- Ne pouvez-vous envoyer l'un de vos écuyers s'installer dans une auberge de la ville que vous m'indiquerez ?

- Pourquoi pas moi, après tout ?

- Soyons sérieux ! Vous êtes beaucoup trop voyant, monsieur le duc. Un écuyer fera l'affaire.

- De toute façon, je ne serai pas loin ! Merci, ma chère petite ! Vous êtes un ange !

- Ce que c'est que grandir, tout de même ! Autrefois, c'était vous l'ange !

Et, tirant son mouchoir d'un geste gracieux pour l'agiter légèrement en signe d'adieu, Mlle de L'Isle s'en alla rejoindre le bataillon des filles d'honneur que l'annonce du départ changeait en volière caquetante.

CHAPITRE 5

RENCONTRES DANS LE PARC

Que le Roi souhaitât un peu plus d'intimité avec celle qu'il aimait, cela était certain, mais la politique n'était pas absente de la soudaine décision d'aller se geler dans un palais d'été quand on se fût trouvé aussi bien à Saint-Germain. Sylvie s'en convainquit en voyant s'ajouter au train royal, déjà fort imposant, la grande litière rouge qui servait au cardinal de Richelieu, miné par la maladie, pour ses déplacements. Plus spacieuse qu'un carrosse, cette grande machine rouge offrait toutes les commodités d'une chambre à coucher mais, ainsi entourée de gardes en casaque pourpre, elle impressionna désagréablement la jeune fille.

- Spectaculaire, n'est-ce pas ? fit Mlle de Hautefort qui voyageait dans la même voiture. Son Éminence possède à un point achevé le sens du décor et du drame. Il joue de sa pourpre en artiste. Sans doute parce qu'elle évoque celle du bourreau et qu'il aime à faire peur...

- Il n'y réussit que trop bien ! Mais je trouve le train royal magnifique.

C'était la première fois, en effet, qu'elle voyait se déployer autour des carrosses du Roi et de la Reine, les mousquetaires de M. de Tréville dont le rôle unique consistait à protéger le souverain dans tous ses déplacements et qui n'officiaient pas dans les appartements. C'étaient tous de superbes cavaliers et les casaques bleu France frappées de la croix fleurdelisée blanche sur rayons d'or, les plumes blanches des chapeaux gris, les robes assorties des chevaux offraient un spectacle d'une grande beauté.

La foule qui s'assemblait toujours quand le Roi partait en voyage leur réservait ses sourires et la chaleur de ses applaudissements et se montrait plus réservée pour les gardes du Cardinal. Quant aux chevau-légers et aux suisses, ils faisaient moins recette. Sylvie, enchantée du spectacle, battit des mains.

- On dirait que vous n'avez jamais vu de soldats ? remarqua Mlle de Chémerault avec aigreur. Vous réagissez en fille du peuple.

La moutarde monta aussitôt au nez sensible de l'interpellée.

- Pourquoi ? Les femmes du peuple sont-elles les seules à avoir du goût ? J'ai déjà rencontré des mousquetaires isolés, mais l'ensemble est vraiment admirable.

- Peuh ! Des soldats...

- Si vous préférez les prêtres, cela vous regarde, coupa Marie de Hautefort. Je vous rappelle que les mousquetaires sont tous gentilshommes et que quelques-uns sont de ma parenté. Alors, retenez votre langue de vipère ! Et Mlle de L'Isle a raison : ils sont splendides, comme disent les Anglais.

Préférant ne pas entrer en conflit avec la dame d'atour, la Belle Gueuse se tourna vers Mlle de Pons, laissant Sylvie et Marie libres de reprendre leur conversation.

- En résumé, dit la petite, qu'allons-nous faire à Fontainebleau ? Le savez-vous ?

- Oui. Nous courons après Monsieur, en quelque sorte. L'an passé, tandis que le Roi bataillait avec une valeur admirable à la tête de ses armées pour renvoyer l'Espagnol dans ses Flandres, Monsieur et le comte de Soissons, son fidèle satellite, s'étaient mis en tête une fois de plus d'assassiner le Cardinal. Or, fidèle à ses vieilles habitudes, le moment venu, Monsieur a pris peur et a dénoncé tout le monde. De retour à Paris, le Roi a convoqué son frère et son cousin pour leur demander quelques explications mais Monsieur a préféré s'enfuir à Orléans, dans " sa " ville ducale, tandis que Soissons battait en retraite vers Sedan où le duc de Bouillon lui a offert toute la compréhension désirable. Pour ce que j'en sais, Monsieur devrait rejoindre son cousin et madame sa mère qui se serait mise en route pour Sedan elle aussi.

- Mais Fontainebleau, c'est loin d'Orléans ?

- C'est une avancée qui peut laisser supposer à Monsieur qu'il pourrait bien voir le Roi son frère apparaître sous ses murs avant longtemps.

- Dans ce cas, des soldats auraient suffi ? Pourquoi la Reine et toute la Cour ?

- Pour que Monsieur ne s'effarouche pas une fois de plus. Il faut avant tout l'empêcher d'aller rejoindre Soissons et Bouillon dans les Ardennes où ils ont toute latitude de s'entendre avec les Espagnols...

Sylvie regarda sa compagne avec admiration :

- Comment savez-vous tout cela ?

Mlle de Hautefort tapota d'un air indulgent la main de la jeune fille.

- Je vous l'expliquerai plus tard. En outre, si le Roi emmène tout son monde, c'est aussi parce qu'il ne veut plus être séparé un seul jour de La Fayette. La Reine ne s'y est pas trompée qui l'a prise dans sa voiture.

- Sa Majesté n'est pas jalouse ?

- Si. Cela fait partie du caractère espagnol. On est jaloux par tradition, là-bas ! Mais elle estime plus judicieux de surveiller la donzelle de près que de lui laisser la bride sur le cou.

Ainsi qu'il était prévu, on s'arrêta ce soir-là près de Mennecy, dans le château construit à la fin du siècle précédent par le secrétaire d'État Neuville de Villeroy, le mauvais état des chemins et la brièveté des jours ne permettant pas d'effectuer d'une seule traite le trajet de Fontainebleau. La halte ne fut pas agréable. Si vaste que fussent château et communs, ils étaient un peu exigus pour un bon millier de personnes. Certes, on ne manqua ni de feu ni de nourriture mais, entassées dans quatre chambres, les filles d'honneur passèrent une nuit peu confortable. Encore dut-on s'estimer heureuses que le Cardinal eût choisi de faire étape dans son château de Fleury.

- Sinon, remarqua Anne d'Autriche avec une ironie acerbe, mes filles eussent sans doute couché dans la paille d'une grange. Quelle idée, mon Dieu, de nous envoyer sur les grands chemins par cet affreux temps d'hiver !

La Reine avait ses nerfs. Ce soir-là, Sylvie fut invitée à chanter pour elle et, ayant reçu permission de choisir à son gré, interpréta sa chanson préférée, une vieille romance apprise de Perceval qui lui aussi l'aimait beaucoup :

L'amour de moy si est enclose L'est dans ce joli jardinet Où croît la rosé et le muguet Et aussi fait la passerose...

La voix de Sylvie était d'une limpidité de cristal. Bientôt, tous furent sous le charme et plus encore la Reine. Quand la chanson fut finie, elle posa sa main sur la tête couleur de châtaigne de l'adolescente :

- Il m'avait bien semblé chez Mme de Vendôme, petit chat, que vous chantiez comme un ange. Je ne la remercierai jamais assez de vous avoir donnée à moi...

C'était le premier instant de chaleur entre les deux femmes. Sylvie en éprouva un vif plaisir qui se traduisit par un sourire :

- Votre Majesté veut-elle entendre autre chose ?

- Vous chantez aussi en espagnol m'a-t-on dit?

- Oui, Madame. Je puis chanter la " Chanson de la Vierge " du seigneur Lope de Vega, ou encore...

- Non, dit la Reine. Pas de chanson de mon pays aujourd'hui. Le Roi est notre trop proche voisin et cela pourrait lui déplaire. Répétez plutôt cette si jolie romance...

- Ne croyez-vous pas, Madame, proposa Marie de Hautefort, qu'il serait agréable au Roi de l'entendre ? Il aime la musique et plus encore les jolies voix.

Le regard de la jeune fille alla chercher Louise de La Fayette qui regardait distraitement par une fenêtre. Elle était jusqu'à présent la meilleure musicienne parmi toutes les filles d'honneur et Louis XIII aimait à l'écouter.

- Il ne veut entendre qu'une seule voix, murmura la Reine, reprise par ses préoccupations. Nous serions mal venues. Plus tard, peut-être...

Sylvie répéta sa chanson, chanta encore le " Lai du Rossignol ", puis ce fut tout pour ce soir-là. La Reine se retira dans sa chambre, procéda à son coucher, puis chacune regagna le lit plus ou moins de fortune qui l'attendait. Cependant, avant qu'elle quitte la chambre, Stéfanille retint Sylvie. C'était un geste tout à fait exceptionnel. La vieille femme de chambre castillane considérait le troupeau des filles d'honneur comme autant de suppôts de Satan et leur opposait en général une mine farouche qui n'adoucissaient pas ses sévères vêtements noirs. Cette fois, ses lèvres minces esquissèrent ce qui pouvait passer pour un sourire avec quelque imagination.

- Vous avez fait du bien à la Reine, chuchota-t-elle. C'est une bonne chose mais cela ne suffit pas. Je veux savoir si vous l'aimez.

- Qui donc ?

- La Reine. Elle a grand besoin qu'on l'aime.

- Lorsque je suis arrivée, l'autre jour, au Louvre, j'ai juré d'être fidèle et dévouée. Je ne sais pas encore si je l'aime mais je crois que cela viendra.

- Vous êtes franche. En ce cas, nous nous entendrons...

Et Stéfanille retourna vers le lit de sa maîtresse dont elle venait de fermer les rideaux et se pencha à l'intérieur pour dire quelque chose que Sylvie n'entendit pas.

Le lendemain soir, en arrivant à Fontainebleau, on trouva le palais prêt à recevoir ses habitants. Les fourriers du Roi avaient fait du bon travail. Il y avait du feu dans les cheminées, chaque chose était à sa place. Chacun s'installa avec satisfaction, Sylvie comme les autres. L'immense demeure construite par François Ier dans un magnifique environnement de forêts et d'étangs la séduisit d'emblée. Elle se demanda même pourquoi les rois de France s'obstinaient à passer la mauvaise saison dans le vieux Louvre sombre et grincheux, alors que même l'hiver était plus agréable ici que là-bas. Les arbres givrés, les grands tapis de neige fine qui épousaient si bien les dessins des jardins, tout cela l'attirait : elle comptait bien y retrouver le plaisir goûté naguère dans les jardins d'Anet et de Chenonceau. Aussi, dès le lendemain, profitant de ce qu'elle n'était pas de service, Sylvie prit une mante épaisse doublée de vair, chaussa des bottines, mit des gants et s'en alla visiter les environs sans prévenir personne par crainte que l'on voulût l'accompagner. Or, elle avait très envie d'être seule, jugeant qu'on ne découvre vraiment les choses que tête à tête avec soi-même. Du moins le pensait-elle, ignorant encore que ce pouvait être tellement plus agréable à deux.