- J'aurais bien voulu la voir, la note, dit un pêcheur occupé à planter un morceau de poisson sur une tranche de pain. M'est avis qu'il y en a pas eu du tout et que Le Carpentier a saisi la première occasion de filer sans tambours ni trompettes. Est ce que quelqu'un a assisté à son départ ?

- Si certains l'ont vu personne n'en a soufflé mot, dit l'aubergiste. Il faudrait interroger les soldats qui étaient de garde à la porte de Dinan.

- S'il leur a ordonné de se taire ils ne diront rien. On a encore peur de lui, j'crois bien, parce qu'on ne sait pas au juste ce qu'il garde comme pouvoirs-Un personnage déjà âgé, bien mis, qui mangeait une cotriade à une petite table près de la cheminée et que tous semblaient considérer, prit la parole :

- Inutile d'interroger les factionnaires, ils ne vous diront rien. Le grand homme a filé comme un voleur, la nuit, à marée basse et par les grèves. Quelqu'un l'a vu, et comme le Comité de surveillance de Port-Malo a été destitué le lendemain, personne ne lui courra après...

- La note était peut-être vraie, maître Bouvet, dit un homme. Si c'est le cas, il est parti pour Paris...

- En se cachant ? Je vous parie, moi, qu'il a regagné son Cotentin natal où il doit espérer se perdre dans les landes et les chemins creux...

- Et son ami Pontallec, qu'est-il devenu ? C'était Jaouen qui, élevant la voix, venait de se faire entendre. Tous les yeux se tournèrent vers lui mais ce fut le silence.

- Eh bien ? insista-t-il. Etes-vous tous devenus muets ? Ou bien n'avez-vous jamais entendu ce nom ? Pontallec ?

Avec un bel ensemble, ces gens dont certains étaient sans doute des révolutionnaires se signèrent plus ou moins discrètement cependant que l'aubergiste Henry s'approchait :

- Citoyen, dit-il, si vous êtes de ses amis, vous feriez mieux de quitter cette maison. Tous ici nous l'avons connu mais pas pour notre bien. Alors...

Le geste complétait la parole et indiquait la porte. Jaouen haussa ses larges épaules :

- Je ne suis pas son ami, loin de là, et si je le cherche c'est parce que j'ai un compte à régler avec lui. Mais vous venez de dire : " Nous l'avons connu. " Est-ce qu'il n'est plus là ?

L'atmosphère se détendait. Les conversations reprenaient, bien qu'à mi-voix. Henry alla chercher une bouteille d'eau-de-vie, des verres, et vint s'asseoir à la table où Bina ouvrait de grands yeux effrayés sans plus oser manger.

- D'où le connaissiez-vous ? demanda-t-il encore, méfiant.

- Avant la Révolution, nous étions à son service, l'un et l'autre, fit Jaouen en désignant Bina de la tête. Moi je l'ai quitté pour aller me battre aux frontières après qu'il eut tenté à plusieurs reprises de faire assassiner sa jeune femme. Il a d'ailleurs fini par la dénoncer avant de prendre le large...

Le vieux monsieur que l'on appelait maître Bouvet quittait lui aussi son coin et s'approchait en bourrant sa pipe. On lui fit place, ou plutôt Bina, sentant qu'il valait mieux laisser les hommes entre eux, se leva pour lui donner la sienne avec une petite révérence dont il la remercia en lui pinçant la joue.

- La petite Laudren ! soupira-t-il en s'installant. Je ne l'ai guère connue. On a dit qu'elle avait été massacrée en septembre 1792. Ce qui a permis à son époux de la remplacer par sa mère. En revanche, j'étais proche de Marie-Pierre de Laudren et j'ai fait de mon mieux pour l'empêcher de commettre cette folie, mais il était séduisant le bougre ! Et il ne lui a pas porté chance à elle non plus...

- Il l'a tuée en s'arrangeant pour que cela ait l'air d'un accident, coupa Jaouen. Croyez-moi, j'en sais davantage sur ses crimes que vous tous réunis... mais ça ne me dit pas ce qu'il est devenu ?

- On n'en sait rien ! assena Me Bouvet. Il a disparu environ deux semaines avant son ami Le Carpentier...

- ... mais dans un bel incendie ! précisa Henry. Et on ne voit pas bien comment il aurait pu en réchapper.

- Quand un bateau brûle sur l'eau, il ne brûle jamais tout entier et on n'a pas retrouvé de corps.

- Les tempêtes de l'hiver le rapporteront bien un jour, renchérit le notaire.

- Si vous me racontiez ? demanda Jaouen qui écoutait le vieil homme avec attention.

- Je ne peux vous dire que ce que tout le monde sait. Une nuit, Pontallec s'est embarqué très discrètement sur le Marie-Rosé, un lougre appartenant à l'armement Laudren mais plus de première jeunesse. Solide encore tout de même et qui devait suffire à atteindre, au large, le navire anglais qui devait l'attendre. Il avait avec lui sa maîtresse, Loeiza. Une bien jolie fille, il faut dire, mais Pontallec l'avait prise aux Ursulines quand elles ont été jetées dehors. C'était la fille unique de Bran Magon de la Fougeraye, un hobereau des hauts de Rothéneuf. Celui-ci n'a pas aimé du tout que la petite devienne la catin de ce failli chien. Surtout quand il l'a sue enceinte. Il est allé la chercher et il l'a enfermée chez lui mais Loeiza, on ne sait pas trop comment, a su le départ de son amant, elle s'est enfuie et l'a rejoint. Alors ils sont partis ensemble mais ils ne sont pas allés bien loin : le Marie-Rosé venait de dépasser les Ouvres quand il a explosé. Un sacré feu d'artifice qui a illuminé le ciel et que tous ont pu voir ! Les mauvaises langues ont prétendu que La Fougeraye était sur le rempart et qu'il riait...

- Il devait bien y être pour quelque chose, fit Jaouen songeur. Auquel cas il n'y a pas de doute à garder : Pontallec est mort... Ils étaient nombreux à bord ?

- Quatre en comptant la petite. Pontallec s'était trouvé deux sbires, les frères Fragan, deux brutes aux muscles impressionnants mais pas beaucoup plus de cervelle qu'un petit pois, qui lui servaient de gardes du corps. Des marins convenables pourtant et qui viraient au cabestan avec autant de force que six hommes réunis. Aucun d'eux n'est reparu.

- Ça devrait pourtant, dit Henry qui connaissait la mer. On est au plein des grandes marées d'équi-noxe et le flot découvre loin. Et loin ils n'y sont pas allés, ceux du Marie-Rosé, Dieu ait leur âme malgré tout ! Au moins pour celles de la fille et des deux gars !

Personne ne s'était aperçu qu'Augustine Henry était entrée depuis un moment. Assise près du feu qu'elle tisonnait, elle écoutait en silence.

- Il faudra voir ! soupira Jaouen. C'est quel jour, la plus basse marée ?

- Demain, mais si c'est le bateau que vous pensez trouver, faut pas trop y compter. C'est profond là où il a coulé...

- On peut toujours espérer ! Bonsoir à la compagnie ! Il faut que j'aille prendre mes ordres pour demain.

Il quitta la salle. Augustine sortit derrière lui et l'arrêta au moment où il s'engageait dans l'escalier :

- Faites excuses, j'ai quelque chose à vous demander, quelque chose qui me tourmente...

- Hé bien ?

- C'est à propos de la jeune dame qui est là-haut. Depuis qu'elle est arrivée j'ai eu l'impression de ne pas la voir pour la première fois. Son visage me semble un peu familier et toute la soirée je me suis tourmentée pour essayer de le remettre...

- Il passe du monde dans votre auberge et si vous êtes physionomiste... grogna Jaouen mécontent en essayant de forcer le passage, mais elle tenait bon :

- Ne croyez pas que ce soit mauvaise curiosité, insista-t-elle gentiment, mais quand on retrouve les traits de quelqu'un qu'on aimait bien, ça fait toujours quelque chose...

- Il paraît que nous avons tous un sosie dans le monde. Exemple miss Adams : elle est américaine et...

- ... et elle ressemble au jeune M. Sébastien de Laudren, embarqué sur VAtalante en 1788, avec mon fils Yves qui était son ami d'enfance. IlAtalante... perdue corps et biens dans l'océan Indien la même année. Ils... ils avaient le même âge.

Il y avait des larmes dans les yeux de cette femme et Jaouen ne se sentit pas le courage de la rembarrer. Il ne se sentait pas davantage le droit de répondre à la question qu'elle n'osait pas formuler. Cela ne regardait que Laura et elle seule Simplement, il demanda :

- Vous connaissiez bien ce jeune homme et sa famille ?

- Lui surtout. Mme de Laudren passait une partie de l'été à la Laudrenais. Elle n'aimait pas quitter ses bureaux de Saint-Malo mais Sébastien, lui, venait chaque fois qu'il y avait des vacances avec l'abbé Joly son précepteur, un bien brave homme qui est mort de chagrin quand le naufrage a été annoncé. Les paperasses, ça n'intéressait pas le jeune Sébastien : il n'aimait que la mer alors, avec mon Yvon, ils allaient pêcher, se promener, visiter les moindres coins de la côte et, ici, on l'aimait bien. Il avait aussi une sour plus jeune de trois ans mais elle, on ne la voyait jamais au Vieux-Pélican. Une demoiselle n'a guère sa place dans une auberge et celle-ci, quand elle n'était pas au couvent, allait plutôt chez un sien parrain en forêt de Paimpont. Elle s'appelait...

- Anne-Laure, dit une voix qui parut comber du ciel et qui était celle de Laura : debout sur le palier, elle écoutait depuis quelques instants. Voulez-vous monter madame Henry ? Vous aussi Jaouen !

Ils la suivirent dans sa chambre où Lalie achevait son dessert. Laura alla jusqu'à la table pour se trouver en pleine lumière et se retourna :

- Vous avez de bons yeux, madame Henry, et bonne mémoire aussi. Je suis la sour de Sébastien, Anne-Laure de Laudren.

L'hôtelière recula comme devant un fantôme. - Sainte Vierge bénie ! L'épouse de Pontallec! Celle qu'on disait morte ? Je croyais... que vous étiez une... cousine ?

- Non c'est bien moi et je suis ici pour le rechercher et pour lui faire payer tout le mal qu'il a fait. A moi d'abord... à ma mère ensuite qu'il a convaincue de lui donner sa main et qu'ensuite il a tuée ! Alors dites-moi où il est !