- Que craignez-vous puisque vous n'êtes plus seule ?

- La femme n'est plus là ! Peut-être est-elle allée chercher à son tour de l'aide...

- Elle a raison, intervint Jaouen. Nous aurons tout le temps ensuite d'apprendre ce qui s'est passé ici. Vous êtes venus avec la charrette qui est dans la cour ? ajouta-t-il, tourné vers Laura qui confirma. Je vais atteler et je mènerai...

- Je peux très bien le faire, dit Laura. Le cheval est doux et cela vous permettra de garder les vôtres...

En dépit des protestations du capitaine, Laura tint à payer son écot et laissa quelques assignats sur la table devant l'aubergiste qui roulait des yeux furibonds en poussant des grognements parce que Crenn avait jugé utile de le bâillonner.

- Sa femme le libérera si ça lui chante ! fit-il en conclusion. A moins qu'elle ne préfère le laisser ainsi ? Pour ce que j'en ai vu, je me demande ce qu'une créature comme elle fait avec un rustre comme celui-là. Elle est diantrement belle !

Quelques instants plus tard, le trio quittait le Guildo mais Laura était loin d'être satisfaite. Quand on fut à l'embranchement de deux chemins dont l'un allait sur Trégon et l'autre remontait sur Plancoët, elle engagea la charrette dans cette dernière direction tandis que le capitaine, qui allait devant, prenait la première.

- Ce n'est pas le bon chemin ! cria Jaouen en se portant à sa hauteur. Nous sommes venus par Trégon. C'est beaucoup plus rapide...

- Ah oui ? Alors pourquoi avez-vous mis si longtemps ?

- Le cheval du capitaine s'est déferré. Nous avons dû nous arrêter à Ploubalay... Faites demi-tour, Madame Laura !

- Certainement pas ! Moi, je vais à Plancoët... Je dois faire visite à des personnes amies de M. de la Fougeraye. Je crois qu'elles sauront le rechercher mieux que quiconque. D'ailleurs je leur laisserai cette voiture qui pourra leur être utile...

- Et vous reviendrez à pied ?

- Si l'un de nous devait rentrer à pied ce serait vous, mon cher Jaouen, fit Laura. Mais Rollon est capable de porter deux personnes : je reviendrai en croupe.

Crenn cependant accourait aux nouvelles. Laura lui fit part de son intention. Au contraire de ce qu'attendait Jaouen, il ne la combattit pas.

- Après tout, dit-il, ce n'est pas une mauvaise idée. Nous n'avons pas éclairci l'affaire du vieux couvent dont on vous a dit qu'il recelait les meubles et collections volés à la Laudrenais.

- J'ai voulu aller voir, soupira Laura mais dans le chemin j'ai rencontré l'aubergiste. Il a dit qu'il n'y avait rien...

- Et bien sûr, il était difficile d'insister compte tenu de la différence des forces en présence. Raison de plus pour que j'aille voir. Aussi, je vous accompagne à Plancoët. Je verrais les collègues et j'arriverai peut-être à obtenir une perquisition s'ils veulent bien se remuer un peu.

- Offrez une récompense ? suggéra Laura. Vous l'estimerez vous-même. Ma trésorerie peut encore me le permettre, surtout si je retrouve ce que je cherche...

On fit donc route ensemble jusqu'à la petite ville aux abords de laquelle on se sépara, Crenn allant à la mairie et Laura vers la demeure des demoiselles de Villeneux. En arrivant devant la porte, elle sauta à terre, attacha le cheval à un anneau puis fit comprendre à Jaouen qu'elle préférait qu'il n'entre pas avec elle :

- Ce sont deux vieilles filles, expliqua-t-elle. Vous pourriez les effrayer. En outre, elles seront plus en confiance seules avec moi qu'elles connaissent déjà...

Jaouen eut un de ses rares sourires et celui-là était franchement ironique :

- Encore un nid de chouans ?

Le regard noir de la jeune femme se planta dans le sien :

- Cela se peut en effet, et j'espère que vous l'oublierez. S'il y a une chance de retrouver M. de la Fougeraye, ce sont elles qui la détiennent. Attendez-moi, je n'en ai pas pour longtemps, ajouta-t-elle en frappant comme l'avait fait la veille son compagnon. Elle craignait un peu de se trouver devant la fragile et larmoyante Léonie et ce fut, en effet, ce qui se produisit : le visage inquiet qui apparut dans l'entrebâillement de la porte était le sien. Sans ouvrir davantage, elle examina Laura puis l'homme qui l'accompagnait :

- Madame de Laudren ?... Que voulez-vous ?... Et pourquoi M. de la Fougeraye n'est-il pas avec vous ? Qui est cet homme ?

- Si vous voulez que je réponde à toutes vos questions, il faut m'ouvrir, mademoiselle Léonie. On ne parle pas d'affaires graves dans la rue !

- D'affaires graves ? Mon Dieu, serait-il arrivé quelque chose à notre ami ?

Cramponnée au battant, elle commençait à pleurer sans livrer pour autant le passage. Ce qui eut le don d'exaspérer Laura qui, depuis leur rencontre, savait que la tendre Léonie ne débordait pas de sympathie pour elle...

- Mademoiselle Louise n'est pas là ?

- N... on. Non, ma sour... n'est pas... au logis !

- Je devine où elle est. En ce cas, il faut que vous preniez sur vous et que vous m'entendiez ! Vous pleurerez plus tard si cela vous chante : encore une fois ce qui m'amène est grave.

Avec un nouveau gémissement, Léonie se décida à écarter le battant qui se fit un devoir de grincer en écho. Laura marcha avec décision jusqu'au salon qu'elle connaissait déjà et, se retournant, fit face à la vieille demoiselle entrée derrière en fermant la porte :

- Ecoutez-moi bien ! intima-t-elle en s'asseyant sans attendre d'y être invitée, je vais vous raconter ce qui s'est passé au Guildo.

Elle s'attendait à un festival de petits cris - ou même de grands cris ! -de soupirs, d'exclamations, de sanglots. Or, Mlle Léonie l'écouta sans émettre un son. Elle ne pleurait plus mais, quand ce fut fini, elle leva sur son interlocutrice un regard plein de rancune :

- Je savais bien qu'il ne fallait pas y aller, que le Guildo était un lieu maudit et c'est à cause de vous qu'il y est allé ! M. de la Fougeraye est un homme vaillant, un vrai chevalier d'autrefois et je suis bien certaine qu'avant de vous mener au vieux couvent il a voulu s'assurer par lui-même de ce que l'on y pouvait trouver !

- Tout seul et en pleine nuit ?

- Naturellement ! C'est un brave je vous le répète ! Et d'ailleurs, quelle aide pouviez-vous lui apporter ?

- J'y suis allée moi aussi, je vous l'ai dit.

- Et vous vous êtes laissée dissuader par cet aubergiste d'aller jusqu'au bout ? Pourtant, si j'ai bien compris, vous avez été secourue, vous n'êtes plus seule ? Alors pourquoi n'y être pas montée ?

- Allez-y vous-même ! s'écria Laura que le ton accusateur de la vieille fille agaçait. Quoi qu'il en soit, le capitaine Crenn pense convaincre les gendarmes d'ici d'y faire une descente. Vous n'aurez qu'à aller avec eux !... Maintenant et avec votre permission, je me retire en vous demandant seulement de rapporter à Mlle Louise ce que je vous ai appris. Elle saura, j'en suis certaine, agir comme il convient. Si quelqu'un est capable de retrouver notre ami, c'est elle... A présent je me retire, ajouta-t-elle en se levant. Bien entendu je vous laisse la voiture de M. de la Fougeraye.

- Mais vous-même, comment rentrerez-vous ?

- En croupe de mon serviteur que vous avez vu dehors, mais j'espère recevoir bientôt des nouvelles rassurantes...

- Je vous le souhaite... Sinon je crois que j'aurai beaucoup de mal à ne pas vous maudire !

Ce fut sur ces paroles de réconfort que Laura quitta la maison des vieilles filles pour se mettre à la recherche d'Alain Crenn : elle ne voulait pas quitter Plancoët sans savoir s'il avait obtenu l'aide désirée. Et l'on se dirigea vers la gendarmerie.

A sa surprise, le capitaine y avait reçu un accueil non seulement courtois mais amical : cela tenait à ce qu'un nouveau brigadier venait de s'y installer et que celui-ci avait servi déjà sous ses ordres et en avait gardé un assez bon souvenir. Il se nommait Merlu et, sous des dehors épineux, c'était le meilleur garçon de la terre. En outre, depuis sa prise de fonction, il s'ennuyait : dans son coin, les chouans se tenaient plutôt tranquilles et sa brigade n'avait pas grand-chose à se mettre sous la dent en fait de délinquants. L'idée de faire une descente dans un vieux couvent hanté le séduisit immédiatement, mais quand Laura et Jaouen se présentèrent il refusa catégoriquement de les emmener :

- Pas de civils avec nous ! Et encore moins de femmes ! Faites excuses, citoyenne, mais c'est le règlement.

- Et moi ? riposta Crenn. Est-ce que je ne suis pas en civil ?

- Ce n'est pas l'uniforme qui fait le gendarme ! C'est le cour, répliqua le brigadier Merlu. Tous ici nous savons qui tu es, citoyen capitaine. Désolé pour vous autres, ajouta-t-il à l'intention des " civils ", mais il ne vous reste plus qu'à aller coucher à l'auberge si vous voulez savoir la suite. On ira voir demain matin à l'aube.

Laura consulta Jaouen du regard. Celui-ci haussa les épaules :

- De toute façon, la nuit va tomber et nous ne pouvons pas rentrer à Port-Malo ce soir. Il y a une auberge convenable ici ?

- Même à Rennes y'a pas mieux ! C'est celle de ma cousine Etiennette et, pour la propreté comme pour la tambouille, elle craint personne. J'vais vous y conduire.

- Dans ce cas, dit Crenn, j'irai aussi. Il faut bien que je couche quelque part !

Merlu disait vrai. L'auberge de l'Arguenon, située au bord du petit port dont, deux fois par jour, la mer gonflait ou réduisait le cours, ressemblait tout à fait à la description qu'il en avait donnée : brillante de propreté à l'image de sa propriétaire dont la coiffe blanche ressortait, comme les assiettes de faïence naïve, sur le satin sombre de ses vaisseliers bien cirés. Laura y dormit dans un bon lit après un souper de moules, de truites et de crêpes auquel participa Merlu, invité par Crenn. Les émotions de la veille l'avaient rompue et il faisait grand jour quand elle se réveilla mais la journée lui parut longue parce qu'elle ne savait trop à quoi l'occuper. Il faisait froid et gris. Aussi, à l'exception d'une promenade au bord de l'Arguenon et d'une autre à une source que l'on disait miraculeuse et dont Etiennette jurait qu'elle guérissait toutes les maladies [xix], Laura la passa au coin de la grande cheminée de granit rosé à regarder la petite aubergiste, aussi ronde qu'une pomme, vider des poissons, gratter des coquillages ou préparer la pâte des galettes, mais sans beaucoup parler. Au cours des dernières années, Etiennette avait appris à se méfier des gens qu'elle ne connaissait pas. Au long des côtes d'Armorique, larges ouvertes sur la mer et l'Angleterre, les espions fleurissaient presque autant que les clandestins en route vers plus de liberté et une apparence aristocratique ne signifiait pas forcément que la personne appartînt à la cause dont - Laura l'aurait juré ! -Etiennette était partisane. Et de toute façon la conversation n'était pas son fort. Jaouen, lui, erra dans le pays. Aussi fut-ce avec un soupir de soulagement qu'au crépuscule, Laura le vit revenir en compagnie d'Alain Crenn.