Un large sourire s'épanouit sur le visage sombre de César :

- Allons, vous valez mieux que je ne le pensais ! Naturellement, cela devra rester entre nous.

Du coup, Sylvie lâcha la bride à la colère qui bouillonnait en elle depuis un moment :

- Ne me prenez pas pour une oie, monsieur le duc ! Que croyez-vous que je vais faire ? Brandir ceci sous le nez de la première personne rencontrée pour lui dire qu'ayant juré la perte du Cardinal vous n'avez rien trouvé de mieux que faire de moi une empoisonneuse ? Si elle apprenait ça, Mme la duchesse en mourrait, et pour rien au monde je ne voudrais lui causer la moindre peine.

- Alors, veillez à ce qu'elle n'ait pas celle de perdre son fils !

- C'est un peu trop facile ! En tout cas j'aimerais savoir ce que vous pourrez raconter à Mgr de Cospéan la prochaine fois que vous vous confesserez à lui ! Rien sans doute touchant ceci, ajouta-t-elle en agitant le flacon. En ce cas, votre confession sera nulle et vous iriez droit en enfer si d'aventure la mort venait vous prendre avant que vous n'ayez pu vous laver de ce crime. Et ce serait bien fait !

Sur cette flèche du Parthe, Sylvie fourra la fiole dans une poche de sa robe, ramassa sa mante qu'elle avait retirée en arrivant et, tournant le dos au duc sans lui adresser le moindre salut, elle releva bien haut son petit nez et quitta la pièce à pas rapides mais avec la majesté d'une reine.

Cependant, parvenue au bas de l'escalier, elle s'arrêta pour reprendre souffle comme au terme d'une longue course. Son cour battait la chamade et elle craignit de s'évanouir. Pour se calmer, elle alla s'asseoir sur le vieux coffre, avec la soudaine envie d'avaler le contenu du maudit flacon et d'en finir une bonne fois avec une existence qui n'avait plus rien à lui offrir. François s'était battu pour une femme qui était sa maîtresse mais il en aimait une autre qui n'était pas, ne serait jamais Sylvie. Et puis, l'idée lui vint que sa mort ne servirait pas François si elle se tuait maintenant. C'était vrai qu'il courait un terrible danger, car il n'aurait à attendre de pitié ni du Cardinal ni du Roi. La Reine sans doute plaiderait pour lui, mais de quel poids serait le plaidoyer d'une femme que le ministre haïssait et dont l'époux ne souhaitait que se débarrasser ?

Elle resta là un moment, cherchant à remettre de l'ordre dans ses pensées. Et puis, une idée lui vint : si François était arrêté, elle agirait comme le duc venait de lui ordonner mais, au lieu de verser le poison dans le verre du Cardinal, elle le verserait dans la carafe et boirait en même temps que sa victime. Au moins tout serait fini et cette solution offrait l'avantage, au cas où elle serait arrêtée, de lui éviter l'horreur d'une exécution en place publique... et peut-être de la torture. Oui, c'était à n'en pas douter la meilleure solution. Après, elle s'arrangerait avec Dieu comme elle pourrait.

Un peu rassérénée, elle remit le flacon dans sa poche, s'enveloppa de son manteau et rejoignit la voiture juste au moment où le valet accourait avec son chandelier, mais ses jeunes yeux s'étaient depuis un moment habitués à l'obscurité.

- Eh bien ? demanda Jeannette.

- Ne me pose pas de questions, je t'en prie ! Plus tard, peut-être, je te dirai...

Le portail se rouvrit et, cahotant sur les gros pavés, la voiture reprit le chemin du Louvre.

Le lendemain, Sylvie, mal remise de la pénible soirée qu'elle avait espérée si douce, reçut l'ordre de se préparer à accompagner la Reine qui se retirait pour un ou deux jours au Val-de-Grâce. Seuls, Mlle de Hautefort, La Porte et elle-même serviraient Sa Majesté. Elle y vit une marque de confiance qui la toucha et que Marie confirma : la Reine aimait bien son " petit chat " et souhaitait l'entendre chanter à la chapelle.

Le couvent du faubourg Saint-Jacques était cher au cour d'Anne d'Autriche pour diverses raisons dont la première était qu'elle en avait ordonné la construction, seize ans plus tôt. Elle y avait un appartement donnant sur le jardin où elle aimait à faire retraite. Enfin, le couvent, habité par des Bénédictines, se situait hors les murs de Paris, sur une route de campagne peuplée seulement de couvents comme il convenait à ce grand chemin qui était celui des étoiles, celui où depuis des siècles passaient des milliers de pèlerins qui s'en allaient à Saint-Jacques de Compostelle prier au tombeau de l'Apôtre, mais qui, pour la Reine, revêtait une double signification puisque ce chemin illustre était aussi celui de l'Espagne. Elle y était chez elle comme nulle part ailleurs et l'abbesse, Louise de Milly devenue mère de Saint-Etienne, était une amie d'autant plus dévouée qu'étant née franc-comtoise, elle était alors sujette du roi d'Espagne.

Fidèle à ses habitudes policières, le Cardinal avait essayé de se trouver une ou deux espionnes parmi les saintes filles, mais il semble qu'il n'y soit pas parvenu ou alors, prises dans une communauté entièrement dévouée à leur bienfaitrice, elles n'avaient jamais réussi à transmettre des informations valables.

Au Val, Anne d'Autriche menait, le jour, une vie quasi monacale. Elle participait aux offices en mêlant sa voix à celles des religieuses, avec une piété profonde, et prenait ses repas avec elles. Son logis, composé d'un petit pavillon avançant sur le jardin, ne contenait que deux pièces : un salon au rez-de-chaussée ouvert par une porte-fenêtre et, à l'étage, une chambre prolongée d'une petite terrasse. Quant à Hautefort et Sylvie, elles étaient censées dormir dans deux cellules en arrière du pavillon, mais la dernière comprit vite que, dans cette étrange maison de moniales ou tout au moins dans la partie habitée par Anne, la nuit n'était pas vraiment faite pour dormir et qu'au contraire on y déployait une grande activité. En arrivant, Marie entreprit de la chapitrer avant qu'elle ne pose des questions :

- Vous vous souvenez qu'à Villeroy, sur la route de Fontainebleau, je vous ai demandé si vous aimiez la Reine ?

- Et je vous ai répondu que je lui avais juré un dévouement total.

- C'est bien ainsi qu'elle et moi l'entendons et c'est pourquoi nous vous avons emmenée. Ici, notre bonne maîtresse a le droit d'être elle-même à l'abri des espions du Cardinal. Elle peut y recevoir qui elle veut - la nuit de préférence ! - et surtout mettre à jour la correspondance qu'elle entretient avec son frère, le Cardinal-Infant, avec Mme de Chevreuse, son amie exilée, et plusieurs autres personnes. Ce qui, au Louvre, est impossible.

- Il est pourtant aisé de sortir et de rentrer comme on veut ?

- Quand on est fille d'honneur et parce que, en principe, cela ne tire pas à conséquence, mais dites-vous qu'il y a des yeux partout et que tous sont braqués sur la Reine.

- Et ici ? Les nonnes seraient-elles aveugles ?

- Elles ne voient que ce que l'on veut bien leur montrer... c'est-à-dire rien. L'avantage de notre position, c'est d'être à la fois dans l'ensemble du couvent et autonomes. Seule la mère de Saint-Etienne est de connivence et fait en sorte que ses filles ignorent tout de ce qui se passe ici. S'il en allait autrement, je ne vois pas comment nous pourrions recevoir des émissaires et en envoyer...

- Des émissaires ?

- Oui. La petite porte percée dans le mur de ce jardin et dissimulée par du lierre permet toutes les allées et venues. Maintenant, au travail ! Je vais vous apprendre à chiffrer un message.

Cette fois, Sylvie tombait des nues, mais il lui fallut finir par se rendre à l'évidence : la correspondance de la Reine avec ses amis de l'extérieur n'avait rien d'innocent et les " affaires de famille " que l'on faisait mine de traiter dans les lettres aux frères d'Anne d'Autriche, le roi d'Espagne et le Cardinal-Infant, relevaient de la haute trahison : on y exposait en langage codé tout ce qu'Anne pouvait apprendre des projets, même militaires, du Roi et de son ministre. En outre, s'il était normal d'écrire à ses frères, il l'était moins de correspondre avec l'ancien ambassadeur d'Espagne en France que Richelieu avait mis à la porte, le comte de Mirabel, installé à Bruxelles et qui ne lui tenait par aucun lien de parenté. Enfin, il y avait aussi l'Angleterre, par l'intermédiaire d'un ancien serviteur du cher Buckingham nommé Auger, actuellement secrétaire de l'ambassadeur anglais.

Quant au rôle de La Porte dans cette histoire, il était primordial. C'était par lui que l'on se procurait tout le matériel - encres sympathiques au citron et autres - que bien sûr il ne gardait pas au Louvre mais dans un petit logement qu'il avait à l'hôtel de Chevreuse -rue Saint-Thomas-dû-Louvre - dont son frère était le gardien. En outre, il portait aux différents intermédiaires, gentilshommes farouchement hostiles à Richelieu ou prêtres à la solde de la très catholique Espagne, les lettres que la Reine écrivait de sa propre main. Sylvie parlait et écrivait l'espagnol. On la chargea de transcrire à l'aide d'une grille quelques messages point trop compromettants. Elle s'en acquitta, non sans une inquiétude qu'elle confia à Hautefort :

- Est-ce que nous ne courons pas de grands risques ? Si les espions du Cardinal apprenaient le moindre détail de ce qui se passe ici, nous pourrions nous retrouver à la Bastille et la Reine elle-même...

- Auriez-vous peur ?

- Moi ? Et de quoi, mon Dieu ? fit tristement Sylvie en pensant à la fiole de poison qu'elle avait réussi à cacher dans le baldaquin de son lit au Louvre.

- À votre âge et quand on est charmante, on peut espérer autre chose de la vie que les murs d'une prison ?

- Je peux vous en dire tout autant.

L'Aurore redressa sa belle tête couronnée d'une masse de cheveux blonds et eut un sourire plein d'orgueil.

- Peut-être, mais moi j'aime la Reine et je suis prête à la servir jusque dans un cachot. Où elle n'irait pas, d'ailleurs. Le Roi se contenterait de la répudier comme il en rêve.