- Vous vous souvenez à merveille. Et que fait-il à présent ?
- Il a soupe, retenu une chambre pour la nuit en précisant qu'il rentrerait sans doute tard, puis il a demandé un cheval frais et il est parti il y a environ un quart d'heure.
- Savez-vous de quel côté ?
- Il suit le Rhin en direction de l'est.
- Celle de Rheinfelden ?
- Exactement. Vous pensez que...
- Je ne pense rien du tout, mon ami. Il n'y aurait rien d'étonnant à ce que d'Antraigues et Montgaillard soient acoquinés. Tous deux sont originaires du Languedoc et je ne suis pas certain qu'ils n'aient pas été à l'école ensemble à Sorèze. Eh bien, si Dieu le veut, j'aurai peut-être cette nuit l'occasion de faire d'une pierre deux coups. Depuis le 21 janvier 1793 j'ai un compte à régler avec le sieur Lemaître. On ne l'a guère vu en France, depuis...
- Le 21 janvier ? Le jour de la mort...
- Du Roi ! Oui. Si nous n'avons pas réussi, mes amis et moi, à l'arracher à l'échafaud, c'est en grande partie la faute de ce Lemaître de malheur. J'avais eu l'imprudence de le croire un ami et de le recevoir chez moi comme tel ! L'un de mes pires souvenirs, Merian ! J'ai juré sa mort...
- Prenez garde, monsieur le baron ! Baie fourmille d'espions de tous les camps. Cet homme en compte sans doute plusieurs au nombre de ses connaissances et il se peut qu'il aille à un rendez-vous !
- Nous verrons bien ! Au fait, sauriez-vous si d'Antraigues est toujours à Venise ?
- Non. Il est à Vérone auprès du régent de France. Quant à savoir ce qu'il y fait...
- Sa cour, mon ami, dans l'espoir qu'un jour cette régence qui aurait dû être exercée par notre pauvre Reine se changera en titre royal et que Mgr le comte de Provence deviendra le roi Louis XVIII... Ce qu'à Dieu ne plaise ! En attendant, il faut que je retrouve le bout du fil que l'on m'a rompu. A bientôt, ami Merian ! Si les choses se passent comme je l'espère, je reviendrai demain matin.
Batz assena une tape vigoureuse sur l'épaule de l'aubergiste et descendit rejoindre son cheval.
CHAPITRE V
" ... ROHAN SUIS !... "
Quatre lieues séparaient Baie de l'ancienne ville d'Empire de Rheinfelden dont les deux parties s'élevaient de part et d'autre du Rhin mais qui appartenait alors en totalité au grand-duché de Bade. Le baron, comme celui qu'il suivait, aurait donc à passer une frontière mais il s'en souciait peu sachant qu'il n'y aurait guère de surveillance aux abords de la cité. Il la connaissait assez pour savoir que les relations entre les deux pays étaient excellentes et que, surtout de nuit et par temps de neige, les factionnaires avaient plutôt tendance à rester au chaud dans leur poste.
Il ne neigeait pas beaucoup et la mince couche blanche répandue sur le sol ne résisterait pas longtemps. Elle avait au moins l'avantage de préciser le paysage de collines souvent abruptes d'où surgissait parfois la silhouette hautaine et mélancolique d'un vieux burg à demi ruiné. Le temps des farouches burgraves qui ne permettaient à aucun voyageur de passer le fleuve sans prélever leur dîme n'était plus. Ils semblaient seulement destinés à retenir sur leurs épaules fatiguées le déferlement de la Forêt-Noire qui s'écroulait là, entre Baie et Constance. La nuit se piquetait de petites flammes allumées dans les fermes éparpillées par une main géante. Parfois autour d'un clocher blanc qui s'effilait en une longue pointe. Au-dessus, les grandes vagues de sapins inscrivaient en noir leur promesse de mystérieuses profondeurs.
Bien reposé et bien nourri, le cheval de Batz dévorait la route avec une allégresse réconfortante qui trouvait un écho dans le cour de son maître. Dès l'instant qu'il savait où trouver son gibier, le chasseur sentait lui revenir sa joie de vivre. Il avait erré trop longtemps dans les ténèbres, cherchant à tâtons un chemin invisible, pour ne pas retrouver sa confiance en soi... Ce soir il aurait des nouvelles de son petit roi perdu, dût-il les arracher par la violence de la gorge d'un mourant ! Bientôt, après le village d'Augst, les tours de Rheinfelden et ses murailles médiévales apparurent au bout de la route. Quittant le bord du fleuve, le cavalier choisit de les contourner, ce qui lui éviterait un possible factionnaire assoiffé de zèle. La maison de Montgaillard était de l'autre côté de la cité, sur le chemin des salines. Cela lui prit un peu de temps mais enfin, il l'aperçut, telle qu'on la lui avait décrite, avec un jardin s'achevant en terrasse sur le Rhin.
C'était une grosse bâtisse ressemblant à beaucoup d'autres dans la région : un grand toit et de petites fenêtres dont plusieurs, au rez-de-chaussée, étaient éclairées. L'endroit étant un peu écarté, les volets étaient tirés mais leurs découpes naïves laissaient passer l'éclairage intérieur. Batz mit pied à terre sans bruit puis, tenant son cheval aux naseaux pour l'empêcher de hennir, il le conduisit à l'abri d'un auvent où il l'attacha :
- Sage ! souffla-t-il en flattant l'encolure du bel animal. Il se peut que j'en aie pour un moment...
En s'approchant, Batz vit qu'un autre cheval était attaché près de la porte protégée par un petit porche et sourit : Lemaître, très certainement ! Se pouvait-il que le Destin lui livre deux proies en une seule fois ? Il caressa les crosses polies de ses pistolets, s'assura une dernière fois du libre jeu de son épée et avança doucement vers la porte. Se montrant toujours d'une extrême exigence sur la qualité et la souplesse de ses bottes, il pouvait marcher sans faire le moindre bruit et alla vers la fenêtre la plus éloignée du cheval. En grimpant sur l'entablement, il amena son oil à la hauteur de la découpe qui lui montra une salle meublée de façon rustique où une servante aux nattes tressées d'un ruban noir avec un corsage orné de chaînes d'argent regardait avec réprobation un petit abbé rondelet qui, encore à table, n'en finissait visiblement pas de déguster son dessert alors que les autres convives n'étaient plus là. Où pouvaient-ils bien être ?
Avec précaution, Batz explora les fenêtres voisines qui lui offrirent seulement le côté de la pièce où trônait le poêle de faïence vernie... Levant alors la tête, il chercha le moyen d'approcher les ouvertures de l'étage où filtrait une lueur jaune et revint vers le coin de la maison où se tordait le tronc vigoureux d'un lierre. Il entreprit de l'escalader en évitant de trop froisser les feuilles pour ne pas être entendu. Cela lui prit un moment, d'autant que la neige trempait et glaçait ses mains au travers des gants, mais enfin il put voir ce qui se passait dans cette chambre. Cette fois, il avait trouvé ce qu'il cherchait : deux hommes. L'un blafard, le teint cireux en dépit des rouges marques de la fièvre, était couché dans un lit, étayé par plusieurs oreillers : c'était Montgaillard. L'autre qui se tenait debout auprès de lui était Lemaître et Batz put constater que l'harmonie n'avait pas l'air de régner entre eux. Malheureusement la pièce était grande et, en dépit de son attention passionnée, le baron n'entendait pas ce qu'ils se disaient. Ce que Lemaître disait plus exactement car Montgaillard, agrippé des deux mains à son drap qu'il remontait jusqu'à son menton, ne soufflait mot et semblait décidé à s'en tenir là, laissant l'autre vociférer à son aise. Lemaître criait même si fort que Batz perçut certains éclats de voix :
- ... sert à rien de vous entêter ! Attitude grotesque... à moitié mort... d'Antraigues veut savoir...
La tempête vocale attira bientôt une jeune femme blonde coiffée d'un bonnet " à papillon " et modestement vêtue de sombre. Elle se précipita entre son époux et le furieux à qui elle désigna la porte d'un air déterminé qui finit par en avoir raison, d'autant plus que, de l'autre main, elle braquait sur lui un pistolet. Lemaître, devinant sans doute qu'elle n'hésiterait pas à tirer, finit par se calmer et abandonna la position. Batz l'entendit cependant vociférer :
- Je reviendrai mais pas tout seul ! Il faudra bien qu'il parle !
Comprenant que l'homme allait sortir, Batz dégringola de son lierre et retourna vers la porte du jardin. Il vit Lemaître sortir de la maison, détacher son cheval et le mener par la bride jusqu'à la barrière donnant sur la route et qu'il lui fallait ouvrir. C'est là que Batz l'attendait : au moment où l'autre allait se mettre en selle, il surgit soudain devant lui, un pistolet au poing :
- Un moment s'il vous plaît ! fit-il avec une politesse gouailleuse. Il y a longtemps que je vous cherche et la place m'est heureuse à vous y rencontrer, ajouta-t-il avec un sourire de loup.
La surprise, de toute évidence, était totale :
- Le baron ?... Ici ?...
- Et pourquoi pas ? Vous y êtes bien, vous. Lâchez cet animal et venez un peu par ici ! Nous avons à causer...
- Je n'ai rien à vous dire.
- Oh que si ! On se dépêche ! Notez que si vous refusez la conversation je vous tue tout de suite et tout sera dit. Je n'ai pas besoin d'apprendre ce que vous veniez faire ici. Je le sais et suis encore bon de vous donner une chance de vous expliquer.
- Si vous avez décidé de me tuer, faites-le !
- Je n'aime pas tuer un homme sans défense et vous avez une épée. Nous nous battrons... là ce sera très bien, ajouta Batz en désignant le bord herbu du fleuve. Cela évitera les frais de funérailles !
- Et si moi je ne veux pas me battre ?
- Alors j'en reviens à ma première idée et cette fois sans hésiter puisque vous joignez la lâcheté à la trahison !
Sous la double injure, Lemaître grinça des dents :
- Traître à qui ? A vous ? C'est sans importance...
- C'est possible... encore que dans ce cas on n'accepte pas l'hospitalité d'un homme, mais vous êtes traître au Roi mort à cause de vous !
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