Celui-ci pourtant semblait très soucieux :

- Nous rentrons bredouilles ! soupira-t-il en étalant devant le feu son manteau de cheval qui dégagea aussitôt une forte odeur de chien mouillé. Le citoyen Tangou avait raison : La Fougeraye semble avoir disparu de la surface de la terre aussi radicalement que s'il avait été enlevé au ciel ! Nous avons fouillé le village sur les deux rives et deux de nos hommes sont allés jusqu'à Saint-Jacut...

- Et le couvent ? demanda Laura. Avez-vous réussi à y entrer en dépit des pièges dont on m'a parlé ?

- Des pièges ? Et pour garder quoi ? Le couvent est vide, madame. Il ne reste même rien des meubles que les trois derniers religieux ont bien été obligés de laisser en s'enfuyant. Les pillards sont passés par là...

- Il n'y a rien ? murmura la jeune femme profondément déçue.

- Absolument rien. Je suis désolé...

- Pourtant, M. de la Fougeraye était certain de son fait !

- Je ne sais sur quoi il fondait cette certitude. En tout cas la preuve est là : il n'y a rien... Ah si, tout de même, j'ai trouvé ceci.

De sa poche, il tira un objet de métal terni, une sorte de sceptre en miniature dans lequel tintait un grelot. Un ruban fané s'y attachait encore.

- C'est un hochet d'enfant, je crois, et il devrait être en argent.

- Il est en argent, dit Laura en s'emparant du petit jouet dont elle frotta la tête avec son mouchoir avant d'ajouter avec émotion : il appartenait à mon frère et ma mère y tenait beaucoup ! Tenez, voyez ! Voici nos armes gravées... Et il était au couvent ?

- Oui, dans un coin où il a dû rouler.

- Eh bien, cela devrait suffire à vous prouver que M. de la Fougeraye ne se trompait pas. Les dépouilles de la Laudrenais ont séjourné dans cette maison. Autrement, je ne vois pas comment en expliquer la présence.

- Peut-être, mais qu'elles y soient venues est pour vous sans intérêt puisqu'elles n'y sont plus. Sans doute ont-elles été embarquées par la suite.

- Avec votre permission, capitaine, ce raisonnement ne tient pas, intervint Jaouen. Reprenons l'affaire à son début. Les déménageurs de la Laudrenais se sont servis de barges. En ce cas, je ne vois pas pourquoi on se serait donné la peine de hisser tout ce chargement jusqu'au monastère pour ensuite le remporter jusqu'à un navire ? Il était plus simple d'y aller directement à ce navire.

- Il est probable que tu as raison, reprit Crenn sans se formaliser, mais pas complètement. Moi, je vois la chose différemment : Pontallec s'est fait donner le vieux couvent pratiquement abandonné par ses moines dans l'intention d'en faire le coffre au trésor de toutes ses rapines et il y a joint ce que contenait la malouinière familiale, avec la bénédiction de son ami Le Carpentier. Là-dessus le vent s'est mis à souffler pour eux du mauvais côté mais peut-être avait-il pu faire passer certaines choses en Angleterre ou à Jersey. Peut-être aussi une grande partie se trouvait-elle à bord du vaisseau qui l'attendait au large de Saint-Malo au moment où le lougre a explosé ? Quant à ce qui pouvait rester au couvent, il est probable que les gens du pays en aient fait leurs choux gras. A commencer par l'aubergiste dont la tête et le comportement ne me reviennent pas du tout !

- Les gens du pays ont peur de ce domaine dont ils jurent qu'il est habité par des fantômes. Personne n'aurait l'audace d'y aller voir.

- Ils ont peur la nuit mais le jour est plus rassurant. Quant à Tangou, je gagerais ma moustache contre une poignée de seigle qu'il ne craint ni Dieu ni diable... Je suis désolé, Madame Laura, mais nous perdons tous notre temps ici !

C'était sans doute la sagesse mais, pour la jeune femme, c'était dur à avaler. Depuis des jours elle s'était reprise à espérer en cette fortune volée par son détestable époux parce qu'elle représentait le moyen de sauver définitivement l'armement Laudren. Certes, il était pénible d'envisager la vente des collections de ses aïeux, les jades, les beaux objets d'or et d'argent, les tabatières dont plusieurs étaient enrichies de pierres précieuses, les tapis tissés de soie et tout ce qui, autrefois, lui était apparu comme un environnement naturel. Mais si c'était le prix à payer pour que Lalie réussisse à préserver l'ouvre de Marie-Pierre de Laudren, sa raison d'exister qui avait été celle de tant de braves gens, alors ce n'était pas trop cher... C'était l'idée de rentrer les mains vides qui était insupportable ! Plus que vides même puisque, dans l'aventure, Bran de la Fougeraye avait sans doute laissé la vie.

Le matin suivant, on se préparait au départ quand Etiennette vint dire à Laura qu'une " citoyenne " voulait lui parler et, un instant plus tard, elle introduisait Louise de Villeneux dans la chambre de la jeune femme.

- Je suis venue vous prier d'excuser ma sour, dit la visiteuse. Elle vous a traitée de façon indigne alors que vous veniez lui confier l'équipage de notre ami...

- Vous n'avez pas à m'offrir d'excusés, mademoiselle. J'ai bien compris que la pauvre avait beaucoup de chagrin. Elle l'aimait, sans doute ?

- Et lui ne s'en est jamais douté ! Je suppose d'ailleurs que cette découverte ne lui aurait fait ni chaud ni froid mais ce n'est pas une raison pour vous traiter comme elle l'a fait. Et je n'aime pas que l'on pleure les morts avant d'être certain qu'ils le sont.

- Je crains, hélas, que la raison ne soit de son côté. Hier, le capitaine Crenn et les gendarmes ont fouillé le Guildo maison par maison. Il n'est nulle part.

- Les gendarmes de la République ? Allons donc ! Ils pourraient fouiller jusqu'au jugement dernier sans réussir à trouver ce que les gens d'ici veulent à tout prix leur cacher. Et vous vous en doutez n'est-ce pas ?

- Vous croyez ?

- Sinon, pourquoi m'auriez-vous amené la voiture et le cheval ?

- Peut-être, admit Laura. Après ce que j'ai entendu chez vous l'autre jour, l'idée m'est venue que si quelqu'un était capable de le retrouver c'était vous... Je ne sais trop pourquoi.

Un rapide sourire éclaira fugitivement le visage austère de la vieille demoiselle :

- Cela joue en faveur de votre intuition, ma chère, et je vous garantis qu'à moins qu'il ne repose au fond de la mer, je saurai où est passé La Fouge-raye. Et même s'il est sous les vagues ! Partez tranquille ! L'affaire est mienne à présent !

- Oserai-je vous demander...

- Des nouvelles ? Cela va de soi. Puisqu'il vous a amenée chez nous, c'est que vous êtes des nôtres !

Un bref salut et elle s'éclipsait, laissant Laura un peu réconfortée. Cette femme intrépide aurait rendu confiance à un moribond. Quelle différence avec sa larmoyante jumelle ! C'était même à peine croyable !

Un moment plus tard, la petite troupe se mettait en marche pour rejoindre le bac de la Rance à une allure raisonnable afin de ne pas fatiguer outre mesure le cheval de Jaouen qui portait aussi Laura. Le retour s'effectua sans autre inconvénient que le crachin têtu qui semblait installé jusqu'à la nuit des temps, enveloppait toute la région d'une brume liquide singulièrement pénétrante sous laquelle les cavaliers faisaient le gros dos. Aussi fut-ce avec soulagement que Laura, gelée et engourdie, se laissa déposer à terre par Jaouen dans la cour de sa maison. Avec soulagement mais non sans angoisse : elle redoutait le premier regard qu'elle échangerait avec son amie. Comme elle-même, Lalie plaçait beaucoup d'espoir dans l'expédition qui s'achevait si piteusement. La seule solution restante était la vente et Laura savait que Lalie, attachée de toutes ses forces au sauvetage entrepris, en aurait autant de peine qu'elle-même...

Il faisait nuit et des chandelles brûlaient derrière les vitres des bureaux du rez-de-chaussée. Laura échangea un regard avec Jaouen :

- Elle doit être encore en train de travailler ! dit-elle. Mieux vaut aller lui dire sans attendre que tout est perdu.

Tandis que Jaouen conduisait le cheval à l'écurie, Laura s'avança vers les quelques marches donnant accès à la porte vitrée et la poussa. Mais il n'y avait là que Madec Tevenin. Armé d'une longue plume d'oie aux barbes défraîchies, il recopiait fébrilement dans un gros registre le contenu d'une pile de papiers posés à côté. Il était même si absorbé par son travail qu'il n'entendit pas la porte s'ouvrir.

- Bonsoir Tevenin ! dit Laura. Mme de Sainte-Alferine n'est pas là ?

Il sursauta, lâcha sa plume et se leva maladroitement en lui adressant un sourire épanoui qu'elle ne lui connaissait encore pas

- Bonsoir Madame Laura. Non, Mme Eulalie n'est pas encore rentrée. Elle est au port !

- Au port ? Par ce temps ?

Le sourire du jeune homme s'élargit encore autant que c'était possible, tandis que derrière ses lunettes, ses yeux fatigués pétillaient :

- Oui... oui, absolument ! Elle ne l'a autant dire pas quitté depuis ce matin !

- Qu'y fait-elle ? Et pourquoi donc me regardez-vous ainsi Madec ? On dirait que vous voyez des anges ?

- C'est... c'est un peu cela ! Oh, ajouta-t-il en frottant ses mains l'une contre l'autre d'un air embarrassé, je sais bien que Mme la comtesse tient beaucoup à l'annoncer elle-même à Madame Laura. . et j'ai promis mais-Fatiguée, nerveuse, elle ne se sentait pas d'humeur à jouer aux devinettes :

- M'annoncer quoi ?

Madec Tevenin n'eut pas à rompre sa promesse. Derrière Laura, la porte du bureau s'envola sous la main de Jaouen, qui clama :

- Le Griffon est rentré au port ce matin ! L'annonce triomphante lui faucha les jambes.

Elle se laissa tomber sur une chaise :

- Le Griffon ?... Il est revenu ?

- Oui ! exulta le secrétaire. Il est revenu ! Il est là ! Bien sûr il a subi quelques avaries, mais l'équipage est au complet et la cargaison intacte ! C'est merveilleux n'est-ce pas ?