En fait, les deux complices avaient eu du mal à s’entendre ainsi que l’inspecteur Sauvageol vint l’expliquer aux reclus de la rue Jouffroy en leur donnant le feu vert du départ :

— Lors de l’entretien que Mlle du Plan-Crépin a surpris – et qui n’était pas franchement chaleureux d’après la relation que j’ai pu lire –, Gandia-Catannei avait dit à Grindel qu’il le rappellerait pour lui indiquer leur prochaine rencontre. Or ce dernier quittait l’avenue de Messine pour n’y plus revenir en omettant – volontairement ou non ? – de donner le numéro de Nogent.

— Pourquoi pensez-vous qu’il l’ait fait volontairement ? demanda Morosini. Venant d’apprendre que l’autre avait gardé Kledermann en vie, il n’avait guère intérêt à couper les ponts ?

— Peut-être pour s’accorder le temps de réfléchir. De toute façon, il voulait appeler lui-même afin de prendre l’initiative du rendez-vous !

— Quoi qu’il en soit, il a décidé de téléphoner à Lugano d’où l’autre était absent. Ce qui n’a pas eu l’air de lui faire plaisir. Aussi a-t-il décidé de donner le numéro des Bruyères blanches… et comme par miracle, on s’est manifesté deux heures plus tard. Je vous prie de croire qu’alors la discussion a été houleuse ! Non sans logique, Grindel insistait pour se rendre chez Gandia, persuadé que Kledermann s’y trouvait et que le voyage lui donnerait le plaisir d’exécuter lui-même son cher oncle contre la moitié des joyaux…

— Pouah ! fit Adalbert. Le vilain bonhomme ! Il est décidément complet le cousin Gaspard ! La suite ?

— Gandia n’a rien voulu entendre. D’abord Kledermann n’était pas en sa possession. Ayant entrepris de gros travaux à la Malaspina dans le but d’en faire une maison de repos pour milliardaires névrosés, il aurait été trop dangereux, étant donné la présence de nombreux ouvriers, d’y garder un otage… et même deux ! Pardonnez-moi ce que vous allez entendre, monsieur Morosini ! Je ne voulais pas vous le dire mais le patron veut que vous soyez au courant de tout !

Aldo avait blêmi, tandis que sa gorge se serrait :

— Un otage ? Qui ?

— Votre fondé de pouvoir, M. Guy Buteau qui vient d’être enlevé de chez vous ! Souvenez-vous que Gandia s’est vanté…

— Vous ne m’apprenez rien, inspecteur ! Continuez !… Mais continuez vite ! Où ces deux misérables vont-ils se rencontrer ?

— À Zurich…

— À Zurich ? sursauta Adalbert. Et Grindel a accepté ça ? Il doit être devenu fou !

— De la façon dont l’autre l’a présenté, c’est défendable ! Il viendra en voiture avec Kledermann drogué et gardé par un de ses hommes. Grindel lui-même peut se faire accompagner par quelqu’un s’il le souhaite afin que le jeu soit égal.

— Et où, la rencontre ?

— Là on est confronté à une énigme. Il n’est pas complètement piqué, ce pseudo-Borgia ! Il a dit : « Derrière l’église, dans cet endroit si agréable où vous m’aviez emmené déjeuner pour sceller notre accord en m’assurant qu’on y mangeait les meilleures truites au bleu et surtout les meilleurs gâteaux au chocolat de la terre ! Mmm !… Quand j’y pense je sens encore l’odeur. L’église étant au milieu d’une prairie… ! » Fin de citation ! Ça vous dit quelque chose ?

— Non ! fit Aldo. Des bonnes auberges, il y en a pléthore autour du lac et leurs pâtisseries sont de qualité équivalente.

— Bon ! soupira Sauvageol. Il n’y a pas cinquante solutions : il faut filer le train à Grindel ! Sur quelque six cents bornes, ça va pas être de la tarte !

— D’autant que c’est paraît-il un as du volant ! prévint Adalbert. Mais nous on ne se défend pas trop mal, même Morosini qui vit surtout sur l’eau ! Ne vous tourmentez pas, on sera derrière vous. Vous reprenez votre poste à Nogent à quelle heure ?

— Grindel a spécifié qu’il partirait de bonne heure pour faire la route dans la journée afin d’avoir le temps de se retourner. Le soleil se lève tôt en juin. J’y serai à quatre heures et demie… Ah ! J’allais oublier : le patron vous fait dire qu’on a envoyé aux frontières des photos du personnage avec ses coordonnées – voiture et tout ! – et la mention : « Transporte une partie des bijoux de la collection Kledermann ». Si les douaniers font bien leur boulot, je devrais le cueillir à Bâle ou aux environs ! Ce qui, évidemment, simplifierait les choses !

— Peut-être ! admit Aldo, mais tant que nous n’avons pas retrouvé mon beau-père, vivant si possible…

— Vous pensez que Gandia aurait menti ?

— C’est le prince du mensonge celui-là ! Aussi, je vous propose, inspecteur, de nous retrouver à l’hôtel Baur-au-Lac… où je vais retenir des chambres…

— Eh là ! Doucement ! Ça m’étonnerait que le patron soit d’accord pour que je fréquente les palaces ! Vous n’auriez pas la taille en dessous ?

— Justement ! Cela vous reposera… et vous serez notre invité. Que Grindel soit arrêté en route ne change rien. Il faut que nous soyons au rendez-vous ! À ce propos, j’ai peut-être une idée que j’aimerais avoir le temps de vérifier !

— Alors de toute façon, à demain soir ! conclut Adalbert avec son immuable bonne humeur. Et ne vous perdez pas en route !

Sauvageol reconduit à la porte, Adalbert revint dans la bibliothèque où il trouva son ami affalé dans un fauteuil, une cigarette d’une main et le verre qu’il venait de se resservir de l’autre.

— Qu’est-ce que c’est que cette idée que tu veux vérifier ?

— Les gâteaux au chocolat de César et l’odeur qu’il croyait encore sentir ! Ça ne te rappelle rien ? C’était il y a quelques années évidemment !… Mais il y a des moments que l’on n’oublie pas !

Toute jovialité éteinte, Adalbert pâlit et d’un geste automatique se prépara un cognac.

— La mort de Wong ! murmura-t-il d’une voix altérée.

Morosini réveillait en effet l’un des épisodes les plus tragiques de leur quête commune pour restituer ses pierres volées au pectoral du grand prêtre de Jérusalem. La dernière pièce manquant encore, la plus dangereuse sans doute parce qu’elle avait à son actif le plus de victimes : l’infernal rubis de Jeanne la Folle ! Dans un beau chalet ancien au bord du lac, ils avaient recueilli le dernier souffle du serviteur coréen de Simon Aronov torturé à mort. Les deux hommes savaient que ce souvenir-là ne s’effacerait jamais de leur mémoire parce qu’il préludait à la tragédie finale(10)

— Elle s’appelait comment, cette bourgade ?

— Kilchberg !… Elle est indissociable de la chocolaterie Lindt et Sprüngli, peut-être la meilleure du monde. Dans la famille on l’apprécie tellement !

Avalant le contenu de son verre d’un trait, Adalbert s’ébroua comme un chien qui sort de l’eau et retrouva sa bonne humeur.

— Une thèse que ne nous laisserait pas soutenir certaine dame de notre connaissance !

— La reine du chocolat belge(11) ? Une reine dont tu aurais pu partager la couronne ? ironisa Aldo. Tu ne l’as pas revue ?

— L’occasion ne s’en est pas trouvée !… Si on revenait plutôt à la confiserie helvétique ? Tu n’as pas une autre indication que le parfum ?

— Si ! L’église au milieu d’une prairie ! C’est le cas de celle de Kilchberg !

— Si mes souvenirs sont exacts, c’est un peu la banlieue de Zurich ?

— Ne m’en demande pas trop ! Quatre ou cinq kilomètres…

— Vu ! Et comme nous aussi on démarre à l’aube, il est temps de se préparer ! Théobald ! Les valises !

On venait de les boucler quand le téléphone sonna. Adalbert alla répondre. Cette fois c’était Langlois :

— Sauvageol vient de me rendre compte ! J’aimerais mieux que vous le laissiez partir seul !

— Pourquoi ?

— Parce que si jeune qu’il soit il à une longue habitude de suivre sans se faire remarquer de son gibier. Ce qui ne serait peut-être pas le cas d’un départ en caravane ! De toute façon, il n’y a pas une foultitude de routes pour gagner Bâle rapidement. C’est par Troyes, Langres, Vesoul…

— … Et Belfort !… On sait, figurez-vous ! Je vous rappelle que ce n’est pas la première fois qu’on la fait, cette fichue route ! brama-t-il. Vous nous prenez vraiment pour des débutants ?… Mais à vos ordres, mon adjudant !

Et il raccrocha sans attendre la suite, rouge d’indignation.

— Si la peau de ton beau-père n’était pas en jeu, je les laisserais joyeusement tomber, lui et ses bons conseils ! Pas toi ?

— Non. Tu oublies celle de mon vieux et cher Guy Buteau. J’aime bien Kledermann mais lui… j’avais douze ans quand il est devenu mon précepteur et je lui dois la majeure partie de ce que je sais ! Alors quelle que soit l’issue de l’entrevue de Zurich, on foncera après sur Lugano… que ça te plaise ou non parce que je suis sûr qu’il est là-bas !

— Pardon ! murmura Adalbert qui ajouta aussitôt : On ne va pas contrarier Langlois mais je serais content d’assister au départ ! Pas toi ?

Pour toute réponse, Aldo lui assena une tape sur l’épaule…


À quatre heures et demie – alors qu’on n’en avait pas tout à fait dormi cinq ! – Adalbert arrêtait la voiture sous les arbres du bois de Vincennes en vue des Bruyères blanches mais à distance suffisante pour ne pas être remarqués. La lumière incertaine de l’aube et un léger brouillard les y aidaient mais par surcroît de précautions, ils mirent pied à terre pour s’abriter derrière un buisson en compagnie d’une paire de jumelles :

— Pour un petit matin de juin, fait plutôt frisquet, ronchonna Aldo en remontant le col de son imperméable tous temps. Quelle fichue idée aussi de vouloir assister au départ de l’ennemi ! S’il ne se décide qu’à neuf ou dix heures on risque de prendre racine !

— Ça m’étonnerait ! Il veut être à destination ce soir et n’attendra pas si longtemps. Il lui faut lui aussi tenir compte des aléas de la route en conducteur averti ! Quant à nous on est sur notre chemin puisqu’on a au moins traversé Paris. Alors ne râle pas ! Écoute plutôt les petits oiseaux qui se réveillent ! Nous n’avons pas si souvent l’occasion de les entendre chanter… Tiens ! Qu’est-ce que je disais : le voilà, ton Grindel !