- Vous maintenez vos traditions, remarqua-t-il.

- Tant que ma cave le permet, ce serait dommage d'y renoncer, non ?

- Sans aucun doute ! Et ce n'est pas moi qui m'en plaindrai.

Ils trinquèrent puis accordèrent quelques instants au plaisir de savourer un grand vin mais le pli soucieux réapparut vite entre les sombres sourcils du baron et Le Noir reprit :

- Je ne vois pas bien ce qu'il y viendrait faire ? Il y a plus de six mois que rien n'a bougé à la tour du Temple.

- En êtes-vous sûr ?

- On n'est jamais sûr de rien, mon cher baron ! Mais si vous me racontiez ?

Batz s'exécuta à sa manière rapide mais calme et précise. Le Noir resta songeur un moment puis suggéra :

- Vous pensez qu'on l'aura réintégré ?

- C'est ce que j'ai cru comprendre des paroles saisies par le vieux soldat à l'auberge de Skegness.

- Cela me paraît difficile sans éveiller des curiosités. L'enfant a été quasiment emmuré jusqu'au 12 thermidor où Barras s'est fait ouvrir, et l'état dans lequel était celui qu'il y a trouvé ne s'acquiert pas en cinq minutes. Ni d'ailleurs en quelques jours. Procéder à un échange avant cette ouverture me semble impossible...

- Autrement dit, celui que Barras a vu est toujours ce jeune Normand que nous avons substitué au Roi ? Pauvre gamin d'ailleurs ! Je n'imaginais pas qu'on lui ferait subir ça ! C'est infâme !

- Qu'est-ce que vous imaginiez ? Qu'on allait crier bien haut que Louis XVII s'était envolé ? Il y avait de quoi y laisser sa tête et les gens de là-bas ne sont pas fous. Ils ont fait en sorte que l'on ne puisse plus le voir afin que nul ne s'aperçoive de la substitution...

- Et Barras ? Pourquoi n'a-t-il rien dit quand il l'a vu ? La ressemblance n'était pas frappante. Et de loin !

- Il n'avait aucun intérêt à dévoiler la supercherie. N'oubliez pas qu'il est entré dans l'éclairage violent de l'Histoire et que lui et ses complices doivent faire face à une situation difficile. Amputée d'une partie des députés qu'elle a remplacés de son mieux, la Convention va cahin-caha et nul ne peut dire où elle ira ainsi !

- Elle ne devrait plus exister du tout ! gronda Batz. J'ai fait ce qu'il fallait pour la détruire au point de m'y ruiner.

- Pas tout à fait, n'est-ce pas ? fit Le Noir avec un clin d'oil moqueur. Et d'ailleurs ce serait dommage. Vous aurez encore pas mal à dépenser si vous poursuivez votre tâche...

- Vous n'en doutez pas j'espère ? fit Batz presque machinalement car il poursuivait son idée. De deux choses l'une : ou bien les ravisseurs ont réussi à réintégrer le Roi...

- Je vous dis que c'est impossible !

- ... ou alors Barras ne l'avait jamais vu quand il était le Dauphin.

- Ne dites pas de sottises ! Je peux vous assurer, moi, qu'il l'a vu à plusieurs reprises. Il était à Versailles au moment des états généraux puis lors de cette insigne folie que fut le banquet des gardes du corps qu'il n'eut pas assez de mots pour fustiger. Il a vu la famille royale ramenée de force aux Tuileries lors des journées des 5 et 6 octobre 1789. Ensuite il est parti se marier dans sa Provence mais il est revenu, et je crois qu'il a été fort heureux de ne pas être député au moment du procès de Louis XVI. Cela l'aurait mis dans l'embarras parce qu'il ne souhaitait pas la mort du Roi. Il est vicomte, après tout !

- Pourrait-il être des nôtres ?

- Vous voilà devenu bien naïf ! L'homme est pourri jusqu'à la moelle. Quel que sort le côté où il penche, ce ne peut être que par intérêt. Il a trop tiré le diable par la queue et il songe avant tout à faire une grande fortune ! Mais laissons-le pour l'instant : lui seul pourrait répondre aux questions que vous vous posez. Encore un peu de vin ?

- Volontiers ! Il est merveilleusement propice à la clarté des idées...

- A condition de ne pas en abuser, le chamber-tin devrait être la boisson de tous les hommes d'esprit ! Mais... tout à l'heure vous avez prononcé un nom à propos de l'affaire de Skegness. Vous avez dit Roques il me semble ?

- En effet. Cela vous inspire ?

- Peut-être...

Le Noir se leva et, appuyé sur sa canne, alla vers une armoire prise entre deux bibliothèques. Une impressionnante pile de dossiers apparut, rangée dans l'ordre alphabétique annoncé par des étiquettes. Il prit la série de la lettre R, la compulsa, en sortit une feuille de carton, la lut, la rangea, reporta le tout dans l'armoire et recommença avec la lettre M. Enfin, un mince dossier à la main, il revint s'asseoir en face de son visiteur :

- Voilà ! dit-il. Maurice Roques... de Montgaillard ! Ne me dites pas que vous ne le connaissez pas ?

- Montgaillard ? fit Batz abasourdi. Il existe encore celui-là ?

- Oh oui ! Et plus que vous ne l'imaginez ! Il a trempé dans toutes les affaires louches mais il s'est fabriqué des " souvenirs " qui lui assurent le meilleur accueil en Autriche comme en Angleterre.

- Comment est-ce possible ?

- Innocent que vous êtes ! Mais... en s'attribuant une partie de vos exploits ! Il prétend, outre frontières, avoir participé à la préparation de la fuite à Varennes -c'est peut-être vrai d'ailleurs et vous n'en étiez pas ! - il raconte aussi qu'il a prêté au Roi une forte somme - les cinq cent mille francs sans doute dont le pauvre Louis XVI vous était si reconnaissant ! - et en outre il aurait achevé de se ruiner en tentant de faire évader la Reine du Temple puis de la Conciergerie...

- C'est insensé ? A qui pourrait-il le faire croire ? Il eût fallu qu'il soit en France ?

- Non seulement en France mais à Paris. Je l'ai appris depuis peu mais il y a circulé pendant des mois sans être inquiété par personne. Son nom a été rayé, mystérieusement, de la liste des émigrés. Qui sert-il, qui le protège ? Les Princes, des têtes de la Révolution ? Durant la Terreur, il se serait même montré près de l'échafaud, quand la " fournée " en valait la peine car il est doué d'un aplomb incommensurable ! Et il semblerait que pour lui aucune des contraintes, aucun des dangers créés par la Révolution ne l'ait gêné... un peu comme vous !

- Pourquoi ne m'en avez-vous jamais parlé ?

- Parce que c'est un faisan, un fabulateur assez génial et, tant qu'il ne s'approchait pas de vous, il était inutile de vous donner un souci supplémentaire. Tant qu'il se contentait de se faire des relations à travers l'Europe...

- Un proche de d'Antraigues, n'est-ce pas ? Je m'en souviens à présent...

Il revoyait, en effet, ce petit homme au visage pâle, aux joues creuses mais aux yeux pétillants sous de gros sourcils noirs. Un nez long, un menton en galoche n'arrangeaient pas les choses. Quelqu'un à cette époque avait dit qu'il avait l'air d'un juif portugais. Amusant d'ailleurs, assez spirituel, il semblait se donner à tâche de plaire un peu à tout le monde...

- C'est ainsi que l'on devient un agent double ! remarqua Le Noir. Et singulièrement dangereux si j'en crois ce qu'il y a là-dedans. Sous son perpétuel sourire il est cruel, implacable mais assez lâche. La guerre lui fait peur, c'est pourquoi il a jadis démissionné du régiment d'Auxerrois où il avait été admis. Il est venu ensuite à Paris et s'y est fait bien voir de l'archevêque de Bordeaux qui résidait à l'abbaye Saint-Germain-des-Prés : il a même épousé sa filleule à laquelle il a fait deux garçons avant de s'en désintéresser. Comme vous étiez en Espagne à l'époque vous n'avez rien su de tout cela, mais il se répandait beaucoup dans les milieux de finances.

- Nous nous sommes rencontrés ensuite parmi ceux qui gravitaient autour de la Constituante. Et j'en reviens à ce que je disais : lui et d'Antraigues se fréquentaient. Alors je pose la question : pour qui m'a-t-il enlevé le petit roi ? Pour le rendre à la Convention... sans doute contre une belle somme ? Ou bien l'amener à Monsieur ? Ce qui laisserait à ce pauvre petit peu de chances de vivre vieux...

- Comment voulez-vous que je vous réponde ? Je ne suis pas dans sa tête, Dieu merci ! Cependant, tel que je connais le bonhomme, il doit avoir dans l'idée de le vendre au plus offrant...

Batz réfléchit un moment puis :

- Si vous ne pouvez répondre, qui, selon vous, le pourrait ?

- Barras bien sûr... et aussi cette fouine de Fouché qui semble en passe d'établir une sorte d'agence de renseignements à son seul profit. Ce qui prouve d'ailleurs qu'il est intelligent...

- Oh, je crois qu'il est plus que ça. Les quelques fois où j'ai pu le voir, j'ai eu l'impression de rencontrer maître Renard en personne... Je pense que j'essaierai d'abord Barras. Si pourri qu'il soit, il reste en lui quelque chose du gentilhomme, ce qui n'est pas le cas de l'autre !

Comme il se levait pour prendre congé, le vieil homme en fit autant et prit une de ses mains qu'il serra dans la sienne :

- Prenez garde tout de même ! Vous êtes toujours recherché et j'ignore en quelles dispositions se trouve Barras à votre sujet.

- Je crois bien que la seule façon de le savoir est de le lui demander, dit Batz en retrouvant soudain son sourire désinvolte. Et je pense qu'il m'écou-tera. Ou je me trompe fort ou il écoute toujours quand on lui parle argent...

En rentrant chez lui ce soir-là, Barras était de mauvaise humeur. Avoir abattu Robespierre ne suffisait pas à retrouver l'âge d'or et si la majorité du peuple avait laissé éclater sa joie et montré son soulagement, les turbulents faubourgs n'entendaient pas laisser leur échapper si vite une ère où leur violence avait fait la pluie et le beau temps. Le plus souvent la pluie, bien entendu. Ainsi, quelques jours plus tôt, Tallien avait échappé à un attentat tandis que l'on transférait en grande pompe le corps de Marat au Panthéon. D'où l'exaspération des gens dits normaux qui voyaient là un sacrilège, mais ce qui restait du club des Jacobins faisait de son mieux pour essayer de garder quelque puissance Or Barras, à mesure que passait le temps, se sentait de moins en moins jacobin. Ce qu'il voulait, c'était régner afin d'assouvir son inapaisable soif d'argent et de pouvoir...