- C'est bien facile à dire quand on n'est pas blessé....
Pour toute réponse, M. de Barras ouvrit son manteau pour montrer les énormes pansements entourant ce qui restait de ses cuisses emportées par un boulet de canon [xvii].
Ensuite, le terrible hiver pesa lourdement sur la petite armée aux prises avec la maladie, le froid, les équipements insuffisants et faillit emporter le duc d'Enghien. Le prince de Condé, manquant de moyens parce qu'il voyait le fond de sa cassette en dépit de l'aide apportée par son amie la princesse de Monaco qui vendit ses diamants et ce qui lui restait d'objets de valeur, reçut enfin des subsides de l'Angleterre. Ce qui lui permit de refondre son corps en fonction des mouvements de l'armée du Rhin, de faire établir par son petit-fils des positions comme le camp de Mulheim destinées à réduire la distance avec l'ennemi...
Mais, à Ettenheim, dont le son des cloches rythmait la vie quotidienne, les échos de la guerre n'arrivaient plus que lors des brefs passages du duc d'Enghien. Le jeune prince ne manquait pas une occasion de revoir celle qu'il aimait et de recevoir aussi les bienfaits de la source thermale qui fonctionnait encore malgré l'insécurité des temps.
La demeure du cardinal de Rohan n'était pas un château mais, au cour même du village, l'Amtshaus, une grosse maison ancienne dont l'immense toit brun à deux pentes s'achevait par deux pignons sculptés. Elle prenait jour par de nombreuses fenêtres à petits carreaux, presque carrées et quelques arbres l'ombrageaient mais la porte n'était fermée ni de jour ni de nuit, le cardinal se voulant au perpétuel service de quiconque pouvait avoir besoin de lui. Il y vivait simplement, avec sa nièce et quelques familiers, religieux pour la plupart ainsi que Batz l'apprit à l'auberge Zur Sonne, jouxtant un ancien couvent. On lui dit aussi que le meilleur moment pour une audience privée était le matin, après la messe que Son Eminence disait toujours à sept heures dans l'église rosé peu éloignée. Aussi le jour se levait-il à peine que Batz, déjà prêt, rasé, tiré à quatre épingles vit passer devant son auberge celui qui l'intéressait, enveloppé d'un grand manteau noir et appuyé au bras d'une jeune fille dont le capuchon rabattu sur les épaules permettait de voir qu'elle était blonde et très belle, de cette beauté douce qui enchante sans s'imposer avec fracas et lui rappela Marie... Un petit prêtre trottait derrière eux, un livre de messe entre les mains.
Batz attendit le temps convenable pour permettre au cardinal de rompre le jeûne. Lui-même prit un repas de café et de ce pain de la Forêt-Noire, aussi foncé qu'elle, dense et très goûteux, qui s'accommodait si bien de beurre frais et de miel de sapin. Il était près de neuf heures quand il se présenta et fut reçu en haut de l'escalier de bois par un ecclésiastique en qui il reconnut celui de tout à l'heure :
- Baron Jean de Batz. Au service de Sa Majesté le roi Louis XVII ! lança-t-il du haut de sa tête de façon quasi militaire.
Le prêtre ouvrit de grands yeux, leva un sourcil puis sourit :
- Voilà qui est inattendu ! Je suis moi-même l'abbé d'Aymar, de l'abbaye de Neuviller en Alsace, attaché tout spécialement à Son Eminence. Voulez-vous patienter ? Je vais voir si elle peut vous recevoir.
- Pensez-vous que cela soit possible ?
- Le contraire m'étonnerait beaucoup... Quelques secondes plus tard, en effet, Batz pénétrait dans une pièce plutôt petite qui tenait à la fois du cabinet de travail, du salon et de l'oratoire. Un soleil hivernal s'étant décidé à paraître, les deux fenêtres étaient ouvertes et laissaient passer un air vif qui fit frissonner Batz débarrassé de son manteau dès le vestibule : en bon fils de la douce Gascogne, il était sensible au froid.
Ce n'était pas le cas apparemment de celui qui l'accueillait et semblait fort à l'aise dans une simple soutane noire. Seule la calotte pourpre autour de laquelle bouclaient de beaux cheveux blancs indiquait le rang du personnage devant lequel Batz s'inclina avant d'être admis à baiser l'anneau d'or orné d'un saphir. A soixante ans, le cardinal-prince Louis de Rohan demeurait un très bel homme, en dépit des rides douloureuses marquant son fin visage : les traces du calvaire gravi au cours de ce que l'on appelait alors - et on continuera ! - l'affaire du Collier de la Reine, et ses mains étaient les plus belles du monde. Il trouva un sourire bienveillant pour accueillir son visiteur :
- L'insaisissable baron de Batz ! dit-il. Savez-vous que c'est un privilège de recevoir chez soi un homme après lequel courent encore toutes les polices de France ?
- Votre Eminence m'honore plus que je ne le mérite.
- Allons donc ! Vous êtes en train de devenir légendaire. L'homme du Roi, celui qui a tout tenté pour l'arracher à l'échafaud au matin du 21 janvier, qui a tout fait pour soustraire la famille royale, puis la Reine à un sort affreux...
- ...et qui a enlevé Louis XVII du Temple à la faveur du déménagement des Simon chargés de son " éducation ". Oui, je suis celui-là, dit Batz sans forfanterie aucune. Et c'est de Sa petite Majesté que je viens parler avec vous, Monseigneur !
L'aimable visage du cardinal se ferma soudain, se fit hautain même.
- Cela vous plaît à dire. Pour autant que je le sache, le malheureux enfant est toujours prisonnier de la Tour...
- Nous avons substitué un autre garçon au Roi... mais je crois que Votre Eminence n'en ignore rien ?
- M'accuseriez-vous de mensonge ? fit Rohan avec dédain.
- Dieu m'en garde ! Mais l'affaire est d'une telle gravité qu'elle oblige Votre Eminence à la prudence. Même envers moi qu'après tout elle ne connaît pas.
- Comme vous dites, en effet : je ne vous connais pas. Qui me dit que vous êtes vraiment le baron de Batz ?
- Rien, admit celui-ci avec tranquillité. Pas même mon passeport puisque de nos jours les faux papiers pullulent. Je n'ai donc aucun moyen de prouver mon identité, mais si Votre Eminence le permet et veut bien m'accorder encore quelques instants, je lui dirai comment j'ai acquis de bonnes raisons de penser que l'enfant n'est pas passé loin d'ici...
Le cardinal hésita puis, désignant une chaise à son visiteur, il alla lui-même s'asseoir dans l'austère fauteuil d'ébène sculpté placé derrière sa table de travail :
- Je vous écoute.
- Mon intention, en faisant sortir le Roi de Paris puis de la France, était de le conduire chez Monsieur le Prince dont la loyauté envers ses souverains ne saurait être mise en doute. Cependant, il ne pouvait être question pour des raisons de sécurité de l'y mener par la route directe. C'est en Angleterre que je l'ai amené, chez la duchesse de Devonshire où je voulais qu'il prenne un temps de repos, le séjour de la prison et le régime de Simon ayant attaqué sa santé. Ensuite, nous devions passer aux Pays-Bas et de là rejoindre le prince de Condé. Mais je comptais sans l'audace de nos ennemis : une nuit, dans la dépendance de Chatsworth où nous vivions retirés, j'ai été attaqué et laissé pour mort tandis que l'on emportait l'enfant. J'ai pu suivre ensuite la trace des ravisseurs jusqu'au port de Skegness où ce que j'ai appris laissait entendre que le jeune roi devait être ramené au Temple, mais à Paris j'ai acquis la certitude qu'il n'en était rien et que le substitué est toujours en place. J'ai appris aussi le nom du ravisseur : un certain comte de Montgaillard qui est un assez vil agent double. Je l'ai suivi jusqu'à Rheinfelden où il se remet difficilement de la blessure reçue lors d'un engagement ave Mgr le duc d'Enghien, de qui Louis XVII avait réussi à se faire reconnaître...
- Je commence à comprendre, dit Rohan dont le ton se radoucissait, mais le duc d'Enghien n'est pas ici. S'il n'est pas en opérations, il vous faudra le chercher auprès de M. de Condé qui réside actuellement au château de Bruchsal, un domaine de l'évêque de Spire aux environs de Karlsruhe...
- Si loin de l'endroit où le duc l'a trouvé ? Outre le fait que la résidence de Monsieur le Prince doit fourmiller d'espions et que l'incognito de l'enfant doit être préservé à tout prix...
- Ne venez-vous pas de me dire que vous comptiez le confier justement à lui ?
- Oui, mais dans la plus grande discrétion. H n'était pas question de tomber au milieu des cantonnements en proclamant la vérité sur cet enfant. Les dangers qu'il court hors frontières sont presque aussi grands que sur le sol français...
- Je n'en vois pas la raison, émit le cardinal de mauvaise grâce...
- Vraiment ? Votre Eminence ignorerait-elle que Sa Majesté la Reine parlant de son beau-frère, le comte de Provence, prononçait le nom de Caïn ? Monsieur, qui s'est proclamé régent alors qu'elle était encore vivante, n'a jamais hésité sur les moyens d'obtenir la couronne de ses rêves. Avec Montgaillard, Louis XVII était au pouvoir de ses agents.
L'évocation inattendue de Marie-Antoinette avait fait pâlir le cardinal, soudain repris par les tourments endurés dix ans plus tôt. Il détourna la tête :
- Comment le saurais-je ? Sa Majesté m'honorait d'une haine dont je ne soupçonnais pas l'étendue...
Batz alors décida de payer d'audace :
- Et cette haine, monseigneur, vous la lui avez rendue... au point de refuser l'asile de votre maison à son fils ?
- Non!
Ce fut un cri vite repris sur le ton de la douleur :
- Non... Jamais je ne l'ai détestée... même quand j'étais prisonnier de la Bastille, même quand les libellistes me traînaient dans la boue en me faisant passer pour un imbécile et un voleur de diamants. Je l'ai trop aimée, c'est là mon crime... Aimée au point d'avoir cru à la réalité d'un pardon que l'on m'assurait, à la comédie dégradante que l'on m'a jouée une nuit d'été au bosquet de Vénus, et aux lettres que me remettait ensuite une femme à l'astuce infernale... Certes, j'ai été aveugle, stupide en dépit des mises en garde du comte de Cagliostro, mais criminel jamais !
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