- Quel vilain bonhomme ! commenta Cinq-Mars quand on fut dans la cour. Je ne comprendrai jamais pourquoi le Cardinal, qui a tant de goût par ailleurs, se plaît à s'entourer de figures sinistres comme celle-là ou celle du père Joseph !

- Eh bien, et vous ? s'écria l'Aurore en riant. Vous êtes de ses intimes, non ? C'est à lui que vous deviez ce poste de maître de la garde-robe que vous avez eu le front de refuser ?

- J'apprécie que vous n'ayez point dit la folie car c'est, à mon sens, l'action la plus sage que j'aie jamais faite ! Un garçon de mon âge a besoin de liberté, de gaieté et aussi de vivre avec ses pareils.

- Les joyeux libertins du Marais, par exemple ?

- Pourquoi non ? Je me plais en leur compagnie...

- Et en celle d'une belle demoiselle dont on dit qu'elle est folle de vous.

Le visage du jeune homme s'empourpra, mais ce fut de plaisir :

- J'aimerais que vous disiez vrai. C'est une reine, une déesse...

- Peste ! Quel lyrisme ! Mais si vous tenez au bon état de vos relations avec le Cardinal vous devriez prendre garde : on dit qu'elle lui plaît.

- Il n'est pas le seul, tant s'en faut ! Mesdemoiselles, vous voici rendues au bercail, je vous baise les mains et vais à mes affaires !

Un profond salut, une pirouette, et le jeune homme avait disparu comme un feu follet. Les jeunes filles le suivirent des yeux puis, toujours escortées du page silencieux comme une ombre, elles se dirigèrent vers les appartements de la Reine dont les fenêtres éclairaient la grande cour. Il était tard. Depuis longtemps, les gardes de la porte avaient été relevés par les gardes du corps qui assuraient, la nuit, la protection des appartements. Le marquis de Gesvres en exerçait le commandement avec sévérité, mais les filles d'honneur savaient qu'il était possible d'entrer chez la Reine par le petit escalier dont elles faisaient usage chaque jour et qui reliait leurs quartiers et les anciens appartements de la reine mère à ceux d'Anne d'Autriche. On y entrait par une petite porte sur laquelle veillait un concierge débonnaire qui avait pour ces demoiselles de grandes complaisances.

La cour Carrée était calme, cette nuit, et les appartements du Roi obscurs. Dans la soirée, Louis XIII était parti pour Saint-Germain à la suite d'une brouille avec Mlle de La Fayette. Une brouille qui menaçait de durer car, le surlendemain, Louis XIII partait remettre de l'ordre en Normandie où le parlement faisait des siennes. C'était fréquent et il n'était pas d'année où une révolte ne se levât en un point quelconque de son royaume, mais il lui aurait fallu le don d'ubiquité pour être partout à la fois. Alors il allait au plus pressé, même quand l'absence lui déchirait le cour. Cette nuit, il pleurait sans doute dans son château de Saint-Germain à demi vide, cependant que les larmes de Louise devaient couler quelque part dans le Louvre...

Ignorant tout de ce nouveau drame, Marie et Sylvie allaient frapper à la petite porte quand celle-ci s'ouvrit brusquement. Deux hommes parurent, qui eurent un mouvement de recul à la vue des jeunes filles, mais aussitôt l'un d'eux se plaça devant son compagnon qu'il masqua en faisant jouer le volet de la lanterne sourde qu'il portait.

- Ah ! vous voici, mesdemoiselles ! Sa Majesté commençait à être en peine de vous. Allez vite la rejoindre car elle a ses nerfs. Quant à moi, souffrez que je vous laisse aller seules et que je raccompagne le médecin jusqu'au-dehors !

- Le médecin ? Qui est malade ? demanda Mlle de Hautefort.

- Dona Estefanilla ! Au souper, ce soir, elle a mangé des darioles à la crème presque jusqu'à étouffement. Il fallait la soigner sans tarder et la Reine n'a pas voulu que l'on se mette en quête d'un médecin royal. Bouvard, d'ailleurs, est à Saint-Germain. Je suis donc allé chercher rue de l'Arbre-Sec un médecin dont on dit grand bien, le docteur Dupré. Il a fait merveille et je le raccompagne.

- Pauvre Stéfanille ! rit Hautefort. Je lui ai toujours dit qu'elle était trop gourmande !

Sylvie, elle, ne disait rien, se contentant de regarder avec curiosité le médecin enveloppé jusqu'aux yeux dans un épais manteau noir tandis que le front disparaissait jusqu'aux sourcils sous un chapeau rond de bourgeois. Il ne dit mot mais tira avec impatience la manche de La Porte qui l'entraîna aussitôt.

- Drôle de médecin ! remarqua Sylvie. Pourquoi se cache-t-il ?

- Peut-être craint-il le froid dans la gorge. Venez, nous sommes en plein courant d'air !

Elle s'engouffra dans la petite antichambre, mais Sylvie resta encore un instant au seuil. La silhouette du médecin, qui dépassait son compagnon de toute la tête, l'allure surtout, lui paraissaient familières. Elle rejoignit rapidement sa compagne qui criait de plus belle au courant d'air.

La Reine était dans sa chambre, causant avec Stéfanille qui pour une malade semblait curieusement en forme. Il fallait que ce docteur Dupré fût un bien grand homme ! Toutes deux conversaient en espagnol mais, grâce à Perceval, Sylvie parlait le castillan et saisit au vol le dernier échange.

- Croyez-vous que ce que vous venez de faire soit bien prudent ? demanda la femme de chambre occupée à ôter les croissants de diamants qui ornaient la chevelure d'Anne.

- Je ne considère pas les choses comme toi. Notre ami part demain pour la Touraine au vu et au su de tous. J'ai pensé qu'il serait bon de lui confier une lettre pour mon beau-frère. Il doit savoir que le Cardinal vient d'envoyer encore une fois M. de Bautru à Sedan avec de nouvelles propositions pour tenter de ramener Monsieur le Comte à la raison [xvii].

- Je serais étonnée qu'il y arrive ! dit Marie de Hautefort avec son habituelle liberté d'action et de langage en revenant au français - elle comprenait l'espagnol mais le parlait mal -, Soissons a juré de ne se soumettre à l'obéissance qu'une fois Richelieu mort ou disgracié ! Celui-là aussi vous aime, Madame !

- Vous dites des folies ! À présent, petit chat, apprenez-moi comment s'est passée votre visite.

- Au mieux, Madame ! s'écria Marie. On a déployé tout son charme, on était enchanté et l'on espère bien renouveler un jour prochain un si grand plaisir ! Du moins c'est ce que je crois, car M. de Cinq-Mars et moi avons fait antichambre ! Sylvie est allée seule dans l'antre du tigre sous l'égide de la Combalet !

- Si vous la laissiez parler ?

- Il n'y a rien à reprendre, Madame, confirma Sylvie avec un sourire timide. Mlle de Hautefort traduit aussi bien que si elle avait été présente.

- Le Cardinal vous a demandé de revenir ?

- Oui, mais j'ai répondu que seule Votre Majesté pouvait en décider puisque je suis à elle.

- Et il ne vous a pas proposé d'être... à lui ? En secret tout au moins ?

- Pas si fou, Madame, intervint de nouveau

[xvii] De même que l'on appelait Condé Monsieur le Prince, on donnait à Soissons, cousin du Roi et prince du sang lui aussi, le titre de Monsieur le Comte sans autre ajout.

l'Aurore. Et pas la première fois : il s'est contenté d'offrir un marché.

- Un marché ? C'est à n'y pas croire ! Et quel genre s'il vous plaît ?

- Du genre matrimonial. Si Mlle de L'Isle accepte de revenir charmer ses sombres rêveries, Son Éminence promet qu'on ne parlera plus de la donner à M. de La Perrière.

La Reine se leva si brutalement que plusieurs de ses cheveux restèrent au peigne de Stéfanille. Ses yeux verts étincelaient d'une fureur qui lui blanchit les narines :

- Quelle audace ! Comme si le sort de cette enfant dépendait de lui seul ? Il devrait savoir qu'on ne " donne " pas l'une de mes filles d'honneur sans mon approbation. Encore moins à l'un de ces reîtres sans foi ni loi. Jamais, vous entendez Sylvie, je n'aurais accepté ce mariage, le Cardinal eût-il couvert d'or votre prétendant. C'est donc un marché sans objet qu'il a osé proposer et s'il veut vous entendre encore, c'est à moi, et non au Roi, qu'il devra le demander.

Lentement, Sylvie glissa à genoux, prit la main d'Anne et la porta à ses lèvres. Elle avait les larmes aux yeux.

- Merci, Madame ! De tout mon cour merci !

- Soyez-moi fidèle, petite, et vous n'aurez jamais à vous en repentir.

Il était plus que tard lorsque Sylvie, enfin, réussit à s'endormir. L'énervement d'une soirée inhabituelle sans doute, mais surtout il y avait la silhouette de ce médecin qu'elle ne parvenait pas à sortir de son esprit. Elle y réussit pourtant lorsqu'elle eut arrêté une décision et, le lendemain, pendant l'un des temps libres que lui laissait son service auprès de la Reine, elle sortit avec Jeannette sous prétexte d'aller acheter des gants chez Mme Lorrain qui en tenait commerce dans la rue Saint-Germain, une artère que coupait la rue de l'Arbre-Sec où officiait le " médecin " de La Porte.

- Il faut que tu me trouves l'adresse d'un certain Dupré qui aurait été appelé hier soir pour soigner dona Estefanilla, dit-elle à Jeannette. Tout ce que j'en sais est qu'il habite la rue qui passe juste derrière Saint-Germain-l'Auxerrois.

- Alors, le plus simple est d'entrer faire une prière. Il y a toujours là des femmes du quartier et ce serait bien le diable si je n'en trouve pas une qui me renseigne...

- Le diable ? Dans une église ? dit Sylvie horrifiée en se signant. Jeannette en fit autant mais se mit à rire :

- Ça m'a échappé ! Je dirai un Ave Maria de plus !

Les vêpres s'achevaient quand les deux femmes, enveloppées de leurs mantes à capuchon, pénétrèrent dans le vieux sanctuaire chargé d'histoire qui était la paroisse du Louvre et dont les cloches avaient sonné le tocsin de la Saint-Barthélémy. C'était une église magnifique et, lorsque l'on entrait sous ses voûtes que la mère de Louis XIII avait fait peindre en bleu d'azur avec semis de fleurs de lis d'or, on avait vraiment l'impression d'être dans un lieu magique. D'autant plus forte ce jour-là que l'église, la cérémonie achevée, se vida. Seul demeura le sacristain, occupé à éteindre les cierges de l'autel. Sans hésiter, Jeannette alla vers lui tandis que sa jeune maîtresse s'agenouillait pour une courte prière. L'entretien ne dura pas longtemps. Jeannette, au moyen d'une pièce de monnaie, n'eut aucune peine à obtenir une réponse qui, cependant, ne la satisfit pas et pas davantage Sylvie.