- Lequel ? fit Batz sans plus songer à déguiser sa voix.
- Si vous trouvez Montgaillard, tuez-le ! Vous rendrez service à beaucoup de monde !
- Soyez sûr que je n'y manquerai pas ! Quant à vous, si vous réussissez à sortir de cette mauvaise passe, ajouta-t-il en désignant le décor misérable, je crois que vous... irez très loin !
- L'avenir nous le dira ! Bon voyage !
Le lendemain matin, Batz partait, à cheval, vers les frontières de l'est...
Neuf jours plus tard, il franchissait la porte du Rhin à Baie et, dédaignant l'hôtel des Trois-Rois qui était la principale auberge de la ville sur le bord du fleuve, il se rendit un peu plus loin, au Sauvage, proche de l'extraordinaire cathédrale aux murs sanguins sommés d'un toit en tuiles vernissées vertes et jaunes. Son choix n'était pas déterminé par le voisinage d'un édifice gothique riche en gargouilles, statues et autres ornements mais par la personnalité du patron, Emmanuel Walther Merian qui, depuis les débuts de l'émigration, était sans doute l'homme le mieux renseigné, non seulement de tout le canton mais d'une bonne partie de la Suisse et de la vallée du Rhin. Les courriers du comte d'Antraigues, l'ennemi juré du baron, relayaient chez lui, venant de Paris via Troyes ou gagnant la Vénétie via Lucerne et le Saint-Gothard. Si Montgaillard travaillait encore pour l'" Araignée de Mendrisio [x] " ou, comme c'était le plus probable, s'il ouvrait pour son propre compte, il y avait des chances pour qu'il soit passé par le Sauvage. En outre, les jeunes officiers du prince de Condé dont les troupes cantonnaient alors à Mulheim venaient plus volontiers s'attabler chez lui qu'aux Trois-Rois. Question d'atmosphère ! Et peut-être aussi de la qualité de ses vins de pays...
Batz connaissait bien Merian. Comptant nombre d'amis devenus autant de soutiens dans la région jurassienne, il était souvent venu chez lui avant l'incarcération du Roi au Temple et, depuis, il lui avait parfois envoyé son fidèle secrétaire et ami Devaux [xi]. Ce qui donnait la mesure de la confiance que l'homme lui inspirait. S'il voyait et entendait beaucoup, Merian parlait seulement à qui lui plaisait.
Lourd et flegmatique, ce n'était pas un homme démonstratif mais son sourire et l'éclair de plaisir qui brilla dans son oil bleu en dirent plus qu'un long discours :
- Herr baron ! Il y a si longtemps et il s'est passé tant de choses que nous ne savions plus s'il fallait prier pour vous ou espérer votre visite !
- Je suis vivant comme vous voyez, dit Batz en lui serrant la main. Malheureusement, il n'en va pas de même pour mon pauvre Devaux...
- Il est mort ?
- Oui... Le 17 juin dernier avec quelqu'un qui m'était infiniment cher et d'autres de mes amis. Dieu ait leur âme ! Vous avez une chambre pour moi ?
- Bien entendu... et une place à la table d'hôtes.
- Non s'il vous plaît : pas de table d'hôtes ! Je voudrais parler avec vous... quand vous en aurez fini avec le service bien sûr !
- Entendu. Que voulez-vous manger ?
- Que voilà une phrase agréable à entendre, alors qu'en France l'hiver s'annonce rude. Il paraît que pas loin, à Huningue, les soldats de l'armée du Rhin que commande Pichegru commencent à manquer de pain. Vous risquez des incursions...
- Ce n'est pas d'hier qu'elles se produisent. Et puis, ici nous ne sommes en guerre avec personne. Alors, qu'est-ce que je vous sers ?
- Une soupe au fromage, du cervelas aux pommes de terre et l'un de vos délicieux " lecker-lis [xii] ". Pour le vin, vous choisirez vous-même.
L'auberge se remplit bientôt d'un brouhaha joyeux. De sa fenêtre Batz vit, en effet, arriver des soldats aux uniformes fatigués et pensa que la forteresse de Huningue dont, avant Baie, il avait aperçu les murs hérissés de canons, devait avoir autant de trous qu'un gruyère. En homme qui savait le prix des choses quand on va au-devant du danger, il savoura son repas arrosé d'un gai vin de Neuchâtel puis alluma sa pipe et attendit son hôte.
Celui-ci vint vers dix heures du soir, nanti d'une bouteille de kirsch et de verres. Les deux hommes trinquèrent puis Batz invita l'hôtelier à s'asseoir en face de lui de l'autre côté de la cheminée et remit lui-même une bûche dans le feu.
- Connaissez-vous un certain comte de Montgaillard ? fit-il.
- Oh, oui... S'il m'est permis, je dirais que je ne l'aime guère.
- Moi non plus et j'ai pour cela les meilleures raisons. On m'a dit que sa famille habite non loin d'ici, à Rheinfelden...
- En effet mais elle n'y vit pas dans le luxe. La comtesse et ses deux enfants habitent une petite maison près du Rhin. Les garçons ont aussi un précepteur, l'abbé du Montet...
- Un précepteur quand on a du mal à joindre les deux bouts ?
- Oh ! il ne coûte guère à Mme de Montgaillard, pour la bonne raison qu'il n'est jamais là. Toujours pendu aux basques du mari qu'il suit partout...
- J'ignorais ce détail. Savez-vous si Montgaillard est à Rheinfelden ?
- Il y est, et même en assez mauvais état.
- Tiens donc ! Et comment en avez-vous eu connaissance ?
- Parce que je l'ai vu. Il est arrivé ici il y a presque trois semaines couché dans une voiture que l'abbé du Montet conduisait à bride abattue en réclamant un médecin.
- Pourquoi ici au lieu d'aller droit à Rheinfelden ? C'est tout près.
- Parce qu'à Rheinfelden, il n'y a pas le docteur Wehr qui est une sorte de magicien. Montgaillard avait reçu un coup de pistolet dans la poitrine ; il brûlait de fièvre mais il était conscient et même furieux en dépit de son état. Une sorte de rage semblait l'habiter et aussi la volonté de tenir jusqu'à ce qu'il arrive entre les mains de Wehr. On l'a couché dans cette chambre qui est un peu à l'écart comme vous pouvez le remarquer. C'est là sur la table que le médecin a extrait la balle et donné les soins nécessaires. Je dois dire qu'il a été courageux, le Montgaillard ! En dépit d'une solide dose d'opium, la sueur lui coulait du front comme une rivière tandis que ses dents s'incrustaient dans un barreau de chaise. L'opération a réussi et, il y a une petite semaine, l'abbé du Montet l'a ramené chez lui avec la permission de Wehr mais, à mon avis, le blessé en a encore pour un bout de temps avant de courir les routes.
- Vous a-t-on dit où et comment il avait été blessé ?
- En Forêt-Noire, des brigands auraient attaqué sa voiture ! C'est tellement classique comme explication que c'est comme s'il n'avait rien dit. D'autant qu'ils n'ont pas été bien gourmands, les brigands : il avait toujours sa bourse et elle semblait bien garnie...
- Et il était seul avec ce prêtre ?
- Absolument. Il n'y avait même plus de cocher puisque c'était l'abbé qui menait. Il avait d'ailleurs l'air de s'y connaître.
- Rien de bien étonnant ! C'est fou ce qu'une révolution peut développer les facultés des gens ! Encore un mot, mon cher Merian... et s'il vous plaît, encore un verre de votre délicieux kirsch !
- Avec joie ! C'est moi qui le fais, répondit l'aubergiste en resservant son client. Que voulez-vous savoir ?
- Si vous pouviez m'apprendre où se situe au juste dans Rheinfelden, la maison de Montgaillard, vous me rendriez un signalé service. Mais au fond il n'y a aucune raison pour que vous le sachiez...
- ... et aucune non plus pour que je ne le sache pas ! Le... comte m'avait demandé d'envoyer un valet pour prévenir son épouse de sa venue. Il s'agit d'une maison entourée d'un jardin donnant sur le fleuve, près la Messerturm ou tour du Couteau. Il y a des murs blancs et un grand toit rouge foncé... C'est la première sur le chemin des salines [xiii]. Voulez-vous que je vous donne ce valet pour vous accompagner ?
- Surtout pas, mon cher Merian, surtout pas ! Je ne souhaite aucun témoin pour l'entrevue que je veux avoir avec ce gentilhomme de pacotille !
- Comme il vous plaira, mais vous savez que ma maison comme moi-même sommes à votre service.
- J'en suis certain, mon ami, et croyez que j'apprécie votre aide à sa juste valeur...
Fatigué par son voyage, Batz s'accorda une bonne nuit d'un repos d'autant plus serein qu'il savait à présent son ennemi immobilisé. Il était certain de trouver le prédateur au nid et ceci le consolait un peu de cela car de nombreuses questions demeuraient sans réponse, dont les principales étaient : qui avait attaqué Montgaillard et pourquoi ? Et qu'avait-il fait du petit roi ?
Au matin, il se leva vers neuf heures et fit savoir à Merian qu'il ne quitterait pas sa chambre avant le soir. Le Sauvage était fréquenté par trop de gens disparates, voire dangereux, pour qu'il prît le risque de s'y faire reconnaître. Il resta donc tranquillement chez lui, s'y fit servir et occupa son temps avec la lecture des gazettes locales sans y trouver matière à intérêt. Au-dehors le temps menaçait neige et un vilain ciel gris-jaune couvrait la ville. Le froid était vif et Batz trouva quelque plaisir à passer sa journée les pieds sur les chenets. Evidemment, la nuit serait moins confortable...
Elle vient tôt en hiver. A quatre heures elle tombait déjà. Batz s'habilla chaudement, vérifia ses armes : le chargement des deux pistolets glissés dans sa ceinture, le jeu facile de son épée dans le fourreau. Enfin, il boucla son léger bagage composé de deux sacoches et fit appeler l'aubergiste tout en demandant que l'on selle son cheval. Merian apparut presque aussitôt et Batz remarqua tout de suite le pli soucieux de sa rude figure.
- Que se passe-t-il ?
- Je ne sais pas si cela présente une importance quelconque pour vous, monsieur le baron, mais un certain Lemaître s'est arrêté ici tout à l'heure pour prendre un repas et faire soigner son cheval qui boitait. Pas grand-chose d'ailleurs : une pierre coincée sous un fer... Je crois me souvenir que c'est l'un des agents du comte d'Antraigues.
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