— Parlons-en ! Je n’arrive même pas à le rencontrer au détour d’une porte. Il chasse toute la journée, rentre à la nuit close et les consignes sont sévères : aucun membre de la maison de la Reine ne doit l’approcher. Et où comptez-vous l’emmener… en admettant que nous acceptions votre offre ?
— Vous n’avez pas le choix. À moins que vous ne préfériez voir votre maîtresse jetée en prison en attendant un jugement préparé à l’avance ? Moi, je l’emmène aux Pays-Bas où son frère la recevra avec joie. Elle pourrait ensuite gouverner la province en remplacement de feue l’infante Isabelle-Claire.
— Et vous reviendriez en triomphateur à la tête d’une armée espagnole, vous un prince français, pour mettre le royaume à feu et à sang ? C’est ça dont vous rêvez ? Car vous rêvez, je vous le dis tout de suite.
— Ce que je ferai est de peu d’importance. C’est la Reine qui compte… et elle seule !
— Je n’en doutais pas. Vous êtes fou, mais vous l’aimez sincèrement !
— Dites que je l’adore ! lança-t-il d’une voix si passionnée que le cœur de Sylvie en trembla.
— Alors, apprenez-moi comment il se fait qu’étant devenu son amant vous ne lui ayez pas encore fait un enfant ?
Brutalement ramené sur terre des hauteurs de ses rêves, Beaufort eut le souffle coupé. Il s’en étrangla presque en répondant :
— Je crois que c’est vous qui êtes folle ! Vous voulez qu’on la désigne à l’Europe entière comme femme adultère ? Qu’on la traîne peut-être à l’échafaud ou qu’on la jette dans un couvent jusqu’à la fin de ses jours ? Sachez, mademoiselle, que je fais tout pour que nos amours n’aient aucune suite !
— Et vous êtes le petit-fils du Vert-Galant ! soupira Marie. Permettez-moi de vous dire, mon cher ami, que si vous êtes un parfait amant et un vrai paladin vous n’en êtes pas moins un benêt ! Pourquoi donc croyez-vous que je vous ai facilité l’accès de sa chambre ? Voilà des semaines que je guette les menstrues de la Reine, mais elles sont toujours exactes au rendez-vous, hélas !
— C’est… c’est de la démence, bafouilla François choqué.
— Non, monseigneur, c’est de la politique ! Ma politique à moi ! Car, sachez-le, je suis prête à pallier le moindre retard pour que le Roi puisse se croire le père… ou tout au moins fasse semblant ! Mais comprenez donc à la fin que la Reine enceinte, c’est la Reine sauvée ! Voilà vingt ans qu’on attend l’enfant qui ne vient jamais ! Je suis certaine que le Cardinal lui-même l’accepterait comme le Messie, cet enfant, quitte à faire taire à jamais tous ceux qui auraient pu participer à sa conception. Vous voulez parier ?
— C’est de la démence, répéta François.
S’éleva alors la douce voix de Sylvie :
— Non, monseigneur, puisque, tout comme notre Roi, vous descendez de Saint Louis. Ce que l’on ne peut accepter de n’importe quel gentilhomme, on peut le recevoir d’un prince du sang si le bien du royaume l’exige…
— Vous aussi ?
— Là, que disais-je ? Elle est intelligente, cette petite ! triompha Marie.
— Plus que moi, sans doute ? soupira François avec amertume. De toute façon, il est trop tard ! À moins que vous ne suiviez mon plan : j’enlève la Reine cette nuit…
— Et vous lui faites un enfant à Bruxelles ? Oh ! la bonne idée ! De toute façon, il ne peut être question que vous l’enleviez ! Comprenez donc, à la fin, que ce serait pour elle la meilleure façon de s’avouer coupable. D’ailleurs, elle n’acceptera pas…
— Essayez toujours ?
— Elle n’acceptera pas, parce que je saurais bien l’en empêcher si elle en avait envie. Elle doit rester où elle est : reine de France envers et contre tous !
— Et moi, que vais-je devenir ? Je n’aurai plus jamais la possibilité de l’approcher seul à seule. Le Val-de-Grâce a été investi. On a découvert et muré la petite porte…
— Au besoin vous pourriez passer par-dessus le mur ! La porte n’était qu’une commodité supplémentaire… Je saurai bien m’arranger pour vous ménager quelques moments, pauvres amants ! Pas ici ! Dans la situation où nous nous trouvons c’est impossible mais, pour le Louvre même, j’ai une idée… à moins que vous ne jugiez la porte des cuisines et un déguisement approprié indignes de vous ?
— Du moment que vous m’ouvrez le paradis, vous pouvez me faire passer par l’enfer si vous voulez mais, par pitié, ne me laissez pas trop attendre ! Je meurs sans elle et je n’ose aller la saluer…
— C’est la sagesse ! En ce moment, vous aggraveriez son cas. D’ailleurs, vous avez autre chose à faire.
Tirant d’une poche un petit livre couvert de maroquin rouge, elle le lui tendit :
— Puisque vous avez envie de voyager, courez en Touraine, au château de Couzières ! Vous remettrez ceci, sans autre explication, à Mme la duchesse de Chevreuse. Elle comprendra ce que cela veut dire.
— Et cela veut dire ?
— Dieu que vous êtes curieux ! Qu’elle doit fuir, bien sûr, et le plus loin possible ! Richelieu est tout à fait capable de la faire arrêter si La Porte parle.
— Ce qui est à craindre, si l’on emploie certains moyens.
— Je pense que non. Quoi qu’il en soit, je vais m’en assurer. À présent, nous vous laissons à vos poissons et nous allons chercher des fraises. Dieu vous garde, mon ami !
Les yeux sur Sylvie, il la retint :
— Je souhaite surtout qu’il vous garde, vous et d’abord cette enfant…
La réaction fut immédiate :
— Je ne suis plus un bébé, monsieur le duc ! Et je suis très capable de me garder moi-même !
Elle tourna les talons sur la dernière phrase mais, en dépit de sa colère apparente, elle éprouvait soudain une douceur, une chaleur : il se souciait d’elle. C’était déjà quelque chose !
Le lendemain était le 15 août. Le Roi et la Reine se rendirent en cortège à la chapelle sous les yeux avides d’une Cour aux aguets. C’était la première fois que les deux époux se rencontraient depuis l’insultante visite de Séguier. Ils n’échangèrent que des saluts. Vêtue de satin rose ancien et portant au cou les énormes perles offertes par son père au moment de son mariage, Anne, admirablement coiffée et discrètement maquillée, était très belle. Sereine aussi, en apparence, et la noblesse de son attitude força le respect de ces gens qui, pour une bonne partie, ne souhaitaient que la déchirer pour peu qu’ils eussent, dans leur manche, une candidate à sa succession. Aux côtés de son époux, elle communia puis, la messe achevée, ordonna que l’on fît venir son secrétaire des commandements et lui dicta une lettre adressée au cardinal de Richelieu où elle jurait n’avoir jamais entretenu d’intelligences avec l’étranger…
C’était assez énorme, bien sûr, mais elle était prête à tout pour sauver son fidèle La Porte et la mère de Saint-Étienne.
Mlle de Hautefort partit dans la même voiture que ledit secrétaire. Elle annonça un court voyage à Paris pour porter les aumônes que, à l’occasion de l’Assomption de la Vierge Marie, la Reine faisait toujours parvenir à plusieurs communautés religieuses, et rentrerait aussitôt. En réalité, elle allait se livrer à une activité bien différente : sachant que, sous certaines conditions, il était possible aux prisonniers de la Bastille de communiquer entre eux, elle se rendit chez l’une de ses amies, Mme de Villarceaux. Celle-ci avait l’autorisation de rendre visite au chevalier de Jars, emprisonné depuis plusieurs années et qui était de ses amis. Ce qu’elle fit le soir même, accompagnée d’une de ses servantes chargée de douceurs et qui n’était autre que l’Aurore affublée d’une perruque brune et grimée. Marie remit au chevalier un billet destiné à La Porte et contenant les instructions de la Reine sur ce que savaient ou ne savaient pas leurs persécuteurs et sur ce qu’il convenait d’avouer ou de ne pas avouer. Après quoi, l’esprit allégé, elle reprit son aspect habituel et la route de Chantilly où l’atmosphère était toujours aussi pesante, la Reine et ses rares fidèles restant tenus dans un ostracisme que l’Espagnole n’était pas près d’oublier. Quelqu’un cependant fit chez elle une entrée remarquée : Jean d’Autancourt qui vint, entouré de l’apparat d’une maison ducale, saluer la Reine au nom du maréchal, son père, et en son nom personnel… et aussi prendre congé de Sylvie : suffisamment guéri de sa blessure, il retournait aux armées. Ensuite, seulement, il alla faire ses adieux au Roi qui rentrait tout juste de sa chasse quotidienne.
Un peu confuse de ce qui était presque une déclaration officielle, Sylvie n’en fut pas moins fière de son ami et triste aussi de le voir partir : ils avaient passé ensemble des moments si agréables !
— Prenez bien soin de vous, je vous en prie, lui dit-elle avec dans la voix une inquiétude qui le ravit. Je ne suis pas certaine que vous soyez tout à fait remis…
— Oh si ! je suis remis ! Grâce à vous en grande partie, mais il m’est doux de vous entendre vous soucier de moi. Me donnerez-vous un gage d’amitié pour me porter bonheur ?
— Un gage ?
— Oui… Votre mouchoir, ou un ruban.
Perplexe, Sylvie contempla un instant le carré de batiste dont elle avait fait une boule serrée dans sa main. Impossible de donner ça ! Alors, d’un geste vif, elle dénoua l’un des rubans de satin jaune qui retenaient la masse de ses boucles de chaque côté de son visage et le lui tendit. Le geste avait été si nerveux que quelques cheveux demeurèrent attachés au satin clair. Jean s’en empara, l’effleura de ses lèvres avant de le glisser contre sa poitrine.
— Ce sera mon talisman ! Il me portera bonheur et ne me quittera jamais ! Merci, oh ! merci !
Et il s’enfuit en courant pour ne pas se laisser aller devant celle qu’il aimait à l’émotion qui le bouleversait. Après son départ, Sylvie resta songeuse un long moment, regrettant que son cœur ne soit pas libre de se donner à ce garçon auprès de qui la vie serait sans doute fort douce…
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