Batz, comprenant qu'il avait oublié sa présence, le laissait parler en se gardant bien de l'interrompre. Lui-même se trouvait en Espagne au moment de l'énorme scandale déchaîné par le vol du fantastique collier de diamants des joailliers de la Couronne mais les échos, horrifiants pour la cour de Madrid, en étaient venus jusqu'à lui. Il est vrai que la réputation traînée après lui depuis son ambassade de Vienne par le prince-évêque de Strasbourg, grand aumônier de France, n'était pas des meilleures. On le disait pervers, peu soucieux de ses devoirs de prêtre, avide de plaisirs sensuels et de jolies femmes, follement ambitieux au point d'avoir souhaité être l'amant d'une reine dont il n'avait jamais voulu croire qu'elle le détestait. Incroyablement crédule avec cela, tant l'être humain a besoin de croire ce qu'il désire : un jouet entre les mains de l'intrigante comtesse de la Motte-Valois qui, après lui avoir mis dans la tête que Marie-Antoinette était tentée par le fameux collier et comptait sur lui pour l'aider à l'obtenir, en avait tiré les premiers fonds de l'achat, s'était approprié au moyen d'un tour de passe-passe le joyau dont son mari avait emporté des fragments après l'avoir dépecé...

Avec beaucoup de douceur, Batz reprit :

- N'est-ce point crime de lèse-majesté qu'aimer une reine ?

- Combien, en ce cas, s'en sont rendus coupables au temps des splendeurs de Versailles ? Vous-même peut-être ?

- Non. J'étais voué au Roi... et je n'aimais pas une épouse dont on a toléré trop de folies ! Cependant, son attitude durant son martyre a forcé mon admiration ! Elle a été sublime ! Mais ce n'est pas parce qu'il est son fils, que je me suis voué à Louis XVII, c'est parce qu'il est mon roi, l'unique fils de Louis XVI...

- Vous en êtes bien sûr ? lança le cardinal avec une amertume qui trahissait la longue et cruelle jalousie qui avait dû le torturer.

Batz se raidit et, dardant son regard dans celui du cardinal :

- Ah non ! protesta-t-il. Pas vous, monseigneur ! Ne vous faites pas l'écho des infamies du comte de Provence allant jusqu'à demander au parlement de Paris de déclarer bâtards les enfants de la Reine ! Ou alors dites que vous la haïssez, que vous ne l'avez jamais aimée !

- Vous ne savez pas ce que j'ai pu souffrir ! Tout allait à ce Suédois ! Moi, elle ne me regardait même pas...

- Et pourtant ensuite vous vous êtes cru aimé... au point que nous savons !

- Le collier maudit ? Savez-vous, baron, que je continue de le payer et qu'après moi, mes héritiers feront de même jusqu'à ce que la dette envers ces malheureux joailliers soit éteinte ? Vous voyez, baron, le voleur est un honnête homme !

- Personne n'en a jamais douté, monseigneur, hormis peut-être ceux que cela arrangeait. Je n'en fais pas partie et je suis bien certain que ni le Roi ni même la Reine n'y ont cru. Et que vous ayez décidé de payer en dépit des difficultés qui sont vôtres depuis que vos biens français sont confisqués, ne m'étonne pas. Votre Eminence est un Rohan. Cela dit tout... ajouta-t-il, faisant ainsi allusion à l'orgueilleuse devise de ces princes bretons : " Roi ne puis, prince ne daigne, Rohan suis ! " Mais nous nous écartons de ce qui m'amène ici. Par grâce, monseigneur, ou par pitié si Votre Eminence préfère, dites-moi si vous savez quelque chose de notre petit roi ! Voilà des mois que je le cherche et que l'angoisse me ronge...

- Il est venu ici, dit une claire voix féminine qui fit se retourner Batz. La jeune fille aperçue tout à l'heure venait d'entrer et traversait la pièce d'un pas gracieux pour venir s'accouder au fauteuil de son oncle qui prit sa main pour la baiser en levant sur elle ses yeux fatigués :

- Vous pensez qu'il faut le lui dire, Charlotte ?

- Je pense que vous n'avez pas le droit de mentir, mon oncle, et que ce gentilhomme mérite la vérité... s'il est bien le baron de Batz ?

- D'où vient à mon nom l'honneur d'être connu de vous, madame ? dit Batz en saluant profondément. La cour de Chantilly ne m'a jamais vu et celle de Versailles pas beaucoup plus !

- De l'enfant lui-même ! Il nous a tout raconté de son évasion, du voyage en Angleterre déguisé en fille, de l'accueil de la duchesse de Devonshire et de la petite maison de Chatsworth où vous attendiez la fin de l'hiver. Je crois qu'il vous aime bien.

- Nous ne nous entendions guère, pourtant ! soupira Batz. Je crois qu'il se méfiait de moi...

- Après ce qu'il a subi, comment ne pas se méfier de tout le monde ? A commencer par celui qui l'enlevait. Mais je peux vous assurer que cette méfiance n'existait plus, qu'il a apprécié vos soins, votre courtoisie... surtout lorsqu'il s'est trouvé aux mains de son ravisseur. Celui-là ne l'a guère ménagé et je crois qu'il a fini par le haïr.

- Vos paroles me sont douces, madame... Me direz-vous où est le Roi à présent ? Chez le prince de Condé ?

- Non. En fait, il n'y est jamais allé. Louis-Antoine... je veux dire le duc d'Enghien l'a mené tout de suite ici mais dans le plus grand secret. Puis il est allé rendre compte à son grand-père et c'est lui qui a décidé de ce qu'il convenait de faire...

- A propos, coupa le cardinal, où pensiez-vous l'emmener ?

- S'il m'était rendu maintenant ? Chez moi, en Auvergne. J'y ai fait l'acquisition d'une terre en déshérence, d'un château au bord de l'Allier et à l'écart de tout, gardé par la rivière et la montagne. L'endroit, au cour profond de la France, me semblait idéal pour attendre des temps plus favorables à une restauration et au rassemblement discret de partisans fidèles, futur noyau d'une armée. Puis-je à présent renouveler ma question : où est-il ?

Sans quitter la main de Mlle de Rohan-Rochefort, le cardinal se leva et vint à Batz .

- Me croirez-vous si je vous dis que nous n'en savons rien ?

Batz osa fixer le cardinal au fond de ses yeux bleus et n'y lut qu'une absolue sincérité. Pourtant, la nouvelle était difficile à avaler.

- Rien ? répéta-t-il en écho. Est-ce possible ?

- Seul le duc d'Enghien pourrait le dire car c'est lui qui l'a emmené d'ici, mais il ne le dira jamais à quiconque, même à vous dont le dévouement mérite des droits : il a juré le silence.

- Même à vous qui êtes sa fiancée ?

Un voile de tristesse assombrit le joli visage de la jeune fille.

- Surtout à moi !... et nous ne sommes pas fiancés en dépit du désir que nous en avons l'un et l'autre.

Il eût été d'une rare impolitesse de demander pourquoi et Batz retint de justesse la question qui lui montait aux lèvres car il ne voyait pas ce qui pouvait s'opposer à une union si bien assortie. Curieusement ce fut le cardinal, dans une bouffée de colère, qui le remplaça :

- Monsieur le Prince ne considère pas une princesse du nom de Rohan assez bonne pour son petit-fils ! Il lui faut le sang royal ! Avec cela que le mariage de son fils, le duc de Bourbon, avec Bathilde d'Orléans lui a réussi ! Non seulement le sang du régicide souille ses armes mais Enghien a désormais pour mère la " citoyenne Egalité " qui a fait du Palais-Bourbon une maison de fous ! Quant à lui, il vit maritalement avec la princesse de Monaco ! Il y a vraiment de quoi se montrer difficile ! C'est nous qui devrions l'être !

- Je vous en prie, mon oncle, plaida Charlotte, oubliez tout cela ! Le prince changera peut-être d'avis et nos affaires de famille n'intéressent pas le baron. Je vais vous dire, monsieur, ce que nous savons : le duc d'Enghien nous avait confié le petit roi... auquel il est bien facile de s'attacher en dépit des souvenirs affreux qu'il évoque parfois. Au bout de quelques jours, il est revenu en compagnie d'un gentilhomme, bailli de l'Ordre souverain de Malte, dont il n'a dit son nom qu'à M. le cardinal ici présent en lui demandant de ne le point révéler. Tous deux venaient chercher l'enfant pour le conduire en un lieu connu d'eux seuls. Ce fut, croyez-moi, un moment infiniment pénible. Charles-Louis aurait aimé rester ici mais tous nous devions obéir. Voilà pourquoi nous ne pouvons rien vous apprendre de plus.

- Au moins cet homme, ce bailli sans nom ne le conduit pas à Vérone, auprès du régent ? demanda Batz avec angoisse.

- Je puis vous en donner l'assurance formelle car j'ai moi-même posé la question à ce dignitaire de Malte dont je sais qui il est en vérité. N'oubliez pas que le grand maître de l'Ordre est un Rohan lui aussi [xviii]. Peut-être, d'ailleurs, l'emmène-t-on à lui ? Ce serait à mon avis, la meilleure solution... A Malte et sous la protection d'un tel homme, le Roi ne craindrait plus personne. Mais ce n'est qu'une hypothèse...

- Dont il faudra bien se contenter. Monseigneur, madame, je vous remercie du fond du cour d'avoir bien voulu me parler comme vous venez de le faire. Lorsque vous reverrez Mgr le duc d'Enghien, veuillez lui dire qu'il peut faire appel à moi quand et où il le voudra : je serai toujours prêt pour lui...

- Pourquoi ne pas le rejoindre alors et vous battre à ses côtés ? s'écria la jeune fille. Un homme de votre valeur lui serait précieux.

- J'en serais très heureux, princesse, mais mon combat à moi n'est pas ici. Rassuré sur le sort de Louis XVII, je vais rentrer en France afin d'y reprendre la lutte contre la République en rassemblant ceux qui vont préparer le retour de la royauté. Quand tout redeviendra possible, je reviendrai demander à Monsieur le Prince la faveur d'aller le chercher moi-même !

Un moment plus tard, après s'être restauré à l'auberge, Batz reprenait la route en direction de la Suisse, mais cette fois il ne s'arrêterait pas à Baie. Par Soleure et Neuchâtel où il irait loger chez son ami l'horloger Nathey, prête-nom dans l'acquisition de sa terre de Chadieu, il gagnerait Pontarlier. Il y comptait aussi des hommes et des femmes demeurés fidèles à la cause royale. De là, par la Bresse, le Charolais et le Bourbonnais, il rejoindrait Clermont en Auvergne et Authezat, le village dont son château était distant d'une demi-lieue. Il était grand temps qu'il allât en faire plus ample connaissance. Même en solitaire, passer l'hiver au coin d'une cheminée bien à lui serait un plaisir qu'il n'avait pas goûté depuis longtemps. Mais, si bien qu'il s'y trouvât, il savait que Chadieu ne lui ferait jamais oublier Charonne, le petit paradis de Marie perdu depuis plus d'un an...