Sur la place, on vendait de la limonade fraîche, des darioles, des échaudés, des macarons de Naples. Avant les édits du Cardinal on s'y battait aussi en duel, mais l'habitude de s'y donner rendez-vous subsistait, à cette différence près qu'il s'agissait surtout de rendez-vous galants. Les plus jolies femmes de Paris s'y montraient, parées à ravir et entourées d'élégants soupirants. Elles y avaient instauré une sorte de code de la coquetterie au moyen de nouds de rubans dont la signification changeait selon l'endroit où on les plaçait. Ainsi le " favori " posé sur le haut de la tête affichait les couleurs du soupirant préféré, le " mignon " s'épinglait sur un cour à prendre, le " badin " pendait à l'éventail dans une liberté pleine de défi...
Quant aux heureux propriétaires - ou locataires parfois ! - des pavillons de la place, ils appartenaient à la haute noblesse ou à la grande magistrature, car il fallait être fort riche pour avoir le droit de contempler de son balcon la joyeuse animation quotidienne ou les fêtes publiques données par le Roi ou par la Ville à l'occasion d'un mariage ou d'une visite royale. Il y avait là le duc de Rohan, la princesse de Guéménée, le comte de Miossens qui deviendrait plus tard le maréchal d'Albret, la marquise de Piennes, la maréchale de Saint-Géran, le maréchal de Bassompierre - en dépit du fait qu'il logeait à la Bastille depuis une dizaine d'années - le président Aubry, le président Larcher, la comtesse de Saint-Paul et quelques autres, tous jouissant des somptueux hôtels où la richesse de la décoration et de l'ameublement répondait à la grâce extérieure des bâtiments.
Quand Sylvie y parut au bras de son parrain, elle ne passa pas inaperçue tant le couple qu'ils formaient était agréable à regarder, bien qu'il ne fût pas, et de loin, le plus somptueux, mais la robe de satin de la jeune fille, de ce jaune lumineux qu'elle affectionnait et qu'elle éclairait encore avec des rubans blancs, s'harmonisait avec le pourpoint et les grègues en épaisse soie gris nuage de Raguenel. En l'honneur de sa jeune compagne, celui-ci avait renoncé momentanément à ses draps bruns, gris foncé ou noirs pour retrouver l'aspect d'un gentilhomme élégant. Ainsi, son col, ses manchettes et le revers de ses bottes s'ornaient de guipure et, sur son feutre gris, moussaient des plumes jaunes et blanches assorties aux rubans qui nouaient son épée.
Dès leur entrée sous les ormes, ils eurent à donner et à rendre de nombreux saluts. Ce beau jour du tout début de l'été semblait avoir vidé les salons de leurs précieuses, à l'exception de la marquise de Rambouillet qu'aucune force humaine n'aurait pu arracher à sa célèbre Chambre bleue. Ses deux rivales principales, la vicomtesse d'Auchy et Mme des Loges, tenaient cercle sous les arbres en grignotant des petits gâteaux et en buvant de la limonade, tandis qu'un des poètes attachés à la maison disait des vers. Cependant, Sylvie commençait à regretter que l'on n'eût pas choisi un but de promenade plus tranquille. Depuis qu'ils étaient entrés sous les arbres, Perceval ne cessait de saluer ou de baiser des mains tandis que sa marche à elle se ponctuait de révérences chaque fois qu'on la présentait à quelque dame. Toutes s'accordaient d'ailleurs à la trouver " si charmante !... Tellement fraîche et jeune ! ". Quant aux hommes, ils frisaient leur moustache avec des clins d'oil qui se voulaient assassins mais qui l'amusaient bien.
Soudain, les attentions se détournèrent d'eux pour se porter sur deux jeunes gens qui venaient de faire leur apparition. C'étaient Henri de Cinq-Mars et Jean d'Autancourt. Où qu'il aille, le jeune ami du Cardinal attirait tous les regards. Il était tellement beau que l'on en oubliait qui était son protecteur et, pour un peu, on eût remercié Richelieu d'avoir sorti de son Auvergne natale un tel chef-d'ouvre... Aujourd'hui, satin bleu pâle et toile d'argent, feutre blanc ombragé de plumes azurées, il avait l'air d'un ange. Et d'un ange secourable, car il soutenait son ami dont les traits tirés et la pâleur disaient assez qu'il relevait de maladie ou peut-être même d'une blessure.
Nombreux étaient les signes d'amitié, les gestes d'appel qui auraient dû attirer les deux jeunes gens vers l'un ou l'autre cercle, pourtant ce fut vers Sylvie et son parrain qu'ils se dirigèrent sans hésiter.
- Mademoiselle de L'Isle hors du service de la Reine, mademoiselle de L'Isle à la place Royale ! s'écria Cinq-Mars après l'échange des saluts protocolaires. Voilà du nouveau ! Voilà de l'agréable ! N'est-ce pas, mon cher Jean ?
Son regard plein de malice cherchait celui de son ami dont les joues pâles venaient de rougir, mais dont le visage entier exprimait une véritable joie.
- Il faut vous dire, continua le jeune homme, que je vous amène un véritable héros que toutes les dames vont s'arracher. Il nous arrive tout droit des portes de la mort.
- Vous avez été blessé, monsieur ? s'inquiéta Sylvie en souriant à ce jeune homme qu'elle trouvait si sympathique.
- Une misère, mademoiselle... mais dont je remercie Dieu puisqu'elle me vaut un instant d'intérêt de votre part.
- Une misère ? se récria Cinq-Mars. Un coup de mousquet en pleine poitrine essuyé sous Lan-drecies alors qu'il chargeait seul contre une redoute espagnole !...
- Vous avez de la chance d'en être sorti vivant, remarqua Perceval. Cette charge n'était-elle pas une folie ?
- Je ne pense pas, monsieur le chevalier. Elle a détourné l'attention des Espagnols tandis qu'un groupe des nôtres allait placer des explosifs sous ladite redoute...
- Magnifique ! applaudit Sylvie. Mais, monsieur, vous pouviez vous faire tuer ?
- C'est le cas de chaque soldat quand il est à la guerre, mademoiselle... et je trouve que l'on parle beaucoup trop de moi, ici. Ce serait si agréable de parler de vous.
- Nous allons en parler autant que tu voudras. Sachez seulement encore que le Roi lui-même l'est allé voir chez monsieur son père où il était soigné et l'a embrassé. Un héros, vous dis-je, que vous pouvez être fière, mademoiselle, d'avoir su charmer...
Voyant Sylvie s'empourprer à son tour, Rague-nel se hâta d'aiguiller la conversation vers d'autres sujets après avoir offert de chaleureuses félicitations au jeune homme mais, tout le temps que dura la conversation, il s'attacha à observer discrètement ce grand garçon blond si visiblement amoureux de sa Sylvie. Ce fut plus intéressant encore lorsque apparurent deux nouveaux personnages dont l'un était l'abbé de Boisrobert et l'autre le baron de La Perrière.
Le premier, fort connu sur la place, réalisait l'exploit d'être à la fois homme d'Église et libertin reconnu : il adorait les jeunes garçons. Mais, homme de grand esprit comme de grand savoir - il s'était constitué dans sa prime jeunesse une importante bibliothèque en prélevant une dîme sur les livres rares des seigneurs de sa parentèle ou de sa connaissance, en pratiquant l'art subtil de l'ouvrage prêté et jamais rendu - il était devenu le conseiller littéraire de Richelieu. C'était à l'abbé que l'on devait la création toute récente de l'Académie française.
Il ne tenait qu'à lui de rejoindre tel ou tel groupe répandu sous les arbres où sa présence eût été fêtée, pourtant, avisant l'éblouissant Cinq-Mars dont la beauté le fascinait, il alla vers lui comme la mouche vers le miel, traînant à sa suite son reître dont on pouvait se demander ce qu'il faisait en sa compagnie. Mais c'était seulement le jeune capitaine qui l'intéressait et, avec une insolence bien dans sa manière, il le tira à part après avoir adressé, de la main, un signe désinvolte à ses compagnons. La Perrière en profita pour s'approcher de Sylvie :
- C'est un bonheur rare que de vous rencontrer, mademoiselle, fit-il en négligeant de saluer les deux hommes qui l'encadraient. Si rare que j'ose vous demander de faire quelques pas avec moi. L'air est si doux et nous avons tant de choses à nous dire.
Tout en parlant, il tentait de prendre sa main, mais Sylvie n'eut pas le temps d'ouvrir la bouche. Déjà, Jean d'Autancourt levait sa canne pour maintenir le malotru à distance :
- Tout beau, monsieur ! Mademoiselle n'est pas de celles que l'on peut prendre par la main pour l'emmener on ne sait où et qui n'y voient aucun inconvénient. Commencez donc par saluer M. le chevalier de Raguenel ici présent, qui est son parrain et son parent !
- Et qui êtes-vous vous-même pour vous mêler de ce qui ne vous regarde pas ? Mlle de L'Isle me connaît, puisque j'ai toujours l'honneur de briguer sa main, et elle n'a que faire de votre intervention. Ou bien préférez-vous que nous en discutions l'épée à la main dans un endroit plus calme ? Mais vous ne m'avez pas l'air en état de soutenir votre cause ? ajouta-t-il avec un sourire mauvais.
En dépit de sa blessure, le jeune homme s'élançait déjà, mais Perceval le retint :
- S'il vous plaît, marquis, ceci me regarde ! Quittez, monsieur, une place où vous n'êtes pas souhaité. J'ajoute que ni lui ni moi ne croiserons le fer avec le provocateur que vous êtes ! Allez-vous-en !
- Et moi, je ne suis pas disposé à m'éloigner. D'ailleurs, mademoiselle n'a rien dit et...
Le ton montait, mais Cinq-Mars avait entendu :
- Emmenez donc votre ami, l'abbé ! Sinon, j'aurai le regret de dépeindre à Son Éminence les manières de ses gardes lorsqu'ils se trouvent en liberté...
- Et vous aurez mon appui ! grogna l'abbé. Je ne vous demanderai pas si vous perdez l'esprit, La Perrière, vous n'en avez jamais eu.
- Voilà bien des histoires pour une donzelle ! Comme si on ne savait pas ce que vaut la vertu des filles d'honneur de la...
Il n'acheva pas, le souffle coupé par la gifle que venait de lui assener d'Autancourt de toute la force de sa colère :
"La chambre de la Reine" отзывы
Отзывы читателей о книге "La chambre de la Reine". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La chambre de la Reine" друзьям в соцсетях.