Négligeant les ascenseurs, bondés, Marie-Angéline se rua dans l’escalier. Elle n’y avait pas grand mérite car elles logeaient au premier étage. La marquise l’accueillit d’un :

— Vous en avez mis du temps !… Et vous avez l’air toute retournée ? Voulez-vous un peu de champagne ?

— Non merci ! J’ai bu un whisky en bas !

— Un whisky ? Vous ?… Qu’est-ce qui vous a pris ?

— Oh, j’en avais un besoin énorme comme nous allons bientôt le comprendre. En revenant de la banque, mon taxi a failli entrer en collision avec la Bugatti du cousin Gaspard. Il en est sorti en courant et s’est précipité au bar de l’hôtel où je l’ai naturellement suivi… et là je l’ai vu rejoindre... oh, c’est tellement inouï que je me demande encore si je n’ai pas fait un cauchemar…

— Accouchez, bon sang ! Qui a-t-il rencontré ?

— César Borgia… Je veux dire Ottavio Fanchetti !… qui se fait appeler maintenant le comte de Gandia-Catannei !

— Répétez-moi ça !

Le silence qui suit les cataclysmes s’installa quand Marie-Angéline eut bissé son coup de théâtre mais Mme de Sommières ne jugea pas utile de s’asseoir ni même de recourir à son élixir préféré. Les bras croisés sur la poitrine, elle se mit seulement à arpenter le salon, réfléchissant si visiblement que Plan-Crépin n’osa pas poser de question.

Tout de même, au bout d’un moment et la promenade s’éternisant, elle hasarda :

— Qu’allons-nous faire ?

— Rien pour l’instant sinon réintégrer d’abord Paris comme nous l’avions décidé…

— Mais enfin, on ne peut pas prévenir la police ? C’est un assassin en fuite…

— … et la Suisse – vous devriez le savoir vous qui savez tout – est un refuge pour les terroristes ou autres malfaiteurs pourvu qu’ils aient les moyens d’y subsister. N’oubliez pas que ce pays a le statut de neutralité. Ce que vous avez découvert n’en est pas moins important puisque nous savons maintenant que le cousin Gaspard a partie liée avec ce misérable, ce qui explique la facilité avec laquelle ce soi disant champion de la route a pu suivre les ravisseurs de Lisa. Vous êtes sûre qu’ils ne vous ont pas vue ?

— Là je suis formelle !

— C’est le principal. Demain donc nous rentrons mais au lieu de nous précipiter à Tours, nous prendrons le temps d’aller raconter notre histoire à Langlois. Ensuite Tours pour voir où en est Aldo que j’aimerais bien pouvoir ramener à Paris, et surtout retrouver Adalbert ! Que vous le vouliez ou non, Plan-Crépin, nous avons besoin de l’aide des hommes parce que l’affaire est trop grave ! Qui sait si Lisa et même son père ne sont pas en danger ?

— C’est ce que je redoute ! Puis jetant un coup d’œil à sa montre : J’ai encore le temps de télégraphier à Langlois pour le prévenir de notre arrivée et lui mettre la puce à l’oreille. Il ne manquerait plus qu’il soit absent !

— Ce n’est pas une mauvaise idée !


Non seulement le commissaire principal n’était pas absent mais il arpentait le quai de la gare de l’Est le lendemain en fin d’après-midi à l’arrivée du train de Zurich… Le wagon Pullman s’arrêta juste à sa hauteur et ce fut sa main qui se tendit pour aider celles qu’il venait chercher.

— Oh, vous vous êtes dérangé ? C’est vraiment trop gentil ! s’exclama la marquise tandis qu’il recoiffait son chapeau à bord roulé après l’avoir saluée.

— Vous voulez dire que je ne tenais plus en place depuis que m’est arrivé le télégramme de Mlle du Plan-Crépin. Aussi ai-je prié votre chauffeur de ne pas se déranger : je vous ramène chez vous !

— Alors vous dînez avec nous ?

— Une autre fois si vous le permettez, madame ! Pour ce soir je sens que je vais avoir du travail !

Une limousine noire et deux agents sur le siège avant – voiture de fonction sans doute ! – les attendaient dans la cour de la gare. Les dames prirent place sur la banquette arrière, le policier sur un strapontin adossé à la glace de séparation qu’il referma.

— Voilà ! fit-il en se retournant vers elles. Vous m’annoncez que vous avez fait une importante découverte. Aussi suis-je tout ouïe !

— Allez-y, Plan-Crépin ! Moi, je me sens trop nerveuse pour ne pas me perdre dans les détails ! Racontez-lui notre journée d’hier.

À mesure que se déroulait le récit – net et précis d’ailleurs ! – le visage de Langlois d’abord souriant s’assombrissait :

— Vous avez eu raison de m’appeler sur-le-champ, dit-il quand elle eut fini. Ce que vous m’apprenez est des plus grave ! Jamais je n’aurais imaginé une quelconque collusion entre les meurtriers de la Croix-Haute et la famille de la princesse Lisa ! C’est… c’est insensé !

— Cela me paraît plutôt regrettablement humain, mon cher ami. Gaspard Grindel est amoureux de Lisa depuis toujours, je crois, et il n’a jamais cessé de détester son époux… À propos, avez-vous de ses nouvelles ?

— J’en ai eu ce matin par Vidal-Pellicorne. L’amélioration se confirme et il commence à mener la vie dure à ses infirmières tant il a hâte de quitter l’hôpital ! Le silence de sa femme l’angoisse !

— Qu’est-ce que ce serait s’il connaissait la vérité ! On va lui parler de sa fausse couche, du fait qu’elle ne pourra plus avoir d’enfants, ce qu’elle n’arrive pas à admettre et il devrait se calmer au moins pour un temps : celui de sa convalescence chez nous par exemple ?

— Deux mois si mes renseignements sont exacts. C’est long ! Vous allez avoir du mal à le faire tenir tranquille !

— On s’y attend ! soupira Tante Amélie, mais cela nous laisse tout de même un peu de répit pour agir. Il est vrai que vous aurez certainement du fil à retordre si la tribu Borgia est réfugiée en Suisse. Vos pouvoirs prennent fin aux frontières de ce magnifique repaire.

— Les nôtres peut-être mais pas ceux d’Interpol !

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Un organisme européen fondé en 1923 et dont le siège est dans la région parisienne, à Saint-Cloud, ce qui facilite les recherches en pays étrangers, même en Suisse, quoique plus difficilement si, comme je l’ai toujours pensé, nous avions plus ou moins maille à partir avec la Mafia. De toute façon, je vais informer Warren à Scotland Yard avec qui nous partageons le problème Torelli…

Quand on arriva rue Alfred-de-Vigny, Langlois sortit de la voiture juste le temps d’aider ses compagnes à descendre et les remettre à Cyprien, le vieux majordome.

— Je suppose, dit-il encore, que vous retournez à Tours ?

— Par le premier train que nous pourrons attraper ! répondit Mme de Sommières. Nous avons hâte de retrouver Aldo… et aussi Adalbert !

— Voyez aussi son toubib ! Plus tôt Aldo sera ici et plus je serai tranquille car, bien entendu, cette maison sera gardée jour et nuit en tâchant d’éviter qu’il s’en aperçoive…

— Et de lui-même, comment pensez-vous le garder ? Il aura vite compris que quelque chose ne va pas ? émit Plan-Crépin.

— Ça, ma chère demoiselle, c’est à vous que ce redoutable honneur va revenir. À vous, à cette maison et à Vidal-Pellicorne ! Naturellement, je vous tiendrai au courant !

Même nanties de ces assurances, les deux femmes n’étaient pas sans inquiétude en rejoignant Tours. Adalbert, que Langlois s’était chargé de prévenir, les attendait, si visiblement fébrile qu’il manqua s’étaler sur un chariot de bagages en courant à leur rencontre :

— Enfin vous voilà ! exhala-t-il en les embrassant à tour de rôle… Il était temps que vous reveniez : je ne sais plus quoi faire d’Aldo qui n’a pas cru longtemps – en admettant qu’il y ait cru un instant ! – à cette épidémie soudaine de coryza qui vous aurait fauchées toutes les deux à la fois !

— Comment va-t-il ?

— Ça s’arrange petit à petit mais je me demande ce que ça va donner quand il vous verra ! Langlois m’a appris que les nouvelles ne sont pas fameuses à Zurich, sans vouloir rien préciser.

— Commençons par regagner notre hôtel ! soupira Mme de Sommières… Ce genre d’événement n’est pas fait pour les courants d’air d’une gare… même de province !

— C’est si dramatique que ça ?

— Pire encore ! Rentrons vite ! Avec une tasse de café nous aurons l’esprit plus clair, conseilla Marie-Angéline.

— Je n’attendrai jamais jusque-là ! Dans ma voiture il n’y a pas d’oreilles qui traînent… et le café viendra après !

— Racontez-lui, Plan-Crépin ! Il est tellement agité qu’il est capable de nous envoyer dans le décor ! Ce n’est pas si long d’ailleurs !

À peine assise, en effet, celle-ci réitéra le récit de ce qu’avaient été ces deux jours passés à Zurich. À mesure qu’elle parlait, Adalbert semblait retrouver son calme mais quand elle en vint à ce qu’elle avait vu au bar de l’hôtel, il donna un brusque coup de volant, afin de se garer, et arrêta son moteur pour considérer la vieille fille avec stupeur :

— C’est incroyable ! lâcha-t-il. Ce Borgia de Carnaval aurait partie liée avec le cousin ?

— Pas aurait : il a ! J’ai de bons yeux tout de même ! Et ils avaient l’air de très bien s’entendre ! Une vraie paire d’amis !

— Mais comment est-ce possible ? Comment se sont-ils rencontrés ?

— Que voulez-vous que l’on vous réponde ? fit Mme de Sommières. Grindel habite à Paris et nous ignorons tout de sa façon de vivre !

— C’est juste !… et maintenant qu’il s’est posé en défenseur de la femme trompée on va avoir toutes les peines du monde à s’en débarrasser !… Sauf si on peut lui mettre sur le dos la tentative d’assassinat d’Aldo !

— Je crois qu’on peut faire confiance à Langlois pour suivre cette piste-là et, à présent, il en sait autant que nous. Laissons-le travailler en paix et occupons-nous d’Aldo ! On va faire un tour à l’hôtel pour se débarrasser des escarbilles de la SNCF…

— … et boire un café ou deux ! insista Marie-Angéline qui tenait à son idée première.