— Tu ne vas pas devenir superstitieux ? Avoir perdu ta chevalière ne t’enlève ni ton nom ni ton titre pas plus que ton alliance ne fait pas de toi un célibataire ! À ce train-là, tu vas passer ta convalescence à te faire tirer les cartes par Plan-Crépin ! Secoue-toi, que diable !
En réalité, la joviale indignation du « plus que frère » était quelque peu forcée. Comme tout bon égyptologue qui se respecte, il était plus sensible aux symboles qu’il n’accepterait jamais de l’avouer. Même s’il ne fit aucun commentaire, Aldo ne s’y trompa pas.
— Me secouer, je voudrais bien, mais j’ai la tête qui me tourne un peu !
— Vous voyez bien que l’ambulance n’est pas du luxe ! Si l’on vous avait écouté on vous aurait laissé partir dans la voiture de M. Vidal-Pellicorne, triompha l’infirmière.
— … et il aurait fallu une civière pour vous en extirper… sans oublier que vous auriez fini le voyage sur la banquette arrière ! conclut le docteur Lhermitte qui entrait une lettre à la main. Alors pour l’amour de Dieu, ne m’abîmez pas mon ouvrage ! Vous aurez encore des vertiges et des migraines pendant quelque temps. Il faut vous y résigner ! D’ailleurs cette lettre est pour le professeur Dieulafoy dont Mme de Sommières m’a dit qu’il était de ses bons amis et qu’il vous avait déjà soigné. Il me relaiera. Et maintenant, bonne route… Et encore meilleur rétablissement ! Le succès dépend de vous…
— Merci, docteur ! Merci du fond du cœur ! Je sais que j’ai eu une chance inouïe d’être arrivé entre vos mains !…
Quelques minutes plus tard, l’ambulance franchissait le seuil des urgences emportant Aldo, un jeune externe pour les soins éventuels… et un policier armé. Suivait la voiture d’Adalbert véhiculant Mme de Sommières et Marie-Angéline. Lui aussi était armé, ce qui avait fait tiquer cette dernière :
— Ce déploiement d’artillerie est-il vraiment nécessaire ?
— Le commissaire Desjardins estime qu’il vaut mieux prendre trop de précautions que pas assez. On ne vous l’a pas dit mais des bouts de papier inquiétants ont atterri sur son bureau. Il ne faut pas se bercer d’illusions : Aldo a au moins un ennemi tenace qui ne renonce pas !
— Tout de même…
Mme de Sommières intervint :
— Ne jouez pas les hypocrites, Plan-Crépin ! Vous êtes tout bonnement furieuse parce que personne n’a songé à vous offrir une pétoire quelconque !
— Si ce n’est que ça, fit Adalbert imperturbable, il y a un pistolet chargé jusqu’à la gueule dans la boîte à gants ! Je n’ai pas oublié vos talents de société !
Elle s’en empara avec l’assurance d’un vieux troupier, vérifia qu’il était bien en ordre de marche, le posa sur la banquette et se sentit plus sereine, mais toutes ces précautions se révélèrent inutiles et ce fut en toute tranquillité que l’on réintégra la rue Alfred-de-Vigny et les beaux arbres du parc Monceau…
Deuxième partie
La tempête
4
Une convalescence mouvementée
Retrouver chez Tante Amélie la chambre jaune qui était la sienne quand il venait à Paris apporta presque autant de réconfort à Aldo que s’il rentrait chez lui. Il en aimait le décor sobre, élégant et nettement masculin, les deux fenêtres ouvrant directement sur le parc Monceau et, surtout en cette saison, la cheminée flamboyante d’où s’élevait la sylvestre odeur du feu de bois : toutes délices inconnues dans les blancheurs polaires d’un hôpital. En outre, ce n’était pas la première convalescence qu’il y vivait.
Après la captivité inhumaine que lui avait fait subir un demi-fou féroce et où il avait vu la mort de près, c’était là qu’il avait retrouvé le goût de vivre, la santé et l’envie de se battre pour Lisa(3). Celle-ci, en effet, arguant d’un mot prononcé sous l’empire de la fièvre, était partie en claquant la porte et en jurant de ne jamais revenir ! Somme toute l’histoire recommençait à cette différence que la première fois il n’était pas coupable et que la seconde il l’était indubitablement ! Le pire étant que, non seulement il n’en voulait pas à Pauline du langoureux piège qu’elle lui avait tendu, mais que dans le silence de ses nuits solitaires il trouvait un réconfort dans l’évocation des instants les plus brûlants passés dans ses bras… Arriverait-il jamais à les oublier ? Difficile à prévoir ! Plus difficile encore à croire.
Cependant la vie quotidienne dans l’hôtel de Sommières subissait quelques modifications dues à la présence nocturne de deux vigoureux policiers commis par le commissaire Langlois à la protection de la maison et de ses occupants… Ainsi en avait-il décidé jusqu’à ce que Morosini soit tout à fait remis. De jour, c’était Adalbert et Plan-Crépin qui montaient plus ou moins la garde intérieure mais le crépuscule voyait arriver régulièrement les hommes du Quai des Orfèvres. L’un campait sur un canapé dans le jardin d’hiver afin de surveiller l’arrière de la maison qu’une simple barrière séparait du grand parc, l’autre dans la galerie du premier étage avait l’œil sur les chambres, celle d’Aldo de préférence. On s’aperçut bientôt qu’ils étaient six se relayant toutes les vingt-quatre heures, tous faisant preuve d’une égale bonne humeur car c’était toujours avec un sourire radieux qu’on les voyait débarquer. Ils semblaient incroyablement heureux d’assumer ce travail quelque peu monotone. Même ceux qui étaient mariés.
Cette joie de vivre inattendue intrigua Mme de Sommières qui, un jour où Langlois était venu voir si tout allait bien, lui demanda :
— Les deux premières nuits nous avons eu Dupin et Dubois mais ensuite ils ne sont plus venus que tous les trois soirs. Pourquoi ?
Il éclata de rire :
— Ah, vous avez remarqué ? Initialement j’avais prévu de confier cette garde à eux seuls mais ce qu’ils ont raconté au bureau m’a valu une espèce de révolution de palais.
— Mais… pourquoi ?
— Parce qu’ils sont trop bien traités ! Si je n’y avais mis le holà la brigade entière défilait ici afin de goûter au moins une fois à la cuisine de votre Eulalie accompagnée des vins de votre cave, sans compter les cafés, grogs ou autres vins chauds tenus à leur disposition ! C’est le palais de Dame Tartine chez vous, marquise, et on va avoir du mal à les en extirper quand Morosini sera entièrement remis à neuf… ou quand nous tiendrons enfin la bande Torelli-Borgia !
— Rien de nouveau de ce côté-là ?
— Pas grand-chose ! Je rencontre les plus grandes difficultés à obtenir des autorités fédérales le droit d’enquêter en Suisse. Ils sont relativement coulants tant qu’il s’agit d’étrangers mais en ce qui concerne les citoyens helvétiques, c’est toute une affaire.
— Qui est Suisse là-dedans, hormis Lisa et son père ? Tout de même pas… machin… Fanchetti ! Je n’arrive pas à mémoriser son dernier avatar !
— Le comte de Gandia-Catannei ? Eh bien, justement, il s’est acquis la nationalité idoine. Sans doute a-t-il suffisamment d’argent pour ça ! Surtout si comme nous le pensons depuis le début il est affilié à la Mafia. Ça s’insinue partout ces petites bêtes-là !
— Et votre fameux Interpol ?
— J’ai fini par y renoncer. C’est incroyable le respect qu’inspire la forteresse alpestre assise entre son tas d’argent et sa neutralité ! s’écria-t-il soudain, laissant une colère latente montrer le bout de l’oreille ! Et Warren qui court après la Torelli rencontre les mêmes difficultés que moi !
— Après avoir été italo-américaine, la voilà suissesse à présent ?
— Oh, sans aucun doute ! Elle et son frère-amant ne se sont certainement pas séparés. Mais je n’aurais jamais dû vous faire part de mes interrogations, marquise ! Je suis en train de vous tourmenter !
— J’ai déjà connu pire. Avez-vous au moins des nouvelles de Lisa… et de son père ?
— Là nous avons un peu avancé. Si Kledermann est toujours en Angleterre – dixit Warren ! –, la princesse Morosini a quitté sa clinique pour Vienne. Elle y est arrivée accompagnée d’une sorte d’infirmière chargée de veiller à son traitement et qui, je pense, ne restera pas longtemps. La présence de ses enfants paraît le meilleur remède…
— Gaspard Grindel est là-bas lui aussi ?
— Non. Étant donné qu’il dirige la banque Kledermann de Paris, il doit s’y montrer plus souvent qu’une fois par mois. On l’y attend ces jours-ci… et je vais pouvoir m’occuper de lui…
— Il me semble que ce rôle devrait me revenir. Ne croyez-vous pas qu’il serait temps… grand temps de me réintégrer dans la vie normale et de partager avec moi vos petits secrets ?
Encore un peu pâle mais habillé de pied en cap, tiré même à quatre épingles dans un costume bleu marine, chemise blanche et cravate rayée rouge et bleu, Aldo, appuyé sur une canne, s’encadrait dans la porte de la petite bibliothèque qu’il avait ouverte sans qu’on l’entendît. Le turban de bandes qui protégeait sa blessure avait disparu, laissant voir la repousse de ses cheveux restés aussi foncés sauf aux tempes où le blanc avait gagné un peu de terrain, mais son sourire avait retrouvé sa nonchalance. Derrière lui le nez de Marie-Angéline pointait, arborant cet air innocent qu’elle prenait quand elle s’attendait à quelque reproche.
— Il n’a même pas voulu prendre l’ascenseur ! se hâta-t-elle d’annoncer.
Mais les deux autres avaient trop d’empire sur eux-mêmes pour se laisser aller à ces exclamations de joie teintée d’inquiétude et vaguement bêtifiantes de rigueur pour saluer l’entrée en scène d’un revenant.
— On dirait que tu vas mieux ? constata Tante Amélie.
— N’y allez pas trop fort tout de même ! recommanda Pierre Langlois en se levant pour partir.
— Vous voilà bien pressé tout à coup !
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