Le petit voyage se passa sans incident et si parfois Laura eut l'impression de voir un chapeau noir disparaître derrière une haie, ou le canon d'un fusil luire sur un rocher, ce fut si fugitif qu'elle peut croire à une illusion. Aucun Bleu ne se montra avant les abords de Plancoët. Encore se contentèrent-ils de vérifier les papiers des occupants de la carriole, après quoi ils les laissèrent reprendre leur chemin en touchant vaguement leur bicorne en guise de salut...

- Ils ont fait de sacrés progrès ! commenta La Fougeraye en s'accordant un éclat de rire dès qu'ils furent hors de portée de voix. Avant Thermidor nous aurions été fouillés jusqu'à l'os et la charrette aussi. Maintenant il faut qu'ils soient en nombre pour se montrer vraiment curieux : ils savent trop que des hommes bien armés et déterminés peuvent leur tomber dessus n'importe où...

La petite ville de Plancoët étageait ses quatre cents demeures sur le versant de deux collines entre lesquelles coulait l'Arguenon, à deux lieues à peine de la mer mais en méandres aussi nombreux que pittoresques. Avant la Révolution elle était, comme nombre de cités bretonnes, un véritable nid d'aristrocrates. La famille de Chateaubriand y voisinait avec les Rosmadec, les Raguenel, les Boisteilleul, les Ville-Audrains, les Largentais, et les belles maisons de pierre aux larges perrons et aux pignons pointus abritaient alors une vie discrètement élégante, fort pieuse et volontiers cancanière que relayaient les nombreux manoirs et gentilhommières d'alentour répartis dans une région essentiellement forestière et maritime. Cependant, après le passage de la Terreur il ne restait pas grand-chose - trop de gens l'avaient payé de leur vie ! - d'un art de vivre désuet sans doute mais paisible et réglé par le son des cloches de Notre-Dame de Nazareth. Tout le monde se connaissait, s'appréciait peut-être plus ou moins, ainsi le veut la nature humaine, mais les règles d'une exquise politesse tenaient lieu de sentiments quand ils n'existaient pas et pouvaient devenir plus meurtrières que des insultes lorsque l'on se détestait. Les temps cruels étant venus, les rues devinrent désertes. Aussi bien, pourquoi sortir puisqu'on ne pouvait plus aller à l'église ? Seuls les jours de marché voyaient quelque animation mais les auberges recevaient surtout les sectionnaires et les hommes de la garde nationale. On ne s'y attardait plus guère : les affaires faites, chacun rentrait chez soi.

Certes Plancoët avait changé, mais comme à Saint-Malo on sentait à de légers frémissements que la vie n'allait pas tarder à se répandre de nouveau... Au moins, à présent, les volets se rouvraient.

Les demoiselles de Villeneux accueillirent leurs visiteurs avec une joie évidente. Ils apportaient des nouvelles et puis si Bran de la Fougeraye fréquentait volontiers jadis les salons de Plancoët, on ne l'y avait pas vu depuis longtemps. Quant à Laura, son nom lui assura une réception flatteuse : on ne voyait jamais sa mère mais l'on savait que sa fille s'était mariée à Versailles, qu'on l'avait crue morte et que Marie-Pierre de Laudren avait épousé le pseudo-veuf. Mais on savait aussi la mort de la mère et l'on se garda bien d'en parler, par discrétion.

Voir les demoiselles de Villeneux donnait l'impression de voir double : jumelles, elles étaient à ce point semblables que leurs parents nouaient un ruban bleu au poignet de l'une d'elles pour les reconnaître. En outre, elles s'habillaient toujours de façon identique et bien malin qui pouvait dire avec exactitude qui était Mlle Louise et qui Mlle Léonie. Détail qui parfois leur avait rendu service... Quant à leur âge, il était impossible de le définir : elles étaient arrivées à ce stade de dessèchement où l'on n'en a plus.

Elles se mirent en quatre pour leurs visiteurs, offrant une modeste collation de pain, de beurre et de miel, mais servie dans ces belles assiettes " rosés " de la Compagnie des Indes qui auraient fait honneur à la table d'un roi. Après quoi, posées chacune au bord d'une chaise, elles attendirent, en grignotant comme des souris, qu'on leur fît connaître la raison d'un " dérangement " de plusieurs lieues. Que l'on se soucie de savoir si elles étaient de ce monde, c'était bien, mais elles étaient trop fines pour ne pas deviner qu'il y avait autre chose. La Fougeraye ne les laissa pas attendre :

- L'Ami des vagues est venu chez moi la nuit où a débuté la tempête et je l'ai gardé jusqu'à ce qu'il puisse reprendre la mer. Il m'a laissé le courrier que je vous apporte.

- Dieu soit loué ! s'écria Mlle Louise en faisant un large signe de croix. Nous étions de la dernière inquiétude en voyant passer les jours sans rien recevoir.

- Mais... vous saviez, je suppose, que ceux du Val ont été arrêtés et que deux d'entre eux sont morts ? Le jeune Chateaubriand ignorait tout quand il y est arrivé. Ne sachant à qui confier ses messages, il a pensé à moi...

- Cela veut-il dire que vous nous revenez, cher ami ? demande Mlle Léonie qui, depuis l'enfance, cultivait un tendre sentiment pour le rugueux seigneur de la Fougeraye. Ce serait tellement merveilleux !

Un regard de sa sour doucha une exaltation peut-être un peu indiscrète : que Léonie soit amoureuse d'un homme qu'elle n'aimait pas particulièrement pouvait se supporter tant qu'elle le gardait pour elle : leur entente était plus importante que les bêtises de l'amour.

- Il n'y a rien de merveilleux là-dedans, bougonna le héros de Léonie qui ajouta : il faut bien que je m'occupe d'une façon ou d'une autre. Autant être utile à quelque chose !

- Notre cause ne saurait être un pis-aller ! remarqua Mlle Louise avec sévérité. Ceux qui s'y dévouent méritent d'être aidés par choix du cour et dans l'enthousiasme... mais enfin le principal est que le courrier soit ici. Le mauvais temps nous avait bien donné à croire qu'il pouvait avoir pris terre ailleurs mais nous pensions plutôt à l'anse des Sévignés, au cap Fréhel, auquel cas le premier relais est à Montbran et ne passe pas chez nous.

- Quoi qu'il en soit, il est destiné à Boishardy et il vaudrait peut-être mieux que je m'en charge jusqu'au bout. Il y a là-dedans de l'or, des assignats et des ordres. C'est assez lourd et fort compromettant. Je vais vous laisser le sac pendant que nous nous rendrons au Guildo, Mme de Laudren et moi. Je le reprendrai au retour pour le porter à Boishardy... si vous voulez bien me dire où il se trouve.

- C'est inutile ! coupa vivement Mlle Louise. Nous nous en chargerons nous-mêmes.

- Vous avez quelqu'un susceptible de faire le chemin ?

- C'est moi ce quelqu'un ! précisa-t-elle avec un coup d'oil qui n'autorisait pas un sourire.

Ce fut Léonie qui se le permit :

- Vous devriez la voir habillée en vieux paysan avec peau de bique sur le dos, grand chapeau sabots, et s'appuyant sur un solide gourdin. Elle vous étonnerait. En outre elle connaît comme personne la forêt de la Hunaudaye...

- Léonie vous parlez trop !

- Nous sommes avec un ami, non ? s'insurgea sa jumelle. Il vient de le prouver. Alors pourquoi faire des cachotteries ?

- De toute façon, coupa le gentilhomme, Armand m'a révélé que Boishardy tient la région de la Hunaudaye, mais c'est vaste et comme il ignore l'endroit exact je me suis permis de vous le demander. Au surplus, si c'est vous qui vous y rendez je n'ai pas besoin d'en apprendre davantage : si Boishardy a besoin de moi, il sait où me trouver !

- Je le lui répéterai, dit Mlle Louise. Ne voyez pas offense dans mes paroles de tout à l'heure, ajouta-t-elle avec un sourire. Nous avons appris à nous méfier de la moindre indiscrétion tombée dans une oreille... invisible.

Le dernier mot, prononcé avec quelque retard, traduisait un souci de courtoisie envers Laura qui aurait pu prendre pour elle l'extrême discrétion dont faisait preuve Mlle de Villeneux. Elle l'en remercia d'un sourire. Cependant, constatant avec douleur que l'homme si miraculeusement reparu dans sa vie allait repartir, et en compagnie d'une jeune femme beaucoup trop séduisante à son gré, Mlle Léonie reprit la parole :

- N'avez-vous pas dit, il y a un moment, que vous vous rendiez au Guildo ? Pour quoi faire ?

- Léonie ! protesta sa sour scandalisée.

- Quand un ami se rend dans un endroit dangereux on se doit de le mettre en garde ! s'insurgea-t-elle. Or vous savez aussi bien que moi qu'il se passe d'étranges choses dans l'ancien couvent des Carmes. J'espère qu'au moins vous n'y allez pas ?

- Si, justement ! fit Laura sèchement. Des bruits me sont revenus que tout ce qui a été volé dans mon manoir de la Laudrenais pourrait s'y trouver. C'est alors que M. de la Fougeraye m'a proposé de m'y mener. Vous voyez que c'est impor tant.

- Quelle sorte de choses étranges ? demanda celui-ci.

- On parle de feux follets qu'on y verrait la nuit, de gémissements, de revenants... même d'une Dame blanche ! certifia Mlle Léonie.

- C'est ridicule ! coupa sa sour. Depuis des siècles, les gens du Guildo assurent que le fantôme de la pauvre Françoise de Dinan hante les ruines du château. Le couvent n'en est pas éloigné et depuis que les moines sont partis les superstitions locales s'étendent à leur vieille maison...

- Quoi qu'il en soit, reprit Laura, je dois y aller. Les revenants ne me font pas peur. J'ai vu trop d'horreurs chez les vivants !

- Dieu vous garde alors ! dit Mlle Louise en traçant sur son front un signe de croix.

Et ils repartirent...

L'auberge ressemblait à une boursouflure du coteau rocheux où s'appuyaient les bâtiments du vieux couvent. Elle avait connu des jours meilleurs au temps de la prospérité des moines blancs, quand les pèlerins venaient prier Notre-Dame du Guildo ou chercher les remèdes - cordial ou vulnéraire - que préparaient les religieux. A présent, les voyageurs se faisant rares, elle n'était guère fréquentée que par des pêcheurs, des paysans et par- fois des inconnus aux yeux inquiets qui sortaient de la nuit et y retournaient.