- Dusse-je monter ensuite à l'échafaud, je vous tuerai, misérable, pour cette insulte ignoble !

L'autre allait riposter mais Cinq-Mars, avec une poigne inattendue chez lui, maîtrisait l'un de ses bras tandis que l'abbé se chargeait de l'autre.

- Messieurs, messieurs ! se hâta de plaider celui-ci, nous sommes entre gens de bonne compagnie...

- C'est moi qui te tuerai, blanc-bec ! écuma La Perrière. Et avant qu'il soit longtemps... Tu me rendras raison !

- Raison ? Ce serait un grand miracle car vous ne semblez pas en avoir beaucoup plus que d'esprit.

L'incident n'était pas passé inaperçu. On s'approchait. Avec un bel ensemble, l'abbé et le jeune capitaine entraînèrent à toute allure le forcené vers la sortie du jardin. Par-dessus son épaule, Cinq-Mars lança joyeusement :

- Pardon de vous abandonner, mon cher Jean, mais l'abbé n'y arrivera pas tout seul ! M. de

Raguenel consentira sans doute à vous ramener à votre carrosse ?

- Avec plaisir, monsieur !

Sylvie, qui s'était accrochée à son bras, murmura :

- Rentrons, s'il vous plaît, parrain ! Ce scandale ! Je n'ai plus envie de voir quiconque...

- C'est bien naturel. Mais plus personne ne nous regarde, maintenant que cet enragé a été enlevé.

C'était vrai. Tous ces gens de bonne compagnie n'auraient eu garde de se comporter comme de vulgaires badauds et les conversations, un instant suspendues, reprenaient.

- Vous avez raison mais je préfère partir. Monsieur, ajouta-t-elle en s'efforçant au sourire, je vous rends grâces de m'avoir protégée de ce furieux. Je ne suis pas craintive, pourtant, je l'avoue, il me fait très peur. Et je vous dis un grand merci, ajouta-t-elle en tendant sa petite main gantée de dentelle qu'il prit avec une émotion visible, sans rien trouver à dire.

- Où est votre voiture, marquis ? demanda Perceval. Nous allons vous y ramener.

- Toute proche. Juste au bout de cette allée, mais si vous le permettez, c'est moi qui vais avoir l'honneur de vous ramener chez vous.

- Oh ! c'est si près...

- Peut-être, mais mademoiselle est encore mal remise de son émotion... et puis ce me sera un tel plaisir !

Cela, Perceval voulait bien le croire. Il offrit son bras au jeune homme qui le refusa en montrant sa canne :

- Merci, je peux marcher seul. N'abandonnez pas Mlle de L'Isle.

À la sortie du jardin, ils trouvèrent un carrosse d'une sobre élégance, vert foncé avec des lisérés rouges, l'intérieur et les rideaux en velours assorti ; pour seule décoration, les armes des ducs de Fontsomme. Les laquais étaient habillés aux mêmes couleurs.

En arrivant, il fut impossible d'empêcher le blessé de descendre pour offrir sa main à Sylvie puis, s'adressant à Raguenel :

- Puis-je espérer, monsieur, que vous voudrez bien m'autoriser à venir vous saluer un jour prochain ?

Perceval lui sourit de bon cour. Ce garçon, décidément, lui plaisait de plus en plus.

- Vous serez toujours le bienvenu ! N'est-ce pas, Sylvie ?

- Toujours.

Le soir venu, tandis qu'ils achevaient de souper, Perceval qui n'avait fait aucun commentaire jusque-là remit le sujet sur le tapis :

- Alors, Sylvie, que pensez-vous de notre jeune marquis ?

- Que voulez-vous que j'en pense ? sourit la jeune fille en roulant une fraise dans du sucre écrasé. Le plus grand bien, naturellement.

- Moi aussi. Voyez-vous... lorsque vous songerez à prendre époux, j'aimerais que vous pensiez à lui. N'importe quelle femme serait fière de l'attacher à son char, comme disent nos beaux esprits. Et il vous adore.

Sylvie mit ses coudes sur la table, appuya son menton sur ses doigts croisés et darda sur son parrain un regard malicieux.

- Je me demandais combien de temps vous mettriez à m'en parler ! Cela vous trotte dans l'esprit, n'est-ce pas ? Cela dit, vous allez peut-être un peu vite en besogne. La coutume n'est pas qu'une fille demande un mari et, jusqu'à présent, je n'ai pas remarqué que l'on vous ait demandé ma main. Ou qu'on y songe seulement. Je suis d'assez petite noblesse pour un futur duc... et je n'ai guère de dot.

- Cela m'étonnerait fort qu'il soit homme à se soucier de ces détails...

L'entrée soudaine de Jeannette flanquée de Corentin lui coupa la parole. La soubrette s'excusa de paraître ainsi sans y avoir été invitée, mais elle et son compagnon avaient quelque chose à dire et, en fait, ils semblaient tous deux très excités :

- L'homme qui nous suit chaque fois que nous sortons dans Paris, lâcha Jeannette, eh bien, je l'ai vu tout à l'heure : c'est le valet qui a aidé votre ami à remonter en voiture !

- Tu es sûre ? demanda Sylvie.

- Oh ! tout à fait ! Vous auriez pu le reconnaître vous-même, nous savions qu'il avait l'air d'un laquais de grande maison, mais nous ignorions laquelle. À présent, nous le savons...

- Mais pourquoi M. d'Autancourt me ferait-il suivre ? s'écria la jeune fille déjà prête à se fâcher. C'est un procédé...

La main de Perceval vint se poser sur la sienne, ferme et apaisante.

- Ne vous emballez pas ! Cela pourrait être un procédé d'amoureux ? De toute façon, je crois que nous ne tarderons pas à éclaircir ce petit mystère.

Cela ne tarda guère en effet. Le lendemain, alors que Sylvie aidait Nicole à préparer une grande bassine de confiture de fraises et que Jeannette, assise dans un coin de la cuisine, lui brodait une chemise, le portail s'ouvrit devant le bel équipage de la veille : Jean d'Autancourt priait le chevalier de Raguenel de bien vouloir lui accorder un moment d'entretien. Et, pour un garçon timide, il n'y alla pas par quatre chemins :

- Je suis venu demander, monsieur, si vous accueilleriez avec faveur une visite de M. le maréchal-duc de Fontsomme, mon père ?

Perceval se mit à rire en indiquant un siège au jeune homme :

- Faveur quand il s'agit d'un tel honneur ? Mon cher marquis, vous rêvez ! Et pourquoi donc monsieur votre père me viendrait-il voir ?

- Pour vous demander la main de Mlle de L'Isle. Vous êtes son parrain, son tuteur aussi, je crois, et le seul homme au monde qui détienne la clef de son bonheur...

Cette fois, Perceval cessa de sourire.

- Peste ! Vous ne perdez pas de temps ! Il se peut même que vous vous hâtiez un peu trop. Êtes-vous bien certain que le maréchal accepterait la démarche que vous prétendez lui imposer ? Ses vues sur votre avenir dépassent sûrement l'alliance avec une orpheline d'assez petite noblesse et dont...

- Vous ne connaissez pas mon père, monsieur, je le vois bien ! En ce cas, vous sauriez que c'est l'homme le meilleur qui soit au monde : dévoué au Roi, bon chrétien et père attentif - ce qui est rare dans nos familles, je vous le concède - il a, depuis la mort de ma mère, reporté sur moi toute sa tendresse. Il ne veut que mon bonheur et quand il aura vu Sylvie... je veux dire Mlle de L'Isle, il sera conquis comme je l'ai été moi-même au premier regard.

- Je veux bien le croire mais, tant qu'il ne me l'aura pas appris lui-même, je n'en serai pas absolument certain...

- Est-ce à dire... que vous refusez ma demande ?

- Nullement. Cependant, je ne l'accepte pas non plus. Je serais très heureux d'une union entre vous et ma petite Sylvie, mais tant qu'une demande officielle, c'est-à-dire venue de votre père, ne m'aura pas été présentée, je ne pourrai envisager une réponse ferme. En outre, vous n'ignorez pas que Sylvie a été élevée par et chez Mme la duchesse de Vendôme dont l'opinion doit compter aussi...

Jean fit la grimace !

- La duchesse ou le duc ? Je ne vous cache pas qu'on ne l'aime guère chez nous. C'est un trublion, un personnage dangereux...

- J'ai fait allusion à la duchesse. Seule son approbation compte pour moi. Enfin, si tous ces éléments se trouvent réunis, il restera le plus important : Sylvie elle-même. C'est elle et elle seule qui acceptera ou refusera. Je l'aime trop pour lui imposer un mariage sans amour...

- C'est fort naturel mais, en ce cas, laissez-moi une chance de me faire aimer en attendant que mon père revienne de guerre.

- Comment l'entendez-vous ?

- Permettez-moi de venir la voir. À la Cour cela n'est guère facile, et j'y vais rarement. À ce propos... s'il vous paraît que je mets trop de hâte à vous présenter ma prière, c'est aussi à cause de son poste de fille d'honneur.

- Ne me dites pas que vous partagez les idées de ce La Perrière sur les filles d'honneur ?

- Dieu m'en garde ! Mais le palais bourdonne d'intrigues. Elle y est seule... et elle est si jeune !

Le souci se peignait sur le visage régulier, un peu sévère même, du jeune homme, ce qui toucha Perceval mais il voulut en savoir plus. Avec une soudaine brutalité, il demanda :

- Est-ce pour cela que vous la faites suivre ? S'il avait cru décontenancer d'Autancourt, il se trompait. Le jeune homme rougit mais sa réponse fut sans hésitation :

- Oui. Que vous l'ayez remarqué ne m'étonne pas. Mes gens n'avaient pas reçu l'ordre de se cacher. Et votre terme est impropre : je ne la fais pas suivre : je la fais protéger. Depuis que je l'ai rencontrée dans le parc de Fontainebleau, elle m'est infiniment précieuse... et elle paraît si fragile ! En outre, elle ne dispose ni d'un carrosse ni de serviteurs mâles. Seulement d'une jeune servante qui l'accompagne dans un Paris presque aussi dangereux que le Louvre. Je voulais qu'il y ait toujours auprès d'elle quelqu'un prêt à la secourir. Alors j'ai loué une petite maison rue d'Autriche et j'y ai installé mes plus fidèles serviteurs : deux frères, Séverin et Saturnin, qui se ressemblent assez et qui me sont tout dévoués. Ils se relaient pour assurer, avec carte blanche, la sécurité de Mlle de L'Isle, surtout lorsque je suis aux armées. Cela vous paraît-il offensant ?