— Allez chercher Mme de Senecey. Moi je vais chez le Roi et croyez-moi, il va m’entendre.
— Le Roi chasse. N’avez-vous pas entendu partir les chiens et les chevaux ?
— J’en ramènerai au moins le médecin Bouvard. Quant à lui, il ne perdra rien pour attendre !
Mais ni ce soir-là ni le lendemain, Marie ne put accomplir son devoir de vengeance. D’ailleurs, sous le poids de l’inquiétude, elle l’oublia un peu : durant les deux jours qui suivirent, la Reine fut quasi inconsciente. Prostrée au fond de son lit, les yeux grands ouverts, elle refusait toute nourriture, n’avalant, avec peine, qu’un peu d’eau sucrée. Bouvard diagnostiqua un violent ébranlement nerveux, la saigna par deux fois sans obtenir, et pour cause, d’autre résultat que de l’affaiblir un peu plus. Pendant ce temps, les gens de justice fouillaient ses appartements, hormis sa chambre où veillaient les femmes fidèles. Et personne à l’exception de M. de Guitaut, son capitaine des gardes, et de M. de Brienne qui avait été jadis un bon conseiller pour elle, ne vint seulement prendre de ses nouvelles. Elle vécut enfermée dans sa chambre comme une pestiférée tandis que ses anciens courtisans se livraient, à deux pas d’elle, à l’agréable jeu des pronostics : qui donc deviendrait reine de France lorsque le Roi l’aurait répudiée ? Il fallait bien, n’est-ce pas, un héritier au royaume ? Quelqu’un osa même lancer – Dieu sait pourquoi – le nom de Mlle de Chémerault et reçut pour sa peine une gifle magistrale de la belle main de l’Aurore :
— On ne remplace pas une infante par une putain quand on est roi de France ! ajouta-t-elle aimablement avant de disparaître dans un grand envol de taffetas gorge-de-pigeon, laissant tout le monde sur place et inquiet.
Pendant ce temps, le garde des Sceaux se faisait tancer d’importance par le Cardinal dans le silence ouaté de son cabinet :
— Vous avez osé porter la main sur la reine de France ? Mais vous êtes devenu fou ! Pour cette insulte dont l’Espagne pourrait nous demander un compte sanglant, je devrais vous faire tirer à quatre chevaux ! D’autant que vous saviez très bien que votre billet n’était qu’un faux imitant son écriture.
— Je devais la faire avouer. C’étaient vos ordres, monseigneur !
— Je ne vous ai jamais rien ordonné de semblable. Il y a d’autres moyens pour faire avouer, mais qui demandent de la subtilité. À présent, je vais devoir me rendre à Chantilly un jour prochain, quand ce maudit La Porte se sera décidé à parler, pour essayer d’effacer l’effet de votre inqualifiable maladresse !
Il était rare que le Cardinal s’emportât à ce point, surtout envers un des maîtres du Parlement, mais il détestait la force brutale et les bévues incontrôlables qu’il lui arrivait de susciter. La Reine, il la haïssait mais il ne voulait pas sa perte. Ce qu’il voulait, c’était lui inspirer une sainte terreur, une peur suffisante pour la ramener à sa main, enfin disciplinée dans l’attelage que, de gré ou de force à présent, elle devait former avec le Roi. Il voulait la soumettre enfin, cette fière Espagnole qui le bravait depuis si longtemps et ne cessait de conspirer contre lui, donc contre le Roi, mais, l’alerte passée, il voulait qu’elle donne un héritier au trône. Or le Roi n’approchait plus sa femme…
Richelieu se sentait vieux, tout à coup, mais il n’était pas homme à se lamenter longtemps sur ses innombrables soucis. Il alla se verser quelques gouttes de ce vin d’Alicante qu’il appréciait, prit son chat favori et s’assit près d’une fenêtre ouverte sur les beaux jardins. Oui, il se rendrait bientôt à Chantilly ! Après tout, la stupidité de Séguier lui permettait à présent de jouer les pacificateurs auprès de la belle Espagnole dont il savait que tous ou presque l’abandonnaient. Cette fois, en caressant son chat, le Cardinal souriait…
À Chantilly, cependant, la ronde des faux bruits continuait. On disait que la Reine allait être non seulement répudiée mais aussi arrêtée et conduite à la forteresse du Havre pour y attendre un jugement solennel.
Le jour où ce courant d’air commençait à circuler, Marie de Hautefort trouva dans son livre d’heures un billet fort pittoresque, puisque ainsi rédigé :
« Vous devé aitre lasse de vivre enfermée par un si beau temp. Vené donc raispirer l’air pur du côté de la mèson de Sylvie en compagnie de l’autre Sylvie qui doit avoir besoin de remuer. Il y fait frai… même à trois heures… »
Pas de signature, bien entendu, mais le ton de la lettre et l’orthographe extravagante annonçaient un ami facile à identifier. Aussi, à l’heure chaude de l’après-midi, laissant la Reine à la garde de Stéfanille et de Mme de Senecey tandis que la Cour se livrait aux joies de la sieste, les deux amies munies d’un petit panier quittèrent-elles le château posé sur son étang calme, par le pont du Roi, et se dirigèrent-elles vers la forêt sous prétexte d’aller cueillir des fraises des bois afin de tenter l’appétit de leur chère malade.
La « maison de Sylvie », c’était, loin du double château[23] un pavillon à l’italienne entouré d’un jardin fleuri dominant un petit vallon où coulaient deux ruisselets se rejoignant dans une fontaine de marbre dont l’eau se perdait dans un étang. Construite au siècle précédent par François de Montmorency, le fils aîné du connétable, elle devait son nom au poète Théophile de Viau qui, poursuivi pour ses écrits et même menacé du bûcher, y avait été caché quatorze ans plus tôt par la jeune et charmante épouse du dernier duc de Montmorency, décapité cinq ans auparavant pour avoir conspiré contre le Cardinal, bien entendu avec Gaston d’Orléans ! Elle s’appelait Maria-Félicia, princesse Orsini, d’une grande famille romaine, et elle avait tant de grâce que le malheureux poète, voyant en elle une nymphe des bois, l’avait surnommée Sylvie, en était tombé amoureux et avait écrit un petit recueil d’odes à sa bienfaitrice :
Je passe des crayons dorez
Sur les lieux les plus reverez
Où la vertu se réfugie
Et dont le port me fut ouvert
Pour mettre ma teste à couvert
Quand on brusla mon effigie…
La voix claire de Mlle de Hautefort détaillait les vers avec talent. De tout temps elle avait aimé les poètes, peut-être en mémoire de son ancêtre, le vicomte troubadour Bertran de Born. Un troubadour qui n’avait rien de mièvre et dont les sirventes furieux soufflaient la guerre ou l’amour suivant l’état de ses relations avec son suzerain bien-aimé Richard au cœur de lion… Marie avait hérité sa flamme, son insolence et son goût de la rébellion.
— Qu’est devenu ce Théophile ? demanda Sylvie.
— Il est mort à Paris, voici bientôt onze ans, le 25 septembre 1626, dans le petit hôtel de Montmorency, d’une fièvre que d’aucuns ont trouvée bizarre. Il n’avait que trente-six ans. La veille de sa mort, il avait demandé à son ami Boissat de lui apporter des anchois…
— Décidément, vous le connaissiez bien ?
— J’aime ses vers. Et puis, il était de l’Agenois. Ce n’est pas si éloigné de nos terres de Hautefort…
Tout en devisant, les deux jeunes filles approchaient de leur but. En découvrant la charmante demeure, Sylvie pensa qu’elle aimerait une maison semblable. Que c’était l’endroit idéal pour panser des blessures, essayer d’oublier, reprendre goût à la vie. L’air y semblait plus pur, plus transparent que partout ailleurs. Elle ferma les yeux pour mieux le respirer, mais un éclat de rire de son amie les lui rouvrit. Marie lui désignait un pêcheur, habillé comme l’un des gardes-chasse, qui avait l’air de somnoler au bord de l’étang, le chapeau enfoncé si bas que l’on ne voyait même pas la couleur de ses cheveux. Et en même temps, elle récitait :
En regardant pescher Sylvie
Je voyais battre les poissons
À qui plus tost perdrait la vie
En l’honneur de ses hameçons.
— On dirait que la gentille duchesse a beaucoup changé. Voyons un peu qui se cache sous ce chapeau ! ajouta-t-elle en prenant la main de son amie pour courir vers l’homme qu’elle aborda rituellement : « La pêche est bonne ? »
L’homme releva la tête et le cœur de Sylvie manqua un battement bien qu’il s’y attendît un peu : c’était François. Il leur sourit.
— Vous êtes exactes. C’est bien !
Déjà Marie s’emportait :
— Je me doutais que c’était vous ! Quel insensé êtes-vous donc, mon cher duc, pour vous livrer à ce genre de plaisanterie dans un moment pareil ? Ne savez-vous pas en quelle situation nous nous trouvons ?
— C’est justement pour cela que je suis ici. Il faut que la Reine quitte le château cette nuit même. J’ai tout préparé et…
— Une fuite ? Rien que ça ? Vous voulez que la reine de France s’enfuie comme une coupable qui a peur ?
— Pas de grands mots, ma chère ! Il y a des précédents et elle n’aura pas besoin de descendre d’une fenêtre avec une échelle de corde comme fit jadis, à Blois, la reine mère qui était beaucoup plus vieille et beaucoup plus lourde. Il suffira que, ce soir, vous reveniez ici à la brune pour respirer l’air frais. Là vous changerez d’habits dans la forêt et ce ne sera pas Mlle de Hautefort qui en sortira : ce sera la Reine sous les habits de Mlle de Hautefort. Vous êtes blondes toutes deux et de même taille. Vous conduirez Sa Majesté ici où tout sera préparé. Sylvie, ajouta-t-il en se tournant vers la jeune fille qui le regardait sans mot dire, vous partirez avec elle. Je craindrais trop qu’on ne s’en prenne à vous une fois la fuite découverte !
— Un semblable souci ne vous effleure pas en ce qui me concerne ? remarqua Marie.
— Non, répondit François avec une belle franchise. Et cela pour plusieurs raisons ; vous êtes la femme la plus courageuse que je connaisse, vous êtes de grande maison et, surtout, le Roi vous aime !
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