Admirant en son for intérieur la puissance de la fortune placée au service de l'amour, Raguenel pensa qu'il lui faudrait remercier Dieu d'avoir mis sur le chemin de sa petite Sylvie ce garçon de vingt ans qui faisait preuve d'une telle maturité. Il serait, à coup sûr, un époux idéal, mais Sylvie l'accepterait-elle tant que son cher François ne serait pas lui-même marié ? À moins que... Après tout, un cour de quinze ans, même épris, ne pouvait-il être sujet à changement ?
- Pas le moins du monde, soupira-t-il enfin. Bien au contraire même, car vous me prouvez ainsi la profondeur de votre amour. Dans ces conditions, je crois honnête de confier à cet amour comme à votre honneur de gentilhomme la vérité concernant ma pupille, car cette vérité confortera certainement en vous ce besoin de la protéger qui est le mien.
Instinctivement, Jean rapprocha son siège de celui de Perceval qui alla prendre dans une armoire un flacon de vin d'Espagne et deux verres qu'il remplit. Il en offrit un et revint s'asseoir.
- Le nom et le fief de L'Isle ont été conférés à Sylvie par les Vendôme lorsqu'elle avait quatre ans, à la suite du drame dont elle venait d'être l'inconsciente victime. Elle s'appelle en réalité Sylvie de Valaines. Elle est la fille...
- ... du baron de Valaines dont la famille a été si mystérieusement décimée il y a... une dizaine d'années ?
- On a en effet laissé planer le mystère pour couvrir le plus affreux des meurtres. Moi seul et les Vendôme connaissons la vérité. Une vérité que je partagerai avec vous dès que vous m'aurez donné votre parole de ne la révéler à quiconque, même au duc votre père, jusqu'à nouvel ordre.
- Vous l'avez ! Parlez, je vous en prie ! Vous ne le regretterez pas.
- Voici : le jour même où leur suzerain légitime, le duc César, était arrêté à Angers, en 1626, la baronne de Valaines qui m'était une amie chère, et toute sa famille, étaient assassinés. Seule la petite Sylvie put échapper et fut recueillie par celui qui est aujourd'hui le duc de Beaufort...
Longtemps, Perceval parla, suivi avec une attention passionnée par Jean d'Autancourt. Il dit tout : le vol des lettres de Marie de Médicis, le martyre de Chiara et la flétrissure imposée par son bourreau, sa propre quête de la vérité et, enfin, les liens de tendresse unissant Sylvie à François depuis qu'il l'avait ramenée à Anet.
- C'est trop naturel ! commenta Jean sans broncher.
- J'ajoute qu'elle a oublié ce drame de sa petite enfance. Ou, tout au moins, les souvenirs qu'elle en garde sont aussi flous que ceux d'un cauchemar.
- Et les assassins ? Les connaissez-vous ?
- J'en connais un : ce La Perrière qui s'intéresse si fort à ma petite. Il s'est fait donner le château sous prétexte qu'il en portait le nom et qu'il aurait dû lui appartenir depuis des années. Quant à l'autre, l'assassin au cachet de cire, je peux vous dire que si j'ignore toujours qui il est, j'ai la certitude qu'il se trouve à Paris et qu'il continue à tuer, de la même façon. La seule différence est qu'il s'attaque à présent aux ribaudes. Tout cela vous explique pourquoi je ne tenais pas à ce que Sylvie devienne fille d'honneur aussi jeune. À l'hôtel de Vendôme ou dans les châteaux de la famille, elle était beaucoup mieux protégée parce que rien ne l'y mettait en lumière. J'aurais cent fois préféré qu'elle vive auprès de moi.
- Mais vous n'étiez pas le maître ?
- Non. Surtout dès l'instant où la Reine souhaitait l'avoir auprès d'elle.
- Il faut faire avec ce que nous avons ! soupira le jeune homme. Pour commencer, mes gens ne relâcheront pas leur surveillance.
- C'est une petite personne très vive et très obstinée.
- Dites plutôt qu'elle est adorable...
- Et que vous l'adorez ? J'en suis bien certain, mais vous devez savoir qu'elle n'est pas prête pour le mariage, avec qui que ce soit, et qu'il sera peut-être difficile de détacher son cour de l'ami d'enfance qu'il pare de toutes les qualités...
- Vous essayez de me dire que je devrai être patient ? Je le serai, soyez-en sûr... mais laissez-moi quand même tenter ma chance !
- Pourquoi pas ? Peut-être arriverez-vous à l'amener doucement à... partager vos projets d'avenir. Ce soir, je lui dirai seulement que vous m'avez rendu visite et que je vous ai autorisé à venir la distraire chaque fois que vous le désirerez.
Le jeune marquis rougit de nouveau mais ses yeux gris s'illuminèrent :
- Vous croyez qu'elle acceptera ma présence ?
- Le contraire m'étonnerait. Elle vous trouve charmant. Et puis vous êtes un peu son héros, à présent ?
En effet, Sylvie, flattée au fond d'inspirer un sentiment sincère, découvrit avec plaisir un compagnon agréable dans le futur duc de Fontsomme. Il ne manquait ni d'esprit, ni de culture, ni de gaieté. Il aimait la musique, toutes les musiques comme celle des vers, et se révélait un admirateur passionné de M. Corneille. Sylvie passa auprès de lui des moments charmants, à la maison ou à l'ex térieur. Chaperonnés par Perceval de Raguenel et Jeannette, on les vit ensemble à la comédie, chez les libraires de la rue Saint-Jacques, dans les boutiques de curiosités du Marais, à la place Royale ou, en carrosse, à la promenade du Cours-la-Reine... On alla un peu partout, sauf dans les salons, en dépit de quelques invitations suscitées surtout par la curiosité, afin de ne pas officialiser une relation qui se voulait de pure amitié. . D'ailleurs Jean sut, avec une sagesse au-dessus de son âge, s'interdire la moindre allusion à ses sentiments profonds envers sa jeune compagne : il était là pour la distraire durant les vacances qu'on lui avait accordées...
Mais qui, au bout d'un mois, prirent fin par l'arrivée d'un billet de Mlle de Hautefort suppliant Sylvie de revenir au plus tôt. " J'ai grand besoin de vous, écrivait l'Aurore, et vous manquez à Sa Majesté. "
Que faire après cela, sinon ses bagages ? Sylvie et Jeannette quittèrent la rue des Tournelles en soupirant et retournèrent au Louvre.
CHAPITRE 9
ÉCHEC À LA REINE
Mlle de Hautefort s’était fait une entorse en descendant le Grand-Degré sans considération pour ses mules neuves à hauts talons mais, indomptable à son habitude, elle n’en avait pas abandonné pour autant ses fonctions de dame d’atour. Assise, par dérogation spéciale du Roi, sur un tabouret[22], son pied bandé posé sur un coussin, elle menait à un train d’enfer le ballet des femmes de chambre qui n’avaient pas trop à se louer de son humeur. Elle accueillit Sylvie avec la grâce d’un chien à qui l’on a retiré son os :
— Vous voilà tout de même ? Ma parole, je commençais à croire que l’on ne vous reverrait plus !
— Vous aviez tort. Je suis revenue dès que vous m’avez appelée.
— C’est bien ce que je vous reproche : il a fallu vous appeler ! Apparemment, l’idée que l’on pouvait avoir besoin de vous ne vous a pas effleurée. Il est vrai que vous étiez trop occupée à vous assurer un brillant avenir !
— Moi ? Un brillant avenir ? fit Sylvie un peu surprise de l’algarade.
— Et quoi d’autre ? On vous voit en tous lieux avec le futur duc de Fontsomme…
— Ce qui ne veut rien dire du tout ! M. d’Autancourt m’a secourue dans une pénible circonstance ; je lui en suis des plus reconnaissante et nous sommes devenus amis. Rien de plus !
Une flamme de gaieté brilla enfin dans l’œil bleu de l’Aurore.
— Je sais cela aussi… et ne prenez pas l’air guindé, Sylvie, cela ne vous va pas du tout ! J’ajoute, afin d’éviter tout malentendu, que je ne vous souhaite rien de mieux que de devenir l’épouse de ce gentil garçon. À présent, parlons d’autre chose ! La Reine désire se rendre demain au Val-de-Grâce. Je m’y ferai porter avec elle mais vous devez bien vous douter que nous aurons besoin de quelqu’un de plus ingambe.
— La Reine a une trentaine de filles d’honneur. Avez-vous tellement besoin de moi pour… faire oraison dans un couvent ? dit mi-figue mi-raisin Sylvie que la perspective n’enchantait pas. Mais, du coup, Marie changea de couleur :
— Qu’est-ce que ce langage ? Auriez-vous laissé votre fidélité sous les arbres de la place Royale ? Les Fontsomme sont dévoués au Roi et…
— Ils sont soldats ! coupa Sylvie. Il ferait beau voir que des officiers ne lui fussent pas dévoués. Autant d’ailleurs qu’à la Reine et ce n’est pas auprès d’eux que je prendrai des leçons de trahison. Nous devons aller au Val ? Eh bien, allons au Val ! J’ai seulement voulu vous taquiner un peu. Mon côté « petit chat », sans doute ? Je suis très espiègle ! conclut-elle avec un sourire ironique.
— Ce n’est pourtant pas le moment, je vous l’assure. Lors de notre dernière visite là-bas, pendant votre absence, La Porte qui avait rendez-vous avec Auger a failli se faire prendre par un détachement du guet à la poursuite d’un voleur qui avait franchi les murs de Paris par un éboulis…
Sylvie brûlait de savoir si François était revenu mais, à la mine de sa compagne, elle comprit qu’elle risquait de se faire rembarrer. D’ailleurs, Mlle de Pons venait d’entrer et, bien que ce fût quelqu’un de tout à fait anodin, ce n’était vraiment pas le moment. D’autant qu’on l’invitait à se rendre dans la chambre de la Reine qui venait de se lever et qui l’accueillit avec beaucoup de bonté :
— Savez-vous que vous me manquiez, mon enfant ? dit-elle en lui tendant une main sur laquelle Sylvie s’inclina. Votre voix possède le miraculeux pouvoir de chasser le souci et d’apaiser le chagrin. Ne me quittez plus !
— Votre Majesté sait à quel point je désire lui plaire. Je serais revenue plus tôt si j’avais osé penser que la Reine pouvait avoir besoin de moi.
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