confiance à l'avenir ma chère petite ! Et puis allez donc dormir ! Peut-être ferez-vous un beau rêve.

- Il y a bien longtemps que je ne sais plus ce que c'est qu'un beau rêve.

Dans les jours qui suivirent, Laura, en dehors des repas pour l'horaire desquels Mathurine se montrait pointilleuse, ne vit guère son amie qui ne cessait de courir entre les bureaux, le port et les chantiers de construction navale de " Port-Solidor ". Somme toute, elle se retrouvait petite fille auprès d'une mère trop occupée pour lui donner autre chose qu'une attention distraite, mais le pavillon Laudren allait de nouveau flotter sur plusieurs navires et, jour après jour, les traces des méfaits de Pontallec s'effaçaient...

Laura ne tarda pas à s'ennuyer. Elle connaissait peu de monde et Marie-Pierre elle-même, si elle savait le nom du plus modeste calfat ou du plus petit mousse, entretenait peu de relations avec les dames de Saint-Malo. A l'exception d'une seule : Rosé Surcouf de Boisgris qui était sa contemporaine... et son contraire : essentiellement femme d'intérieur, Rosé Surcouf avait mis au monde neuf enfants dont il ne lui restait que cinq : quatre garçons : Charles, Nicolas, Robert, Noël et une fille, Rosé-Hélène. Les quatre fils étaient alors tous embarqués et croisaient dans les mers du Sud. La fille avait opté pour le célibat et restait près de sa mère. Jaouen aussi connaissait bien les Surcouf parce qu'ils possédaient un domaine, près de Cancale, où la famille passait le temps d'été, et que ce domaine était peu éloigné du clos Marguerite où vivaient alors les grands-parents de Joël. Celui-ci avait souvent joué avec les gamins lorsqu'il allait leur rendre visite. Ce fut lui qui favorisa le rapprochement de Laura et de cette femme douce, un peu timide, dans les veines de laquelle coulait pourtant le sang de Porcon de la Barbinais, celui qu'on appelait le Regulus breton parce que, capturé par les Barbaresques et envoyé par le Dey d'Alger proposer la paix à Louis XIV, il dissuada celui-ci d'accepter les propositions puis, fidèle à la parole donnée, était revenu se constituer prisonnier, sachant bien que sa tête ne tiendrait plus longtemps à ses épaules. Le lendemain de son retour, en effet, elle commençait à se dessécher au soleil sur les murailles d'Alger...

Connaissant le retour au pays de la fille de sa vieille amie dont elle avait déploré le remariage avec son gendre, Rosé Surcouf, qui avait cessé de porter le nom de Boisgris par prudence, n'osait trop s'approcher d'une jeune femme de qui, en ville, on ne savait que penser. Les mauvaises langues insistant volontiers sur le fait qu'elle " avait eu des aventures ". Jaouen, la rencontrant un matin à la criée aux poissons, la convainquit de venir voir Laura en lui faisant un résumé succinct des fameuses aventures. Or si Mme Surcouf était timide, elle était aussi sensible aux souffrances d'autrui qui pouvaient éveiller en elle un enthousiasme combatif. Elle vint, vit Laura... et tomba sous son charme. Sous celui de Lalie aussi, encore qu'avec un peu de distance, mais du jour de sa visite, les deux femmes eurent en elle un ardent thuriféraire et les mauvaises langues se le tinrent pour dit. Mme Surcouf partait de ce principe qu'avoir survécu à la Révolution représentait un effort suffisant pour qu'on n'y ajoute pas en cherchant des noises hors de saison.

Elle plaignait Laura de tout son cour d'avoir eu Pontallec pour époux et, surtout, de n'avoir pas encore eu la chance de retrouver son corps, ce qui lui aurait permis de se remarier mais, faisant confiance à la Providence, Mme Surcouf priait en secret pour qu'une preuve de la mort de ce sacripant apparût sans trop attendre : elle verrait assez bien la jeune veuve devenir sa belle-fille. De ses quatre fils, seul l'aîné Charles avait pris femme, en la personne d'Adélaïde Olivier qui ne l'avait pas vu depuis plusieurs mois car, depuis mars, il servait sur une canonnière de l'escadre. Nicolas, âgé de vingt-quatre ans, était encore libre et aussi Robert, le démon de la famille qu'il avait bien fallu laisser s'embarquer à treize ans parce que, rebelle à toute formation cléricale alors que sa mère aurait voulu le voir " d'Eglise ", il battait ses professeurs du collège de Dinan. Celui-là avait tout juste l'âge de Laura. Il servait, en cet hiver 1794 sur la corvette l'Hirondelle qui avait escorté le Griffon jusqu'à la pointe de l'Afrique et Rosé y avait vu une sorte de signe du Ciel, même si Nicolas, qui voguait alors dans la mer des Antilles, eût peut-être été un époux plus paisible pour la jeune femme. Mais Rosé comptait sur la séduction de Laura pour assagir son diable à quatre par ailleurs le garçon le plus loyal, le plus droit et le plus vaillant qui soit. Aussi ne manquait-elle jamais de chanter ses louanges, avec un rien d'ironie il est vrai, chaque fois qu'elles se rencontraient. Ce qui commençait à agacer Jaouen dont la jalousie se réveillait facilement mais amusait Lalie :

- Si cela fait plaisir à Mme Surcouf de rêver, pourquoi l'en empêcher ? raisonnait-elle. Vous savez bien que Madame Laura ne peut pas se remarier tant qu'on n'a pas retrouvé le cadavre et, en admettent même que cela arrive demain, la voyez-vous vraiment tomber amoureuse de ce jeune homme dont on dit que la mer et le combat sont ses seules passions ? Cependant ce ne serait pas une si mauvaise chose...

- Vous pensez au baron ? Il est votre ami, pourtant.

- Oui, et si elle avait la moindre chance d'être heureuse avec lui j'y aiderais de toutes mes forces, mais on n'épouse pas la tempête !

- Alors pourquoi voudriez-vous la marier à Robert Surcouf ? C'est, lui aussi, la tempête...

- Sans doute ! Je préférerais tout de même celle qui laisse une femme durant des mois au logis en attendant le retour du marin, dans l'inquiétude peut-être mais dans la sûreté d'un foyer, à celle qui jetterait à nouveau cette même femme sur les routes de l'aventure. Batz a la conspiration dans le sang et ne connaîtra ni trêve ni repos tant que le Roi - le sien ! - ne remontera pas les marches du trône. Alors laissez donc papoter Mme Surcouf ! Elle a l'avantage de distraire Madame Laura...

- Eh, je sais bien qu'elle s'ennuie ! Hier elle m'a dit qu'elle avait envie d'aller à Komer où elle n'est pas retournée depuis que nous y avons mené le corps de la petite Céline et j'ai dû lui expliquer que ce serait dangereux. Vingt lieues dans les profondeurs du pays avec les partisans, bleus et blancs, qui s'y tapissent et se sautent dessus à la première occasion ! Avec aussi la misère qui règne...

Depuis Noël, en effet, le nord de l'Europe connaissait un hiver particulièrement rigoureux, et en France il était peut-être plus cruel encore à cause de l'état de guerre civile. La Convention toujours debout contre vents et marées devait faire face à une situation financière et économique critique. Le numéraire se cachait, la planche à billets fonctionnait à plein et les assignats se dévalorisaient chaque jour un peu plus. Aussi les denrées se raréfiaient-elles et celles qui arrivaient sur le marché atteignaient des prix fantastiques car les récoltes de l'été de la Terreur avaient été mauvaises, comme si la terre vomissait la pourriture du sang dont on l'avait gorgée.

A Paris, le peuple vivait des jours dramatiques. Le thermomètre descendit à 18 degrés au-dessous de zéro ; la Seine gelée ne permettait plus l'arrivée des convois, principalement de bois, et pour avoir des fagots, on dévasta plus ou moins Boulogne, Vincennes et Saint-Cloud. Le pain, les légumes, la viande, le charbon, l'huile manquaient et des queues patientaient interminablement aux portes des boutiques. Pourtant, dans la capitale assiégée par la faim, une poignée de trafiquants, de profiteurs et de parvenus s'empiffraient sans vergogne...

Evidemment cet état se répercutait sur la province et la Bretagne, bien que bénéficiant d'un climat plus clément, souffrait comme les autres même si la pêche permettait de se nourrir un peu mieux qu'ailleurs. Quand le temps le voulait, à marée basse, les grèves connaissaient une grande affluence de gens armés de pelles, de couteaux, de seaux et de petits filets à crevettes. Et, de toute façon, le baromètre n'était pas vraiment propice aux voyages, même sur une petite distance...

Cependant, quelques jours après la Chandeleur, une charrette menée par une femme franchit la porte " Vincent " qui n'allait pas guère tarder à retrouver son saint, s'engagea dans la Grand-Rue, tourna dans la rue Porcon-de-la-Barbinais pour s'arrêter devant le portail de l'hôtel de Laudren. De sa fenêtre, Laura qui contemplait avec désenchantement le trafic quotidien reconnut aussitôt l'attelage et sa conductrice qui sautait à terre : Mlle Louise de Villeneux avec la charrette de La Fougeraye.

En un clin d'oil elle fut en bas, hurlant que l'on ouvre le portail, et se précipita dans la rue pour accueillir la vieille fille sans se soucier du coup de vent qui arrachait son bonnet de mousseline en lui tirant les cheveux :

- Vous êtes venue, et par ce temps ? s'écria-t-elle en prenant l'arrivante dans ses bras comme s'il s'agissait d'une parente affectionnée pour l'entraîner dans la maison. Il faut que vous ayez des nouvelles ! Ne vous souciez pas de la voiture et du cheval, Jaouen va les rentrer et s'en occuper... Vous avez fait bon voyage ? Et pas de mauvaises rencontres ?

Elle éprouvait une joie parfaitement disproportionnée avec l'événement et parla presque sans interruption jusqu'à ce que l'on fût devant le feu de la grande salle où elle débarrassa la visiteuse de sa grosse mante et des socques dont elle protégeait ses souliers avant de la faire asseoir dans un fauteuil en tapisserie.