- Deux ? Mais les autres filles d'honneur...

- ... ne valent pas grand-chose hormis La Fayette, assez courageuse pour s'opposer ouvertement au Cardinal. Les autres, surtout la Chémerault, sont à sa solde ou trop sottes pour avoir même une opinion. Il y a aussi Suzanne de Pons, mais celle-là regarde vers la Lorraine et ne songe qu'à épouser le duc de Guise dont elle est la maîtresse...

En quittant Sylvie, Marie de Hautefort n'était pas loin de remercier le Ciel de lui avoir envoyé une aide, si petite fût-elle, mais fiable à n'en pas douter. Qu'elle fût la pupille de Mme de Vendôme était une garantie en soi, qu'elle fût en outre amoureuse de Beaufort était inespéré. Il y avait toujours tant de courrier secret à acheminer que La Porte et elle-même n'y suffisaient plus. Oui, la petite de L'Isle était la bienvenue. Sans compter qu'elle était charmante et, surtout, transparente !

De son côté, Sylvie entreprit d'aider Jeannette à ranger ses vêtements et à donner un tour plus aimable à leur minuscule appartement composé d'une chambre pas trop grande et d'un réduit où s'établirait sa suivante. Sa conversation avec " l'Aurore " l'avait réconfortée car elle s'était sentie un peu perdue quand Mme de Vendôme était repartie. Le Louvre antique, solennel, à la fois luxueux et réfrigérant lui avait fait regretter dès l'abord le vaste hôtel du faubourg Saint-Honoré, construit sous Charles IX sans doute mais remis au goût du jour et qui faisait partie de la dot de Mme de Vendôme lorsqu'elle avait épousé César. La vie n'y était pas très gaie puisque, depuis dix ans, le duc César n'avait pas obtenu la permission d'y remettre le pied et que l'on y entendait plus de prières et de chants religieux que d'ariettes. L'atmosphère ultra-pieuse tenait aussi au voisinage immédiat de l'austère couvent des Capucines, construit vers les années 1620 par la duchesse de Mercour avec les fonds légués par sa belle-sour, la reine Louise de Vaudémont-Lorraine, veuve d'Henri III. Un couvent qui entrait pour beaucoup dans la répugnance que Sylvie manifestait à ce genre d'établissements car c'était sans doute le plus sévère de France et de Navarre : les nonnes y marchaient pieds nus, été comme hiver, ne mangeaient jamais de viande ni de poisson, faisaient pénitence à longueur d'année, et l'on disait que les premières filles entrées là pour l'inauguration y étaient arrivées en procession et couronnées d'épines.

Les relations étroites entre le couvent et l'hôtel de Vendôme n'égayaient pas l'atmosphère mais, pour Sylvie, c'était tout de même " la maison ", l'endroit où vivaient les trois femmes qu'elle aimait le plus au monde : la chère Elisabeth, sérieuse et un peu grave mais si bonne, la duchesse et l'excellente Mme de Bure. Sans compter Jeannette qui allait maintenant, à elle seule, représenter tout ce monde !

Mlle de L'Isle devait à son jeune âge et au fait d'appartenir presque à une famille princière la faveur d'avoir auprès d'elle sa propre femme de chambre.

- Me voilà devenue duègne ! disait celle-ci en riant, mais pas autrement effrayée par l'idée de vivre désormais dans des châteaux royaux. À vingt-quatre ans, Jeannette était une grande fille solide au visage avenant et volontiers rieur. Elle n'avait rien perdu de sa prodigieuse mémoire sur laquelle les Vendôme comptaient un peu pour recueillir les bruits de couloir, les potins de palais dont la connaissance pouvait présenter une grande utilité. Une circonstance que Jeannette ignorait. Son devoir, aujourd'hui comme hier, était de veiller à la santé physique et morale de Mlle de L'Isle et, au milieu des tentations des résidences royales, de garder pure et sans tache la foi jurée à Corentin Bellec. Pour l'heure, vêtue de beau drap d'Usseau gris foncé avec manchettes, collet et coiffe en fine toile blanche lisérée d'une étroite bande de dentelle, Jeannette s'apprêtait à faire bonne figure parmi le peuple des serviteurs du Louvre.

Ce fut le lendemain de son arrivée que Sylvie revit François.

Comme la veille, Anne d'Autriche tenait cercle dans son grand cabinet et le temps était toujours aussi mauvais mais, le Roi étant rentré chez lui, les dames étaient plus nombreuses que la veille et plusieurs gentilshommes les accompagnaient.

Le grand sujet de conversation était Le Cid que beaucoup avaient déjà vu et portaient aux nues.

- C'est une merveille à nulle autre pareille, proclamait Mme de Guéménée qui, en dépit de ses quarante-cinq ans, vivait une vie amoureuse intense. Jamais on ne porta sur les tréteaux pareille noblesse de sentiments. J'ai cent fois cru mourir de tendresse et d'admiration.

- Mme de Rambouillet s'y est rendue hier avec sa fille et toute sa compagnie, renchérit le vieux duc de Bellegarde - soixante-quinze ans et toujours amoureux de la Reine -, et aujourd'hui, dans la Chambre bleue d'Arthénice [xv] tout est au Cid !

- Sauf M. de Scudéry ! coupa la princesse de

[xv] Anagramme de Catherine, prénom de la marquise de Rambouillet qui était en quelque sorte la reine des Précieuses.

Conti. Il trouve la pièce mal construite, mal écrite et irrégulière. Hier, en sortant du théâtre du Marais, il clamait qu'il allait adresser à l'Académie ses observations ! À la surprise indignée de Mme de Rambouillet. Elle lui a dit qu'il n'y entendait rien et qu'elle ne l'aurait jamais cru à ce point privé de goût. Le pauvre homme en pleurait presque, d'autant que sa sour, Mlle de Scudéry, se rangeait au parti de la marquise, mais il a tenu bon. Pour lui, la pièce ne vaut rien ! Mme de Guéménée éclata de rire :

- La bonne farce ! Le pauvre Scudéry, outre que ses ouvres n'obtiendront jamais pareil succès, craint surtout les nuages qui doivent s'amonceler du côté du Palais-Cardinal ! Son Éminence, auteur lui-même, ne goûte guère sans doute le triomphe d'un de ceux à qui il a fait l'honneur de les appeler à collaborer à ses propres pièces.

- Oh ! madame ! protesta Mme de Combalet, une jolie veuve qui était nièce de Richelieu et dont on prétendait même qu'elle était un peu plus, Son Éminence possède un trop bon jugement et un trop grand respect des belles-lettres pour ne pas s'incliner devant un tel talent, sanctionné d'ailleurs par les voix de la Renommée. Noblesse, bourgeoisie et peuple, tous se précipitent au théâtre du Marais et sortent éblouis.

- On voit bien, madame, que vous lui tenez de près. L'affection ne saurait discerner certaines faiblesses... et les plus grands hommes en ont.

La Reine intervint :

- Mesdames, mesdames ! Ne laissez pas la passion vous emporter ainsi. J'ai, moi, les meilleures raisons de croire Mme de Combalet. C'est le Cardinal lui-même qui a averti le Roi, lorsqu'il était à Saint-Germain, de la valeur de cette pièce en lui conseillant de faire venir les comédiens ici pour nous la donner. C'est donc bien la preuve de sa satisfaction, dit-elle d'un ton las.

- Ou de son intelligence, reprit Mme de Guéménée. Il est difficile d'aller contre l'engouement de tout Paris. Même s'il pourrait alléguer qu'une pièce glorifiant un héros espagnol est mal venue quand nous sommes en guerre incessante avec l'Espagne...

- Mon oncle ne mélange jamais les arts et la politique. D'ailleurs, l'Espagne n'est-elle pas à la mode depuis quelque temps ? Manteaux, coiffures, chapeaux, romances, pavanes et autres danses. Nous aimons à nous inspirer de l'Espagne et c'est normal puisqu'il s'agit du pays de notre reine bien-aimée, conclut Mme de Combalet avec une révérence dont Anne d'Autriche ne lui parut pas beaucoup plus reconnaissante que de sa tirade. Elle eut un imperceptible haussement d'épaules et appela Sylvie auprès d'elle d'un signe de la main :

- Je serai sensible à tout cela quand la paix reviendra enfin entre nos deux pays. Pour le moment, la reine de France se plaît à entendre des chansons françaises et voici Mlle de L'Isle, tout nouvellement admise au nombre de mes filles d'honneur, qui va nous en chanter une...

- En s'accompagnant à la guitare, si je ne me trompe, fit Mme de Combalet qui semblait tenir à avoir le dernier mot...

- Pourquoi non ? Mlle de L'Isle chante comme un ange et touche joliment de son instrument. Un symbole en quelque sorte ! L'accord parfait que nous souhaitons, le Roi et moi ! Prenez place, mon enfant, ajouta la Reine en désignant un coussin posé à ses pieds Qu'allons-nous entendre ?

- Ce qu'il plaira à Votre Majesté, murmura Sylvie en commençant à accorder son instrument.

Mais il était écrit qu'elle ne chanterait pas ce soir-là. L'huissier préposé à la porte lorsque la Reine recevait lança d'une voix forte :

- Madame la duchesse de Montbazon... Monsieur le duc de Beaufort !

La main de Sylvie comprima les vibrations de la guitare comme si elle voulait en même temps calmer celles de son cour. Un cour qui tout à coup se glaça tant était éclatant et merveilleusement assorti le couple qui s'avançait. François, à son habitude, était d'une grande élégance : pourpoint et chausses de velours noir brodé d'or avec des crevés de satin blanc et des doublures de satin écarlate, un grand col de dentelle étalé sur ses larges épaules et, sur le feutre qu'il tenait d'une main désinvolte, moussaient des plumes blanches fixées par un cordon de soie rouge. Son autre main qu'il levait haut tenait celle d'une dame extraordinairement belle : grande, brune avec un teint très blanc et de magnifiques yeux bleus, des lèvres rondes et charnues faites pour le baiser. Vêtue de brocart écarlate et de satin blanc, un collier de diamants et de rubis étalé sur une gorge ravissante, elle composait avec son compagnon un couple d'une rare élégance. Ils vinrent saluer la Reine, lui balayant le tapis de ses plumes blanches, elle y étalant sa robe comme une énorme fleur.

Le salut fut reçu diversement : Beaufort eut droit à un beau sourire qui se fit un peu plus mince pour la jeune femme.