- Au fond, je n'ai jamais bien su ce qu'ils sont au juste ?
Les yeux sur son attelage, Bran Magon eut un de ses rares sourires en coin :
- On vous a dit que j'en étais un ?
- Non, mentit-elle, seulement, depuis ma visite chez vous j'ai tiré quelques conclusions... Je sais qu'il s'agit d'une rébellion ouverte associée à celle de la Vendée.
- Mais plus ancienne qu'elle et différente en ce sens que la chouannerie n'a pas été un mouvement spontané, improvisé, dans lequel des paysans se sont jetés aveuglément, suivant sans réfléchir des chefs d'occasion et même des malfaiteurs. Nous nous sommes préparés au combat dès 1790, nous entraînant pour les luttes que nous sentions venir pour défendre nos convictions, notre foi et nos traditions, et cela sous les ordres de chefs expérimentés prêts à tout sacrifier pour Dieu et le Roi. Les deux premiers ont été le défunt marquis de la Rouerie - il prononçait la Rouarie à la bretonne -et le faux-saunier Jean Cottereau, dit Jean Chouan parce qu'il imitait le cri du chat huant.
- Faux-saunier ?
- Ce n'est un crime qu'aux yeux des agents de la gabelle. Le sel est cher en France, pas en Bretagne, et il fallait bien vivre. Jean, d'ailleurs, a été pris mais le Roi lui a fait rendre sa liberté, d'où le dévouement passionné que lui et ses frères ont voué à notre malheureux souverain. Quant à La Rouerie, il était mon ami. Après sa mort et le massacre des siens, je me suis tenu en retrait, sans renoncer vraiment et sans fermer ma maison comme vous l'avez pu voir, et l'on pouvait toujours compter sur moi.
- Et ces deux hommes si différents étaient amis ?
- Mieux que cela : ils se complétaient. Le marquis amena les cadres, formés pour la plupart d'anciens officiers entrés en rébellion pour défendre leur cause, ainsi que les fonds fournis par la noblesse bretonne, les armes et les munitions. Sans oublier l'approbation officielle des Princes... que cependant l'on n'a jamais vus ! Jean Chouan amena ses hardis compagnons paysans et contrebandiers habitués à la vie dure des haies et des forêts, connaissant le moindre repli de leur pays. Il les entraîna à mener une guerre de harcèlement qui démoralise l'ennemi et l'effraye. Les cartouches de son fusil éparses dans ses poches, le chouan excelle à la poursuite et sait s'aménager des tanières souterraines, des caches indécelables sans compter celles que recelait le moindre manoir toujours prêt à les accueillir car ils ne sont pas des bandits mais des soldats de la nuit et toute la Bretagne le sait. Jean Chouan était le plus noble cour...
- Etait ? Il est...
- Mort, oui ! Le 24 juillet dernier. La veille, lui et ses hommes avaient été surpris par les Bleus [vi] à la ferme de la Babinière. Il a voulu sauver la femme de son frère René, qui, enceinte s'enfuyait, et il y a réussi, mais il a reçu un coup de feu qui a brisé sa tabatière accrochée à sa ceinture. Les éclats ont pénétré dans son ventre. Alors, se sentant mortellement atteint, il s'est traîné jusqu'à une châtaigneraie où les siens l'ont retrouvé. Ils l'ont porté dans son cher bois de Misedon à un lieudit Place Royale, où ils lui ont fait un lit de leurs vestes. C'est là qu'il est mort à l'aube du lendemain. On l'a enterré au plus épais de la forêt avec ses armes et son chapelet en un lieu que l'on a soigneusement caché [vii].
L'émotion qui tremblait dans la voix du gentilhomme toucha Laura :
- Une noble et belle histoire ! Et... ces hommes si vaillants n'ont pas de successeurs ?
- Bien sûr que si ! La chouannerie n'est pas près de mourir. Un ancien officier de marine, Aimé du Boishardy, remplace La Rouerie avec honneur et vaillance, et Jean Chouan avait désigné son compagnon Delière. Mais dès avant sa mort les choses ont failli tourner à la catastrophe, au printemps dernier, par la faute du comte de Puisaye, un Normand - jeta La Fougeraye avec une inexprimable expression de dédain et de colère -, un homme qui a été de tous les régimes : Constituante, Gironde, très ouvert aux idées nouvelles, et qui a même commandé la garde nationale d'Evreux. Après la chute des Girondins, il est redevenu royaliste et s'est rabattu sur la Bretagne, cherchant à y joindre nos troupes. Les chouans lui ont d'abord fait grise mine mais c'est un homme qui sait parler - il a étudié jadis au séminaire ! -et, en outre, sa personne en impose : haut de plus de six pieds avec un visage expressif et un abord aisé, il a vite rallié beaucoup de monde... sauf quelques-uns !
- Dont vous étiez ?
- ... et aussi Jean Chouan. Quant à moi on ne m'en impose pas facilement et je me suis méfié, dès notre première encontre, d'un homme que la mort du Roi n'a dérangé que lorsqu'il a commencé à craindre pour sa peau. Quoi qu'il en soit, il est intelligent et il a vite saisi les possibilités offertes par un pays que sa langue, ses mours, son esprit religieux et sa configuration permettent d'isoler aisément du reste de la France. Alors il a décidé de l'organiser en vue d'un soulèvement général et de le relier à l'Angleterre. En gros, il a repris les plans de La Rouerie : chaque paroisse devenant une commune, chaque canton une subdivision sur le mode républicain, etc. Lui étant au sommet, et je dois dire qu'au début il a fait du bon travail : il rassemblait armes et munitions, entravait le ravitaillement des villes mais écartait soigneusement la violence afin d'éviter l'arrivée de troupes supplémentaires chez l'ennemi. Les nouvelles circulaient de village en village au moyen d'un bâton creux. On annonçait que le comte d'Artois était à la tête de la conjuration et que l'ancien évêque de Dol, Mgr de Hercé, était chargé de représenter les Bourbons auprès du Saint-Siège et, du coup, les enrôlements se sont multipliés, encouragés par des assignats de fabrication anglaise. C'était sur Saint-Malo, Dol et Dinan qu'allait se porter l'effort principal. Douze mille hommes devaient se lever mais, dès le 26 juin, un peu trop tôt, Puisaye a lancé son manifeste appelant à l'insurrection. Résultat : un peu plus de deux cents hommes seulement sont partis à la bataille. Et ils ont été taillés en pièces dans la forêt de Liffré.
- Que s'était-il passé ?
- Un détail : le plan général de l'insurrection est tombé comme par hasard aux mains de l'ennemi : il se promenait dans la doublure de l'habit d'un courrier qui arrivait à Dinan. Puisaye, lui, réussit à s'embarquer pour Jersey d'où le prince de Bouillon l'a envoyé à Londres. Par l'entremise de Mgr de Hercé, il y évolue à présent dans l'entourage de Pitt. Armand de Chateaubriand m'a dit qu'il s'occupait activement de la fabrication de faux assignats et qu'il ne renonçait pas à son idée de soulèvement breton, qu'il est plein de grands projets...
- Vous ne l'aimez guère, dirait-on ?
- Je l'ai toujours détesté. Il se prend pour un généralissime et un grand penseur ; il n'est qu'un aventurier qui cherche sa propre fortune et se soucie peu du sang qu'il fait couler. Nous n'avons pas besoin de lui pour aider le Roi à retrouver son trône.
- Mais que pouvez-vous faire ? D'après ce que j'ai entendu dire, la grande révolte de l'Ouest où les Bretons combattaient avec les Vendéens aurait subi une défaite ?
- Certes, et pour raconter cette épopée - car celle-là en fut une ! - il me faudrait plus de temps que ne durera ce petit voyage. La Vendée a souffert le martyre, plus que nous c'est sûr et il serait question que le gouvernement lui accorde une amnistie ! Mais la Bretagne, elle, n'est pas près d'arrêter sa guérilla d'embuscades et de chemins creux ! Débarrassée de Puisaye, il lui reste les héritiers de Jean Chouan et tant qu'il y aura des régicides au pouvoir, nous continuerons. Je continuerai, car à présent il ne me reste plus que le combat pour occuper les jours me restant à vivre...
Un instant, Laura eut l'impression d'entendre Batz. Continuer, continuer encore et toujours, mais jusqu'à quand et jusqu'où ? Le retour d'un petit roi perdu dont on ne savait plus rien ? Le retour de princes dont l'aîné au moins était criminel par ambition ? Tant de vies gâchées, tant de sang versé pour en revenir à une république peu disposée apparemment à céder la place, même si celui qui prétendait l'incarner, si Robespierre avait payé sa folie criminelle sur l'échafaud ? Mais Laura n'éprouvait aucune envie d'entrer en controverse avec cet homme de granit en qui elle sentait une joie secrète. La mort de Loeiza, même s'il l'avait reniée, lui donnait une raison de continuer la lutte. Tout comme la mort de Marie avait renvoyé Batz dans la fournaise...
- Que comptez-vous faire ? Il lui jeta un regard en biais :
- Ne croyez-vous pas, jeune dame, que je vous en ai assez dit ?
- Vous vous méfiez de moi ?
- Vous ne seriez pas là si c'était le cas, alors je vais vous répondre : je reprendrai les armes si l'occasion se présente. En attendant je reste chez moi où le jeune Armand sait qu'il peut toujours me joindre... et je remplis ma mission, conclut-il en désignant un sac placé entre ses jambes. Avant d'aller sur le Guildo, nous nous arrêterons un moment à Plancoët chez les demoiselles de Villeneux, deux charmantes vieilles filles dont je suis un peu parent et dont il est naturel que je me soucie, étant sans nouvelles depuis longtemps...
- Vous voulez dire qu'elles sont... un relais du courrier ?
- Nous disons une " maison de confiance ". Et Dieu sait si c'en est une ! Elles accueillent à bras ouverts qui demande asile, repos, nourriture, qui a besoin d'aide et qui n'en a pas besoin, le tout avec le sourire, et pourtant elles n'ont que très peu à partager car elles ne sont pas riches. Je n'aime pas les femmes en général, ajouta-t-il avec un nouveau regard de côté, mais celles-là je les aime bien parce qu'elles ont gardé des cours d'enfant...
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