— Acceptez mes excuses, mais quand vous m’aurez entendue je pense que vous comprendrez ! assura-t-elle d’une voix enrouée où se mêlaient parfois, bizarrement, une ou deux notes claires. Puis elle ordonna que l’on laisse entrer le jour, se plaça face à la lumière et enleva son voile en fermant les yeux… Je découvris alors l’un des visages – et un cou ! – les plus dévastés qu’il m’ait été donné de voir ! Les cheveux gris avaient disparu mais ce n’était qu’une perruque recouvrant de beaux cheveux noirs dont une parcelle avait été… scalpée pour ainsi dire au-dessus d’un sourcil préservé par extraordinaire… Je lui demandai alors comment c’était arrivé.
— Un accident d’auto qui m’a éjectée au-travers d’un pare-brise avant de m’envoyer contre un rocher. Je n’ai échappé à la mort que par miracle… mais je l’ai souvent regretté. Jusqu’à ce que j’entende vanter votre talent ! « Le chirurgien aux mains fabuleuses » ! C’est pourquoi je vous ai fait chercher.
« J’ai répondu qu’elle aurait pu s’y prendre autrement et qu’il eût été préférable qu’elle vienne me voir à mon cabinet en toute discrétion, de nuit même mais qu’il m’était impossible de faire quoi que ce fût pour elle dans une demeure particulière. Elle m’apprit que l’on avait entrepris de transformer la villa en clinique et qu’une salle d’opération était déjà installée. À quoi je répondis que cela ne suffisait pas, que j’avais l’habitude de travailler avec une équipe exceptionnelle et rodée à la perfection dont je ne saurais me priver. D’autant moins dans son cas où il fallait prévoir plusieurs interventions afin de lui restituer un visage et un cou, disons… normaux ! Le mot l’a choquée.
— Normaux… Qu’entendez-vous par normaux ?
— Que l’on peut regarder sans s’apitoyer et sans déplaisir…
« J’ai vu ses yeux flamboyer, cependant elle a hésité avant de répondre, se contentant d’aller prendre dans le tiroir d’un précieux cabinet florentin une photographie encadrée d’or représentant une femme idéalement belle en robe Empire à taille haute, à demi étendue sur une méridienne, dans une pose pleine de grâce, style Mme Récamier, et portant des bijoux époustouflants. Elle me l’a tendue d’un geste impérieux :
— Voilà ce que j’étais et veux redevenir ! Vous entendez, professeur ? C’est ce visage-là que je veux revoir dans mon miroir… et que vous allez refaire pour moi ! Je ne saurais me contenter de votre « sans déplaisir » !
« Je ne vous cacherai pas que je l’ai regardée avec une stupeur horrifiée parce que je l’avais reconnue. C’était Lucrezia Torelli, la célèbre cantatrice dont vous avez sûrement entendu parler. Que vous avez peut-être même applaudie ?
— Nous l’avons en effet applaudie une fois, à l’Opéra de Paris, dit Mme de Sommières. Une seule fois ! Aussitôt après, elle a entrepris de démolir ma famille en laissant derrière elle de lourds dégâts ! Ainsi c’est elle notre mystérieuse voisine ? Vous a-t-elle avoué aussi qu’elle est une meurtrière recherchée par les polices française et anglaise ? Elle devrait être à cette heure attendant au fond d’un cachot un verdict en cour d’assises et non dans une luxueuse résidence entourée de fleurs et d’un paysage enchanteur !
— Moi je n’ai rien contre le cachot, émit Marie-Angéline, mais je trouve que le châtiment qu’elle subit est bien plus subtil ! C’est le doigt de Dieu qui a reproduit sur son visage la noirceur de son âme !… Mais comment s’est terminé votre entretien avec la « divine » Torelli ?
— Pas vraiment à sa convenance puisque vous m’avez aidé à m’échapper mais, en fait, comme ce devait l’être. J’ai répondu qu’elle demandait l’impossible et que même à Zurich et dans ma propre salle d’opération, entouré de mon équipe au complet, je ne pouvais recréer une telle beauté ! J’ai ajouté – assez maladroitement sans doute mais j’étais moi aussi en colère – qu’en admettant qu’elle eût vingt ans de moins, donc présentant la peau élastique de la jeunesse, je n’y parviendrais pas ! Elle est entrée alors dans une fureur folle, me traitant de charlatan et autres noms d’oiseaux avant de prononcer ma sentence : je resterais enfermé dans ma chambre sans aucune nourriture jusqu’à ce que je sois disposé à lui donner satisfaction ! Encore devrais-je m’estimer heureux qu’il y ait de l’eau courante dans ma salle de bains ! Si cela ne suffisait pas, au bout de quelques jours, on me transporterait dans une cave où évidemment je ne pourrais plus me laver ! Voilà, je vous ai tout dit ! soupira-t-il en tendant son verre pour qu’Hubert le lui remplisse de nouveau.
— Au fond, fit celui-ci après s’être adjugé une rasade, vous aviez un moyen bien simple de vous éviter ces… désagréments. C’était d’accepter puis, une fois votre bonne femme sous anesthésie, de bricoler ici ou là afin de réparer le plus gros et en annonçant qu’il faudrait peaufiner une semaine plus tard sur le chantier et, entre-temps, faire ce que vous venez de réussir : prendre la poudre d’escampette, rentrer chez vous et…
Il n’alla pas plus loin. Le petit Zehnder qui avait une tête de moins que lui venait de se dresser sur ses pieds et lui aboyait à la figure :
— Mais vous me prenez pour qui, dites donc ? Un charlatan comme prétendait la folle – car c’en est une ! –, un homme sans honneur capable de recourir au pire des subterfuges pour recouvrer sa liberté ? Susceptible de se servir de son art pour réduire une patiente à l’impuissance et faire ce qui m’arrange ? Et la déontologie ? Et le serment d’Hippocrate ? Qu’en faites-vous ?
— Ne vous fâchez pas ! Je disais cela… comme j’aurais dit n’importe quoi ! Ce genre de… patiente – drôle de mot d’ailleurs et que je n’ai jamais supporté ne l’étant absolument pas ! – ne mérite pas qu’on s’échine pour elle ! En outre, vous lui auriez malgré tout rendu service en améliorant sa physionomie !
— Vous n’oubliez que deux choses. Une : que pour « bricoler » comme vous dites, il me faut une installation ad hoc et des gens compétents autour de moi…
— Ça, je peux comprendre ! Et l’autre ?
— L’homme à la cagoule, présent dans un coin, qui n’a pas perdu une miette de notre conversation. En me raccompagnant à ma chambre il ne m’a pas caché son point de vue si je me livrais à quelque manigance dans le genre de votre suggestion : il ferait en sorte de changer en enfer le peu de temps qu’il me resterait à vivre !
— C’est insensé ! s’insurgea Plan-Crépin. Il est attaché à cette monstruosité à ce point ?
— Je vais même vous dire mieux, mademoiselle ! Il était son amant et il l’aime toujours ! Et, naturellement, c’est lui qu’elle a envoyé me chercher en profitant d’une absence de son frère !
— Et il fera quoi le frère quand il reviendra ? s’enquit machinalement Wishbone.
— C’est ce que je ne sais pas.
Marie-Angéline prit le relais :
— Nous si, parce qu’on commence à le connaître, l’illustre descendant des Borgia, ce César de carnaval qui n’a même pas la grandeur sinistre de son soi-disant ancêtre ! Que vous acceptiez d’opérer ou que vous refusiez, il vous tuera !
Le Texan s’était soudain assombri. Ainsi ce qu’il avait entendu durant la première nuit à Hadriana, cette voix qui tentait de se libérer de ses chaînes et qui s’était brisée après deux notes, c’était bien celle de Lucrezia, la femme qu’il avait adorée et ne réussissait pas à oublier ! La sentir si proche lui causait une bizarre émotion. Il avait beau la savoir criminelle, menteuse et impitoyable, il n’en oubliait pas moins la terrible punition dont le ciel l’avait accablée parce qu’elle était une véritable œuvre d’art et que l’on n’avait pas le droit de détruire une pure merveille !
Mme de Sommières qui l’observait du coin de l’œil lisait en lui aussi facilement que dans un livre. Elle devinait ce qu’il éprouvait et voulut l’aider. Elle se tourna vers le rescapé :
— J’aimerais vous poser une question, professeur.
— Mais je vous en prie…
— Si elle était venue vous consulter, dans votre service hospitalier, s’en remettant de façon normale entre vos mains et celles de vos assistants, auriez-vous pu réaliser ce miracle qu’elle attendait de vous ?
— Non. Et je l’en ai informée – rappelez-vous ! – en spécifiant que même sur une toute jeune femme il me serait impossible d’atteindre la perfection d’origine. C’est ce qui a déchaîné sa colère… et ma condamnation !
— Il faut qu’elle soit réellement folle à lier ! s’exclama Plan-Crépin. Et idiote par-dessus le marché ! Comment ne comprend-elle pas que vous représentez son unique chance de revivre au grand jour ? Vous pouviez lui rendre un visage au moins acceptable ?
— Un peu plus peut-être car les yeux sont intacts et fort beaux. Elle ne se serait évidemment pas reconnue dans une glace, mais en prenant patience et avec les soins appropriés, elle pourrait vivre comme tout un chacun, sans plus se cacher. Je ne connais pas son âge mais elle a dépassé les quarante ans ?
— Quarante et un et des poussières. Vous êtes lié, naturellement, par le secret professionnel. Ce serait donc le meilleur moyen d’échapper définitivement à la police judiciaire, à Scotland Yard et aux services internationaux qui la traquent. Elle est riche ; se procurer de faux papiers n’est certainement pas un obstacle pour elle. Et pourtant elle refuse cette chance inouïe ?
— Formellement !
— Pour elle c’est tout ou rien ? Alors c’est qu’elle est idiote !
— Pas complètement, rectifia la marquise. Pour ce genre de femmes habituées à vivre sous les feux de la rampe et avoir à leurs pieds des foules délirantes, se retrouver dans l’anonymat, passer inaperçue, devenir madame Unetelle doit être intolérable !
— Si on laissait de côté les états d’âme de cette femme ? ronchonna Hubert. Quand elle et sa clique vont s’apercevoir que le professeur Zehnder s’est envolé, que croyez-vous qu’ils vont faire ? Le chercher, évidemment. Et je redoute que leurs regards ne se tournent automatiquement du côté le plus proche : le nôtre. Il me semble que c’est ainsi que je réagirais, moi ?
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