- Comment est-ce possible ? Votre père est mort en prison il y a peu, de maladie et du chagrin que lui avait causé le décès de votre mère. Quant à vos sours, enfermées dans l'infecte geôle que l'on avait fait du couvent de la Victoire, l'une, Marie, est morte aussi et si les deux autres, Emilie et Modeste, sont encore en vie c'est parce qu'à Paris on a abattu Robespierre et qu'elles ont été délivrées. Elles ont trouvé refuge à Saint-Malo, au Petit-Placitre, chez votre ancienne lingère, Mlle Lhotelier. Elles n'ont plus rien ! Alors, que venez-vous me parler du château de votre père ? Il ne lui appartient plus...
Le jeune homme se laissa tomber sur un tabouret, couvrant de ses mains tremblantes son visage fatigué où coulaient les larmes...
- Je sais presque tout cela car j'en viens et je n'y ai plus trouvé qu'un couple d'anciens fermiers qui m'ont appris mes malheurs. C'est pourquoi je me suis permis de venir ici, sachant votre attachement à notre cause et l'aide que vous lui avez toujours apportée. Il faut à tout prix que je rejoigne Pontallec. J'ai des nouvelles pour lui et il doit en avoir pour moi.
- Vous êtes fou, ma parole ! Qui vous dit qu'il n'est pas la cause du désastre de votre famille et que...
- Non... Non, j'en suis certain. Vous ne pouvez pas savoir, vous, que ses relations apparemment amicales avec l'affreux Le Carpentier servaient seulement à masquer ses activités réelles. Elles n'étaient qu'apparences, faux-semblants et elles lui ont permis de nous rendre bien des services. Evidemment, vous vivez très écarté, mon cher Magon et vous n'avez vu que ces apparences...
- Apparences ? Faux-semblants ? gronda le gentilhomme. Des amis envoyés à l'échafaud, des dénonciations, des spoliations ? Vous osez n'y voir que des bagatelles sans importance ? Il a peut-être aussi fait semblant de tuer ma fille après l'avoir déshonorée ? Loeiza est morte, vous m'entendez, et c'est lui qui l'a assassinée après avoir tué Marie-Pierre de Laudren épousée parce qu'il était certain d'en avoir fini avec sa première femme... que voici !
Le jeune homme ne s'attendait pas à une telle explosion de fureur et ne savait plus trop quoi dire.
- Vous êtes sûr de tout cela ? hasarda-t-il pauvrement.
- Si j'en suis sûr ?
Hors de lui, Bran Magon de la Fougeraye leva un poing noueux et redoutable mais, avec un cri, Laura se jeta sur lui :
- Par pitié, monsieur, contenez-vous ! Votre visiteur n'est pas venu depuis longtemps et il n'a jamais connu qu'une face d'un personnage qui en a tellement ! Il ne pouvait pas savoir...
- Merci de plaider ma cause, madame, fit Armand de Chateaubriand avec un triste sourire. C'est le malheur de ce temps où les membres des familles doivent vivre aux antipodes les uns des autres et vous avez dit vrai : je l'ignorais. Pour nous, gens de l'ombre, Pontallec est un agent efficace dont Mgr le Régent fait grand cas en son exil italien. Son frère et son neveu pensent de même. Dans leur idée, avoir réussi à circonvenir Le Carpentier était un coup de maître et, maintenant qu'il a disparu, Leurs Altesses estiment qu'il est temps d'implanter dans cette région une solide tête de pont pour un éventuel débarquement... A propos, sait-on ce qu'il est advenu de l'ancien " proconsul " ?
- Il est retourné à Valognes, mais j'ai recueilli des bruits : la Convention l'aurait fait arrêter et expédier au château du Taureau, en baie de Morlaix...
- Enfin une bonne nouvelle !
- Vous allez moins aimer la suivante, mon garçon ! Et je vous évite de poser la question qui vous brûle les lèvres : votre cher Pontallec est mort ! Il a sauté avec le bateau dans lequel il voulait s'enfuir... et c'est moi qui ai placé la charge, après quoi j'ai payé quelqu'un pour allumer la mèche !
Le silence tomba. Quelques minutes très longues où chacun retenait sa respiration. Enfin, l'Ami des vagues se leva péniblement et prit son sac posé à terre :
- Pardonnez-moi, monsieur de la Fougeraye ! Je n'aurais jamais dû revenir ici. Mieux vaut que je m'en aille !
Il reprenait aussi son manteau trempé mais le père de Loeiza lui arracha l'un et l'autre :
- Vous tenez à peine debout et vous êtes mouillé ! Venez plus près du feu ! On va vous servir de la soupe et vous resterez ici jusqu'à ce que nous ayons examiné ensemble la situation. Une chambre va être préparée. On réfléchit mieux quand le ventre est plein et le corps reposé !
- Vous êtes bon... mais puis-je vraiment accepter?
Le rude gentilhomme lui assena dans le dos une bourrade qui faillit l'envoyer tête première dans la cheminée.
- Et pourquoi donc pas ? Vous n'êtes pas le premier que votre Pontallec -Satan ait son âme damnée ! - aura abusé !
CHAPITRE III
UN COUVENT ABANDONNÉ
- Quel temps ! s'écria Lalie en s'ébrouant comme un chien et en tapant ses pieds sur le dal lage pour en faire tomber la boue.
- Madame la comtesse ferait mieux de fermer la porte ! clama Mathurine du haut de l'escalier. Les pieds ça peut attendre mais ce sacré noroît est capable de décrocher les lustres !
Une violente rafale avait, en effet, poussé la vieille dame à l'intérieur et semblait décidée à explorer la maison.
- Vous feriez mieux de venir m'aider au lieu de jouer les capitaines de navire sur la dunette ! Je n'y arriverai jamais toute seule !
L'épais battant de chêne sculpté refusait de se rabattre en dépit de ses efforts. Ce que voyant, Mathurine dégringola à son secours et à elles deux, elles réussirent à refermer la porte récalcitrante.
- Merci ! s'exclama Lalie. J'ai cru un moment que je ne pourrais pas rentrer. Même dans le port, les bateaux ont l'air de jouer à saute-mouton !
- Aussi, qu'est-ce que Madame avait besoin d'y aller voir ? bougonna Mathurine en l'aidant à se débarrasser de sa mante copieusement mouillée. Quand il fait ce temps-là on reste chez soi !
- Quand M. l'abbé Beaugeard prend la peine de sortir pour dire une petite messe matinale à la chapelle du Saint-Sauveur, on ne peut tout de même pas le laisser tout seul ? Ce ne serait pas convenable. Surtout quand on en a manqué aussi longtemps ! Et ne faites pas cette tête-là, Mathurine ! Je sais bien que vos rhumatismes vous tourmentent et que vous ne pouvez pas y aller. Alors laissez-moi faire pour deux !... Et même pour trois ! Où est Madame Laura ?
La vieille gouvernante n'arrivait pas à se faire à ce nouveau prénom et ne comprenait pas qu'en reprenant le nom de Laudren, sa jeune maîtresse refuse le double nom reçu au baptême. Celle-ci pourtant avait pris la peine de lui expliquer qu'elle y avait renoncé définitivement lorsqu'elle avait enfin compris qui était au juste l'homme qu'elle avait épousé et qu'elle aimait alors :
- Au point de vouloir mourir. Quelqu'un m'a sauvée, cachée, donné une autre vie et c'est à cette autre vie que je veux rester fidèle. D'ailleurs, la différence n'est pas si grande entre Laure et Laura...
- Et sainte Anne ? La mère de la Vierge ne vous convient plus ?
- Elle n'a rien à voir là-dedans ! Disons que je m'appelle Laura-Anne... et j'aimerais, Mathurine, que vous en teniez compte. Croyez-moi, Laura de Laudren se sent beaucoup mieux qu'Anne-Laure de Pontallec.
- Pontallec ! Quelle horreur !
- Vous voyez bien. Il faut éviter ce qui peut le rappeler à notre souvenir.
Mathurine n'en soupira pas moins en répondant à la question de la comtesse :
- Madame... Laura puisque vous y tenez vous aussi, est au grenier.
- Qu'y fait-elle ?
- Je sais pas. Elle n'a pas voulu que j'aille avec elle...
En réalité, elle n'y faisait rien. Lorsque Lalie, un peu essoufflée, arriva sous les combles, elle vit Laura appuyée, bras croisés, à l'embrasure d'une des lucarnes. Elle avait parfaitement entendu venir sa vieille amie mais elle ne bougea pas, se contentant d'expliquer, sans quitter des yeux le fantastique tableau de la mer déchaînée que la hauteur du toit, dépassant celle des remparts, lui permettait de contempler :
- Lorsque j'étais petite, je montais souvent pour voir la baie et les mouvements du port. Si j'ai toujours préféré la Laudrenais et mon petit Komer, c'est parce que l'on ne s'y sentait pas enfermés comme ici. Dans la ceinture des murailles, on a toujours un peu l'impression d'être en état de siège...
- Cela peut avoir du bon quand on l'est vraiment comme en 1758, quand le duc de Marlborough est venu se casser les dents dessus ?
- Pour le moment, c'est la mer qui nous assiège. Et que faire d'autre que la regarder ? C'est à la fois agaçant et magnifique, ajouta-t-elle en contemplant les grandes gerbes écumantes qui sautaient par-dessus les chemins de ronde.
- En un mot comme en cent, vous vous ennuyez ?
- Oui et je n'aime pas cela. Vous me direz que je pourrais m'intéresser aux affaires, mais je n'y ai aucun goût et si vous n'étiez venue avec moi, je crois que j'aurais tout vendu pour ne garder que Komer bien qu'il soit en ruine.
- Si nous arrivons à nous en sortir ce serait dommage, mais ce sont vos biens et si vous voulez vous en défaire je n'ai rien à dire...
- Non. Comme vous le dites ce serait dommage car, même si la situation est difficile, embrouillée, j'ai l'impression que vous prenez quelque plaisir à essayer d'en venir à bout. Je vous en ai une profonde reconnaissance, très chère Lalie... mais ne me demandez surtout pas de m'en mêler !
- C'est vrai que j'ai trouvé ici et auprès de vous, une nouvelle raison d'exister parce que j'espère vous être utile.
- Et moi qui sais à quel point le besoin d'argent se fait pressant, je reste là à regarder la mer comme si j'en attendais une aide quelconque. Alors que ses vents, en arrêtant toute activité, m'empêchent d'aller vérifier au Guildo si Bran Magon a raison au sujet du couvent des Carmes. Si au moins je pouvais retrouver ce que ce démon a volé !
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