— Vous n’allez pas un peu loin ?

— Peut-être, pourtant je ne peux m’ôter de l’esprit une idée qui, j’en suis persuadée, n’a rien de saugrenu : la femme que nous venons de voir n’est plus cette Lisa que nous aimions tant. Et je me demande à présent si ce changement n’a pas un rapport avec cette clinique… neurologique ?

— Vous pensez qu’elle est en train de devenir folle ?

— Pas vraiment, mais Dieu seul sait quel genre de soins on lui donne et ce qu’on peut lui faire avaler sous le prétexte commode de soigner un choc nerveux – réel, je n’en doute pas ! – subi à la Croix-Haute !

— Vous pensez à quoi ? À une drogue ?

— Pourquoi pas ? Je n’ai jamais eu une confiance illimitée en ce genre d’établissement. N’aurait-il pas été préférable pour Lisa, après sa fausse couche, d’être conduite près de la grand-mère qu’elle adore ? À fortiori si les petits sont chez elle. Au lieu de cela on l’installe dans un univers aussi déprimant que possible ! Grand confort mais grand silence avec le seul cousin Gaspard comme chef d’orchestre ! Celui-là je le trouve plus qu’envahissant.

— Vous n’êtes pas la seule et je m’étonne que son père la laisse entièrement sous sa coupe. Il est à Londres, soit ! Mais pour combien de temps encore ? Les voyages d’un banquier de sa trempe dépassent rarement deux ou trois jours ! Rappelez donc la banque et demandez-leur quand Moritz Kledermann doit revenir.

Quelques minutes plus tard le secrétaire du banquier répondait, fort aimablement d’ailleurs,… qu’il l’ignorait.

— Dites, s’il vous plaît, à Mme la marquise de Sommières qu’à mon immense regret je ne peux lui répondre. M. Kledermann peut rentrer demain, la semaine prochaine ou dans quinze jours. Les affaires dont il s’occupe sont très importantes et, en ce qui me concerne, je ne l’attends guère avant une semaine. Cependant, comme il s’agit de sa famille, vous pouvez le joindre : il descend toujours au Savoy… mais pour le week-end il se rend volontiers à Hever Castle chez son ami lord Astor.

— Voilà ! conclut Plan-Crépin. Je ne sais pas ce que nous en pensons mais je nous vois mal discuter de tout cela au téléphone…

— Il ne peut pas en être question ! C’est beaucoup trop grave et je vous avoue, Plan-Crépin, que je me sens assez désorientée. Attendre un ou deux jours passerait encore, mais nous ne pouvons pas rester ici plus longtemps ! À quoi faire d’ailleurs ? À nous morfondre, car je suis à peu près persuadée que si nous retournons à cette fichue clinique on ne nous permettra pas de voir Lisa ! Ce n’est pas un cousin qu’elle a c’est un chien de garde qui m’a tout l’air d’être un brin trop sûr de lui ! N’oubliez pas qu’il est amoureux d’elle depuis l’adolescence, qu’il exècre Aldo et je le crois prêt à tout pour lui arracher sa femme… En outre, j’ai hâte de voir où en est notre blessé !

— Conclusion : nous rentrons à Tours ?

— Oui, nous rentrons ! Je voudrais parler de tout cela à Adalbert ! Cependant, et puisqu’il n’est pas possible de nous entretenir avec Kledermann, je vais lui laisser un mot.

— Pour lui raconter ce que nous avons vu à la clinique ?

— Non. Pour lui dire que je souhaite vivement avoir une conversation avec lui, donner des nouvelles d’Aldo et signaler qu’il va prochainement – du moins je l’espère ! – s’installer chez nous pour y passer sa convalescence. Pas davantage. Il y a des choses dont on ne peut s’entretenir que face à face. Vous irez vous-même porter cette lettre à son secrétaire, monsieur… ?

— Walter Leinsdorf, se hâta de compléter Marie-Angéline qui savait l’agacement que causaient à la marquise ses soudaines – et rares ! – pertes de mémoire.

— Merci. Avons-nous un train pour ce soir ?

— Il doit y en avoir un qui part en ce moment et un autre à vingt-deux heures trente. Mais si je peux me permettre ?

— Bien sûr que vous pouvez ! Comme si vous ne le saviez pas !

— Ne vaudrait-il pas mieux, après une aventure aussi éprouvante, essayer de nous détendre, passer une bonne nuit dans cet hôtel qu’Aldo apprécie particulièrement au lieu d’en vivre une mauvaise dans un sleeping où nous aurons toutes les peines du monde à dormir pour arriver à Paris rompue, filer à la gare d’Austerlitz, sauter dans un autre train et pour finir…

— Arrêtez avant de prédire que je m’écroulerai en larmes dans les bras d’Adalbert ! Ce n’est pas du tout mon genre mais vous pourriez avoir raison ! J’ai grand besoin de retrouver mon calme. Appelez pour que l’on serve mon champagne habituel après quoi j’écrirai cette lettre que vous irez remettre à M. Leinsdorf. Je vais la cacheter afin d’être sûre que personne ne l’ouvrira avant Moritz. Par la même occasion vous nous retiendrez des places dans le train… Après quoi vous nous ferez monter la carte pour que nous puissions dîner tranquillement ici. Je n’ai aucune envie de me montrer en public…


Une heure plus tard, Plan-Crépin revenait de la banque où elle avait accompli sa mission. En temps normal elle y serait allée à pied mais la nuit était tombée, ramenant la neige, et elle avait pris un taxi qui l’avait attendue pendant qu’elle remettait la lettre… Sa voiture se dirigeait vers l’entrée de l’hôtel quand une grosse Bugatti lui coupa le passage. Le chauffeur du taxi avait dû freiner pour l’éviter et dévida une collection d’injures qui n’eurent pas l’air d’affecter le pilote du bolide. Il les accueillit avec un haussement d’épaules, sortit de son véhicule, en donna les clefs au voiturier pour qu’il le lui gare et pénétra dans le hall en homme pressé. Le taxi de Marie-Angéline, loin d’être calmé, stoppa à son tour et prit sa cliente à témoin !

— Vous avez vu, madame ? Mais qu’est-ce qui m’a fichu un malappris pareil !

— Vous le connaissez ?

— Non, mais ce n’est pas difficile de deviner qui il est : l’un de ces crâneurs qui se croient tout permis parce qu’ils conduisent une voiture de luxe qu’ils ont dû payer les yeux de la tête ! Encore heureux que je ne l’aie pas touché ! Je vous parie que les torts auraient été pour moi.

— Sans aucun doute, mais, grâce à Dieu, vous maîtrisez magnifiquement votre automobile. Oubliez ce vilain bonhomme !

Pour l’y aider, elle le gratifia d’un généreux pourboire et entra à son tour dans l’hôtel suivie par de chaleureux remerciements qu’elle n’entendit pas. Son instinct lui soufflait qu’il lui fallait découvrir à tout prix ce que Gaspard Grindel venait faire.

En franchissant la porte, elle le vit se diriger vers le bar qui, à cette heure, était très animé. Elle hésita un instant à le suivre, craignant un peu de se faire remarquer parce qu’il devait y avoir surtout des hommes, mais la façon dont elle était habillée n’avait rien pour susciter les regards… pour une fois ! Son manteau d’épais lainage brun réchauffé de castor et le chapeau de même couleur au bord retroussé sur la nuque, l’ensemble du bon faiseur n’étaient pas de ceux qui attirent l’attention. Les mains au fond de ses poches – elle n’avait pas pris de sac –, elle risqua d’abord un œil prudent, avança d’un pas puis d’un autre. Il y avait en effet beaucoup de monde mais les conversations allaient bon train et personne ne la regardait. Alors elle fit un pas de plus, se hissa sur la pointe des pieds, tourna la tête à droite puis à gauche et enfin aperçut le dos de celui qu’elle cherchait. Il était assis à une table du fond parlant avec animation avec un homme dont le visage qu’elle put voir de face lui fit mettre précipitamment sa main devant sa bouche pour retenir un cri de stupeur. Un moment elle resta là, figée, puis, lentement, elle recula et alla s’asseoir dans un des fauteuils du hall afin d’y reprendre ses esprits. Elle n’était pas facile à surprendre, encore moins sujette aux pâmoisons, pourtant ses jambes tremblaient assez pour lui faire craindre de s’étaler au vu de tous ces gens…

Il fallait réagir et surtout se calmer. Elle prit quelques aspirations profondes le temps de permettre à son cœur de retrouver un rythme normal mais elle devait avoir une mine affreuse car un serveur s’approcha d’elle :

— Vous ne vous sentez pas bien, madame ?

Elle leva sur lui des yeux de noyée :

— Oh, ce n’est rien !… Un léger malaise qui va passer !

— Voulez-vous que je vous apporte quelque chose ? Un café peut-être ?

— Plutôt un whisky !… Un double !

S’il fut surpris il n’en montra rien comme il convenait dans une maison de cette classe et, trois minutes plus tard, Marie-Angéline signait la note en indiquant le numéro de la « suite », ajoutait un pourboire qui épanouit le visage du garçon et, sous ses yeux effarés, avala son verre d’un trait et retrouva le sourire :

— Merci ! dit-elle. Ça va infiniment mieux !

Elle allait quitter son fauteuil et le palmier qui l’abritait quand deux hommes passèrent auprès d’elle sans lui prêter attention : l’un était le cousin Gaspard et l’autre celui qui l’avait tant tourneboulée. Ils se dirigèrent vers la réception où « l’autre » laissa sa clef au portier et quittèrent l’hôtel.

Sans respirer, Plan-Crépin fonça sur ses pieds et bondit à la réception :

— Excusez ma curiosité, dit-elle à l’homme aux clefs d’or, mais il me semble avoir reconnu la personne qui vient de sortir en laissant sa clef. C’est bien le marquis della Valle ?

Elle arborait un grand sourire et en reçut un autre en échange :

— Oh non, c’est le comte de Gandia-Catannei…

— Vous êtes sûr ?

— Tout à fait, madame. C’est l’un de nos bons clients. Il ne peut y avoir d’erreur !

Elle brûlait d’envie de demander son adresse mais aucune excuse ne le justifierait. Il fallut bien en rester là.

— Tant pis ! soupira-t-elle. Je suis victime d’une ressemblance !

— Ce sont des choses qui arrivent, madame ! fit-il compatissant.