Par Ange Pitou, revenu définitivement au journalisme d'opposition, elles apprirent qu'après la mort de Robespierre, une violente réaction s'était produite contre les bourreaux. C'étaient eux qu'à présent on envoyait par dizaines à l'échafaud, tandis que la Convention tremblait sur ses bases, que le Comité de salut public n'existait plus... que Jean de Batz enfin, toujours présent, quittait Paris pour se rendre en Suisse.
Lorsque Pitou laissa tomber ce nom, il observa Laura. Il la vit tressaillir, pâlir comme un blessé dont on effleure la plaie. Il sut à cet instant qu'elle aimait Batz - ce dont il se doutait ! - et que son amour à lui n'avait aucune chance, mais il n'en éprouva pas d'amertume. Il savait qu'entre ces deux-là existait, plus puissante encore que de son vivant, l'ombre charmante et désolée de Marie Grandmaison morte sur l'échafaud : l'amie de l'une, la maîtresse tendrement aimée de l'autre.
Mme de Sainte-Alferine elle aussi tressaillit, en fronçant les sourcils :
- Que cherche-t-il là-bas ? Les traces du petit roi qu'on lui a volé [iii] ?
- Il ne m'a rien dit de ce qu'il avait pu apprendre, répondit Pitou. En revanche, je sais que le jour où tombait la tête de Robespierre, Barras s'est fait ouvrir la prison du Temple et ce qu'il y a vu l'a effrayé : un petit garçon littéralement emmuré depuis six mois, sans soins, sans lumière - ou si peu ! -, presque sans feu. On lui passait sa nourriture par un guichet et personne ne se souciait de changer son linge ou de ramasser ses déjections. Quel que soit l'enfant que l'on a soumis à ce supplice, ceux qui l'ont ordonné mériteraient d'être marqués au front du fer rouge de l'infamie. Barras, évidemment, a ordonné que l'on s'occupe de lui. Quant au savetier Simon, son... " précepteur ", il a été guillotiné le même jour que Robespierre,
- Et la petite Madame ? s'inquiéta Lalie. Barras l'a-t-il vue ?
- Je crois, oui... il semblerait qu'elle soit en bonne santé
En dépit du tendre intérêt qu'elle portait à la petite Marie-Thérèse depuis la terrible journée du 10 août 1792, Laura ne s'était pas mêlée à la conversation. Elle pensait à Batz, essayant de deviner dans quel chemin il s'engageait encore. Etait-ce, comme venait de le dire Lalie, celui des ravisseurs de Louis XVII ? Et, en ce cas, il savait peut-être à qui ils avaient obéi en osant un rapt aussi audacieux sur les terres du duc de Devonshire : envoyés de la Convention désireux de récupérer un otage si précieux ou envoyés de Monsieur, comte de Provence et se disant régent de France, qui, certainement, ne le laisseraient pas vivre longtemps afin d'assurer à leur prince la succession de son frère, le roi Louis XVI ? Laura craignait que Jean n'eût opté pour cette seconde éventualité car la route de la Suisse ne lui disait rien qui vaille. Elle pouvait trop facilement conduire aussi à Venise où le comte d'Antraigues, l'ennemi juré de Jean, devait continuer de tramer ses conjurations au bénéfice du " régent ". Mais puisqu'elle n'y pouvait rien, puisqu'il était parti, Laura décida qu'il était temps pour elle de veiller à ses propres affaires et de se rendre à Saint-Malo pour y apprendre enfin ce ^u'il était advenu de Pontallec, et aussi de la maison d'armement des Laudren dont il s'était emparé par voie criminelle.
Elle pensait quitter Paris le 10 septembre mais un terrible événement incita Pitou à lui faire presser son départ : le 1er septembre (ou 14 fructidor), la grande poudrière du Champ-de-Mars explosa, ravageant tout sur son passage de Passy au faubourg Saint-Germain. Il y eut plus de deux mille morts et des centaines de blessés.
- Cela pourrait être un coup des derniers fidèles des jacobins, estima le journaliste, mais c'est sûrement un attentat criminel. Si ces gens-là se mettent à faire sauter Paris par morceaux, je préfère vous savoir au loin.
On partit donc, par la route du sud. Lalie souhaitait, et c'était bien naturel, aller prier sur la tombe de sa fille et aussi voir ce qu'il était advenu de son petit château. Elle n'aurait sans doute pas osé le demander à Laura mais ce fut celle-ci qui en fit la proposition :
- Le détour ne sera pas si grand, dit-elle, et nous gagnerons la Bretagne par la route de la Loire.
Cependant, on ne resta guère à " Alferine ". La comtesse ayant disparu passait pour émigrée. Elle était d'ailleurs inscrite sur la liste et ses biens avaient été vendus... Le manoir appartenait à présent à un ancien métayer qui s'y était installé. Des vaches paissaient dans le parc autour de la petite chapelle où Claire reposait. Encore eut-on beaucoup de mal à en obtenir la clef :
- Faudra voir à m'retirer tout ça ! grogna l'homme, un certain Maclou. J'veux pas dTjondieu-series chez moi et un d'ces jours j'vais raser c't édifice...
- Où reposent mon défunt mari et ma fille ? s'indigna la comtesse avec une émotion qu'elle ne put maîtriser. Comment pourriez-vous faire une chose pareille, Maclou ? Vous n'étiez pas un mauvais homme pourtant...
- Tsuis comme je suis et, à c't'heure, j'veux être maître chez moi ! Je n'ai pas besoin d'étrangers...
Mme de Sainte-Alferine allait protester, mais déjà, Joël Jaouen prenait le bonhomme à la gorge d'une seule main, le plaquait contre le mur de la chapelle, et lui mettant son crochet sous le nez :
- Touche seulement à ce lieu saint et à ceux qui y reposent et, sur le salut de mon âme, je jure de te pendre au premier arbre venu mais je ne t'y traînerai qu'après t'avoir égorgé avec ça !
- Mais je... je, bredouilla l'homme épouvanté, je... disais ça comme ça ! Une idée.- dans l'vent, quoi !
- Alors arrange-toi pour qu'il l'emporte loin d'ici ! Et sache deux choses : un, je reviendrai voir, et deux, débrouille-toi pour ne pas faire trop de dégâts dans ce manoir parce que le jour n'est peut-être pas si éloigné où on te le reprendra. La chance tourne à Paris, tu sais, et ça ne va pas tarder à changer partout !
- Te... te fâche pas ! J'obéirai. Tiens ! Via la clef...
Il la tendit et s'enfuit à toutes jambes vers la maison. Laura le regarda s'éloigner :
- Vous ne craignez pas qu'il aille chercher du renfort ?
- J'ai là tout ce qu'il faut pour le recevoir, dit Jaouen avec un grand calme en montrant les pistolets passés à sa ceinture. Ils sont chargés et j'ai aussi cette épée dont je sais me servir...
Mais Maclou ne revint pas. Longuement, Lalie put prier devant la dalle qui recouvrait son enfant, y déposa le bouquet de rosés que Jaouen était allé cueillir dans ce qui restait d'une petite roseraie, se pencha pour déposer un baiser sur la pierre de tuf-feau blanc puis, se relevant, glissa son bras sous celui de Laura qui achevait sa prière :
- Partons ! murmura-t-elle. Je regrette seulement qu'il n'y ait plus ici le moindre couvent pour m'y retirer et rester auprès d'elle...
- Moi, je m'en réjouis, dit la jeune femme avec beaucoup de douceur, parce que je n'ai pas envie de vous perdre et parce que je suis persuadée qu'une autre vie vous attend...
- Une autre vie ? Comme c'est beau d'être jeune et de croire en l'avenir !
Puis, se détournant, elle posa sa main sur l'épaule de Jaouen :
- Merci de ce que vous avez fait ! Je ne l'oublierai jamais.
Il s'inclina sans répondre, sortit de la chapelle, referma derrière les deux femmes et offrit la clef à la comtesse :
- Gardez-la ! dit-il. Je ne crois pas qu'on aura le mauvais goût de venir vous la réclamer. Ici au moins, vous êtes toujours chez vous...
Quelques instants plus tard, la chaise de poste prenait la route de Tours où l'on ferait étape.
Croyant que Laura n'avait pas entendu sa question, Lalie la répéta :
- Avez-vous une idée de ce que nous allons faire à présent ?
La tête appuyée au dossier en bois de son petit fauteuil, la jeune femme qui tenait ses yeux fermés ne les rouvrit pas.
- Souper... dormir... et puis voir comment les choses se présentent. C'est la raison pour laquelle j'ai préféré nous arrêter dans cette auberge et ne pas entrer dans Saint-Malo. Il faut savoir où se trouve Pontallec...
- Personne ne vous connaît ici ?
- Non, je ne crois pas, en dépit du fait que la Laudrenais, notre malouinière qui est notre maison d'été, s'élève au bord de la Rance, pas bien loin d'ici. Seuls ma mère et mon frère Sébastien étaient fort connus dans le bourg. Moi je ne sortais guère du domaine que pour la messe du dimanche. Et d'ailleurs, pendant les vacances j'étais beaucoup plus souvent chez mon parrain, à Komer... où je vous emmènerai. Le reste du temps et depuis mes dix ans, je le passais au couvent. Et puis, qui irait chercher une Laudren sous mon masque d'Américaine ">
- Et votre Jaouen ? On ne le connaît pas non plus ?
- H n'y a aucune raison. Il n'était pas au service des miens mais à celui des Pontallec. H est né là-bas, frère de lait de celui qui est devenu mon époux, avec qui il a été élevé et dont il était l'homme de confiance. Notez que je n'ai pas dit l'âme damnée : il a rompu toute relation avec lui quand il a osé me ramener vivante d'un voyage au cours duquel il devait me tuer en simulant un accident [iv].
- Et depuis il s'est voué à votre protection. C'est chose toute naturelle : il vous aime, cela se sent.
- En effet, il me l'a avoué un jour, il y a déjà longtemps. Mais il sait que je ne l'aime pas. Pas comme il le souhaiterait tout au moins.
- Sait-il aussi que vous aimez Jean de Batz ?
- Oui... Cela ne l'a pas empêché de lui sauver la vie le jour de l'exécution de la Reine... mais, je vous en prie, Lalie, évitez de me parler de Batz en ce moment ! La Terreur est finie, il est libre, il est loin... et moi j'ai besoin de tout mon courage pour essayer de relever les ruines que Pontallec a l'habitude de semer sur son passage. En admettant qu'il soit encore vivant. Ce que je ne saurais lui permettre encore longtemps-Pendant ce temps, Jaouen et Bina étaient descendus dans la salle commune pour y prendre leur repas et se mêler aux autres consommateurs. D'abord regardés avec méfiance puisqu'ils venaient de la capitale, leurs noms et qualité de Bretons incitèrent assez vite les langues, un instant retenues, à reprendre leur activité. Simplement on ne s'occupa plus d'eux. Le sujet dont on débattait de façon quasi générale était le départ de Le Carpentier, rappelé à Paris quelques jours plus tôt par une " note de la Convention ".
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