Lorsque Marie de Hautefort revint de Paris, Sylvie éprouva un vif soulagement. Sans elle, l’atmosphère auprès de la Reine qui demeurait prostrée dans les moments qu’elle ne passait pas à la chapelle était irrespirable. Mme de Senecey, impressionnée par cette attitude accablée, osait à peine les formules indispensables à la vie quotidienne. Et, naturellement, l’ostracisme continuait.

— Dirait-on pas que nous sommes des pestiférées ! s’irritait la dame d’honneur. Ces gens doivent avoir perdu la tête pour se comporter de la sorte envers leur reine !

— Oh non ! ils ne l’ont pas perdue, mais je croirais volontiers que c’est par peur de la perdre qu’ils agissent ainsi. Ce qui est tout à fait ridicule, dit Sylvie. Je n’ai pas peur pour la mienne. Et vous ?

— Il ferait beau voir ! Le Roi est homme d’honneur, que diable !

— Sans aucun doute, mais je me demande s’il n’a pas besoin d’être rassuré, lui aussi ?

Le retour de Marie allégea l’air. Elle apportait d’excellentes nouvelles. La Porte, quand il ne gardait pas le silence, ne révélait que des faits en parfait accord avec ce que sa maîtresse consentait à avouer. Dans l’espoir d’en tirer davantage, on lui avait montré les instruments de torture assortis d’un mode d’emploi fort détaillé, mais on n’avait obtenu de lui qu’un dédaigneux haussement d’épaules :

— Quand la douleur est insupportable, on doit finir par avouer n’importe quoi, dit-il. Mais en ce cas, où est la vérité ?

On lui avait même montré un billet de la Reine – faux bien entendu ! – l’adjurant de tout avouer comme elle l’avait fait elle-même. Cette fois, on le fit rire :

— Ne me prenez pas pour un benêt. Je connais la main et le style de Sa Majesté. Elle n’a jamais écrit cela…

On en était là lorsque le Cardinal conseilla au Roi d’interroger lui-même son épouse. Louis XIII refusa net :

— C’est une tâche trop douloureuse pour moi. Je me sens incapable de la mener à bien. Chargez-vous-en vous-même !

Richelieu n’en demandait pas plus. Il partit pour Chantilly et sollicita une audience de la Reine avec toutes les formes du respect. Il s’y rendit avec deux secrétaires d’État, Chavigny et Sublet de Noyers, et demanda que Mme de Senecey fût elle aussi témoin de l’entretien… au grand déplaisir de Marie de Hautefort. Elle savait bien qu’en privant la Reine de son assistance, on la désarmait. Il fallut pourtant en passer par là. Sylvie, elle, avait été renvoyée dès que le carrosse du Cardinal avait franchi l’enceinte lacustre de Chantilly. Elle en avait profité pour aller revoir la jolie maison au bord de l’étang, dans l’espoir secret mais improbable d’y retrouver certain pêcheur à la ligne.

Il n’y avait personne en dehors d’une famille de canards effectuant une promenade en procession sur l’eau et d’un couple de sarcelles qui s’envola à l’approche de la jeune fille, mais l’endroit n’en gardait pas moins un charme certain, et Sylvie, assise au milieu des joncs dont elle mâchonnait un long brin souple, pensait qu’elle aimerait que cette maison soit vraiment sienne pour pouvoir y accueillir qui elle aimait. Le joli pavillon qui avait servi de refuge à un poète devait pouvoir abriter de tendres amours et s’entendre à panser les blessures ? Il devait être possible, comme naguère la jolie duchesse de Montmorency, d’y oublier un rang princier pour se soucier seulement d’y prendre du poisson en écoutant chanter les oiseaux…

Pendant ce temps, un véritable drame se jouait au château. Face au Cardinal, Anne d’Autriche commença, assez sottement, par protester de sa parfaite innocence et, dans son affolement, jura sur le saint sacrement qu’on la soupçonnait à tort. Mais elle avait affaire à trop forte partie. Doucement, patiemment, Richelieu fit tomber une à une toutes ses défenses jusqu’à ce qu’enfin elle demandât à n’être entendue que de lui seul ! Ce qui bien sûr fut accordé. Alors, sans plus retenir des larmes de colère et de honte, la Reine finit par avouer qu’elle avait écrit bien sûr au Cardinal-Infant mais aussi, une ou deux fois, à Mirabel « qui [lui] avait toujours montré respectueuse amitié et dévouement ». Richelieu, satisfait du résultat et d’ailleurs ému devant le trouble d’une si haute dame, lui assura qu’il ne venait pas en justicier, qu’il ne souhaitait que son bonheur et celui du Roi auprès de qui il allait intercéder sans délai afin que cette vilaine histoire soit vite effacée et que l’harmonie revienne dans le couple royal…

Surprise d’une mansuétude qu’elle n’attendait pas, la Reine s’écria :

— Quelle bonté faut-il que vous ayez, monsieur le Cardinal !

Et elle lui tendit une main sur laquelle il s’inclina respectueusement sans oser la prendre. Ensuite, il se retira pour aller rejoindre le Roi. Dans la galerie, à peu près déserte à son arrivée, il vit que nombre de courtisans s’étaient massés. Avant de passer au milieu de leurs échines courbées, il lança, avec un froid mépris :

— Je suis heureux de voir, messieurs, que vous venez enfin prendre des nouvelles de Sa Majesté la Reine ! Je vous les donne moi-même : la Reine est encore un peu lasse mais peut-être, demain, vous fera-t-elle la faveur d’accueillir vos hommages…

Marie de Hautefort qui, dès la sortie du ministre, s’était précipitée chez la Reine entendit cependant ce que disait la voix, cinglante comme un fouet, et sourit : allons, l’alerte avait été chaude mais elle s’achevait sans dégâts majeurs. Ce qui ne voulait pas dire que la partie était terminée !

Le Cardinal partait satisfait. Il avait suffisamment effrayé l’Espagnole pour qu’elle renonçât à ses perpétuelles trahisons et, par sa clémence, il en faisait son obligée. Restait à savoir comment réagirait Louis XIII aux aveux de sa femme ! En vérité, celui-ci n’avait guère le choix : la traiter en criminelle d’État était impensable, la répudier serait dangereux car l’Espagne crierait bien haut à la machination. Il ne restait que le pardon. Et ce ne fut pas sans quelque peine que Richelieu l’obtint. Avant de l’accorder, le Roi exigea des aveux écrits ainsi que la promesse formelle de ne plus recommencer. Ce qui fut fait, après quoi les bruits de Cour reprirent leur activité habituelle : la thèse officielle fut que la Reine, piégée par des sentiments familiaux bien naturels, s’était laissée manipuler par ces incorrigibles Espagnols !

Le séjour à Chantilly s’acheva dans la paix et, le 4 septembre, Leurs Majestés partaient de conserve pour Fontainebleau où le Roi comptait donner de grandes chasses durant une quinzaine…

François de Beaufort avait disparu par prudence – celle de Marie de Hautefort car lui n’en avait aucune. Mieux valait éviter les sujets de fâcherie à une époque aussi délicate. Le Roi s’efforçait de faire bon visage à sa femme mais on voyait que le cœur n’y était guère. Ce n’était pas le moment de lancer Louis XIII sur une autre piste, et la jeune dame d’atour s’était employée avec sa fermeté habituelle à faire entendre raison à l’amoureux frénétique.

— Allez donc revoir le ciel bleu de Touraine ! lui conseilla l’Aurore. Au début de l’automne, le pays est charmant ! Pendant ce temps-là, les choses rentreront dans l’ordre…

— Quand la reverrai-je ?

— Je vous le ferai savoir mais, pour l’amour de Dieu, prenez patience !

— Je croyais que vous vouliez au contraire que je me hâte ?

— Chaque chose en son temps ! Il nous faut voir d’abord si le Roi se décide à reprendre le chemin de la chambre de la Reine…

— Et s’il le reprend, moi vous me jetez dehors ? s’écria le jeune duc furieux. Que suis-je pour vous, un étalon ?

Elle lui offrit le plus impertinent des sourires :

— C’est un peu ça. Avec vous, nous serions sûres d’avoir un enfant magnifique. Mais comprenez donc, jeune étourdi, que si le Roi se remet à honorer sa femme, nous aurons besoin de vous plus que jamais ! Les rares moments où il la rejoignait, il n’a réussi que des fausses couches. Et là, si je sais m’y prendre, vous pourrez être heureux sans danger. Vous avez compris ?

— Je crois. Mais par pitié ne me faites pas trop attendre ! J’en meurs !

— La résurrection n’en sera que plus douce !

Et François regagna Chenonceau où l’on avait beaucoup vu cet été Monsieur et la petite Mademoiselle, une fillette intelligente et futée qui amusait tout le monde. La duchesse Françoise ayant rejoint son époux avec sa fille, les relations se faisaient plus intimes entre les deux familles et Beaufort, privé de son ami Soissons passé à l’ennemi, d’humeur mélancolique, entama une sorte d’amitié avec Monsieur dont il savait cependant qu’il ne valait pas grand-chose. Mais Gaston d’Orléans savait, quand il le voulait, déployer beaucoup de charme.

Cependant, cet automne réservait de grandes joies au Roi comme au Cardinal. Les bonnes nouvelles militaires se succédaient. Le duc de Savoie, beau-frère du Roi, avait remporté une victoire sur les Espagnols, les Français en remportèrent une autre à La Capelle, dans le Nord. Enfin, au sud, le duc d’Halluin sortait vainqueur de la bataille de Leucate, en Roussillon.

Transporté de joie, Louis XIII fit chanter un Te Deum à Notre-Dame, au milieu d’un faste propre à réjouir le cœur de son peuple qui ne ménagea pas ses acclamations. Malheureusement, la Reine arriva fort en retard, alléguant comme excuse qu’elle ne savait pas qu’il lui fallait venir…

Entendant cela, Mlle de Hautefort soupira, en levant bien haut ses beaux sourcils. Par moment, elle se demandait si celle à la cause de qui elle se dévouait corps et âme était aussi intelligente qu’elle l’aurait voulu croire… Une question que la petite Mlle de L’Isle se posait déjà depuis un moment…

Troisième partie