L'entrée tumultueuse de la duchesse et de Sylvie arrêta la lecture et amena un sourire sur le visage soucieux de la souveraine. Non sans raison : la guerre faisait toujours rage entre la France et l'Espagne, son cher pays. L'année précédente, tout le nord de la première avait été envahi et les troupes du Cardinal-Infant, frère d'Anne, s'étaient avancées jusqu'à Compiègne. Paris n'avait échappé que par un extraordinaire sursaut national qui avait lancé sa population mâle à la chasse aux Espagnols. Le danger était passé à présent mais on avait eu chaud. Tout le monde... sauf la reine de France qui ne souhaitait rien tant que la victoire de sa famille et s'efforçait de lui apporter toute l'aide possible par le truchement d'une correspondance secrète passant par la duchesse de Chevreuse, sa vieille amie, toujours exilée en Touraine, et par certains de ses " admirateurs ". À l'heure où Sylvie entrait chez elle, Anne commençait à sentir les effets de la peur : son mari ne l'aimait plus et se méfiait d'elle ; quant à Richelieu, il la détestait pour deux raisons : d'abord parce qu'il sentait en elle une ennemie de cette France qu'il voulait si grande et ensuite pour l'avoir peut-être trop aimée quelques années auparavant. Et peut-être encore maintenant...

Il est vrai qu'à trente-cinq ans Anne d'Autriche demeurait très belle et surtout lumineuse. Blonde aux yeux verts, à la chair pulpeuse, elle n'avait rien d'une Espagnole selon la tradition. Sa peau satinée, son teint éclatant étaient de ceux qui ne prennent pas les ombres. Sa bouche ressemblait à une cerise, petite et ronde, avec un léger débordement de la lèvre inférieure dénonçant le sang Habsbourg. Sans être grande, elle savait être majestueuse. Quant à son corps, ses bras et surtout ses mains, ils étaient la perfection même. Une très jolie femme qui, mariée depuis vingt ans, n'avait offert à son époux que des fausses couches...

Sylvie l'avait déjà vue, pourtant elle fut éblouie et pensa, tout de suite, qu'elle allait l'aimer. Peut-être à cause de cette voix douce qu'elle avait et du rire léger, un peu moqueur mais sans méchanceté, dont elle salua la révérence des deux arrivantes :

- Voici donc la jeune fille ! s'écria-t-elle. Mais où donc l'avez-vous emmenée, duchesse ? Patauger aux berges de la Seine pour secourir les miséreux ?

- C'est presque cela, ma sour. En venant ici, nous avons dû passer, la rue d'Autriche étant impraticable, par la Croix-du-Trahoir où se faisait une exécution. L'homme que l'on allait rouer avait un fils, un enfant de dix ans qui pleurait et suppliait le Lieutenant civil de lui faire grâce. Celui-ci l'a traité fort brutalement et allait le laisser fouler aux pieds de son cheval quand Mlle de L'Isle s'est jetée à son secours et a reproché à ce vilain personnage sa cruauté. Voyant qu'elle risquait d'être maltraitée elle aussi, je m'en suis mêlée. Votre Majesté en voit ici le piteux résultat.

- Et cet enfant ? demanda Mlle de La Fayette, une jolie brune aux yeux doux qui sourit à Sylvie, qu'est-il advenu de lui ?

- Il a fait la seule chose intelligente qu'il pouvait faire : il s'est glissé dans la foule, mais sans oublier d'emporter la bourse de sa bienfaitrice.

Le rire de la Reine résonna de nouveau, avec une gaieté un peu perdue depuis quelque temps :

- Voilà une charité bien mal payée, mais nous verrons à réparer ce petit dommage causé à l'une de nos filles puisque, désormais, vous êtes nôtre, Mlle de L'Isle, et vous m'en voyez fort heureuse : j'aime que l'on écoute avant tout son cour. Vous me servirez bien, n'est-ce pas ?

Sylvie plongea de nouveau dans la révérence :

- Je suis tout entière au service de Votre Majesté, murmura-t-elle en rougissant, d'un ton de sincérité qui fit sourire la Reine.

- Voilà qui est agréable à entendre dit celle-ci en lui offrant sa main sur laquelle la jeune fille posa un baiser un peu tremblant. Vous nous montrerez demain comment vous touchez de la guitare. En attendant, vous serez menée tout à l'heure à l'appartement des filles d'honneur où votre place est préparée. Mais, ajouta-t-elle en se tournant vers Mme de Vendôme, parlez-moi un peu, ma chère Françoise, de ce nouveau Lieutenant civil !

- C'est que je n'en sais rien, Madame. Je le voyais pour la première fois...

- Moi je peux en parler, dit Mme de Senecey, mais il est étonnant que Votre Majesté n'ait jamais entendu prononcer le nom du sieur de Laffemas, l'une des pires créatures du Cardinal. Il est aussi laid que cruel.

- Là ! là ! ma chère Senecey, un peu de charité ! Même Son Éminence y a droit, dit la Reine avec un coup d'oil en direction du groupe des filles d'honneur auquel Sylvie venait de se joindre, conduite par Mlle de La Fayette qui faisait les présentations. L'une d'elles, Mlle de Chémerault, y avait été intégrée à la demande du Cardinal. Autant dire qu'elle avait été imposée.

- Je n'en dis pas de mal, Madame. Il est bien évident qu'un ministre doit être servi, mais il y a tout de même serviteurs et serviteurs. Savez-vous qu'on a surnommé celui-là le Bourreau du Cardinal ?

Le nom fit son effet : un frisson passa sur toutes ces femmes à l'évocation de l'homme rouge que l'on voyait un peu trop souvent ces temps-ci au bord des échafauds, croisant sur sa poitrine ses bras aux muscles épais. Même les plus courageuses - et la Reine était de celles-là - sentirent leur gorge se serrer.

- Mon Dieu, mais quelle horreur ! s'exclama Anne d'Autriche. D'où sort donc ce personnage ?

- D'une bonne famille du Dauphiné, Madame. Des huguenots anoblis par le feu roi Henri. Le père, qui fut son premier valet de chambre, n'était pas sans valeur. Il s'intéressait à l'économie du royaume. Il a favorisé le développement d'industries de luxe comme le cuir, les tapisseries et surtout la soie. Grâce à lui, on a planté des quantités de mûriers.

- Tout cela est champêtre en diable ! s'écria Mme de Guéménée. Comment le fils en est-il venu à se faire pourvoyeur de gibets ?

- Le goût du sang, peut-être. C'est un robin qui se veut incorruptible et froid comme la mort : ces belles qualités ont dû séduire le Cardinal...

- Mais comment savez-vous tout cela, ma bonne ? demanda la Reine. Vous ne fréquentez tout de même pas cette sorte de gens ?

Mme de Senecey détourna la tête, soudain gênée :

- Un mien cousin a eu maille à partir avec lui... pas pour son bien, le malheureux. Il faut dire que ce Laffemas fut intendant de Champagne, de Picardie et des Trois-Évêchés [xiv]. Et, vous ne l'ignorez pas, mesdames, les révoltes sont fréquentes chez les paysans accablés d'impôts. Les répressions menées par cet homme sont impitoyables. Pires peut-être que celles de son collègue Laubardemont, l'intendant du Poitou qui, voici trois ans, fit périr le curé de Loudun, Urbain Grandier. Et maintenant, ce monstre, couvert par la robe rouge du Cardinal, tient Paris sous sa griffe... Que le Ciel lui vienne en aide ! ajouta la dame d'honneur en se signant précipitamment.

Tout à coup, l'atmosphère était devenue irrespirable. La Reine allait peut-être demander à Sylvie de donner un échantillon de son talent quand, peu après que la cloche de la Samaritaine, relayée par celle de Saint-Germain-l'Auxerrois, eut sonné quatre heures, un grand bruit de cavalcade,

[xiv] Metz, Toul et Verdun.

d'ordres lancés et de claquements de hallebardes emplit le palais. Presque aussitôt, La Porte parut :

- Le Roi, Madame !

- Il rentre de Saint-Germain ? Déjà ?

Apparemment le temps ne pesait guère à la souveraine quand son époux était absent. La Porte haussa les épaules dans un geste d'ignorance :

- Il y paraît, Madame ! La chasse est pénible par ce temps et le Roi peut-être s'ennuyait...

Anne se contenta de sourire mais son regard vert glissa sur Louise de La Fayette dont chacun à la Cour savait qu'elle inspirait à Louis XIII un très grand amour et que, s'il s'ennuyait à Saint-Germain, c'était sans aucun doute parce que, sa femme ayant refusé de se déplacer par ce temps affreux, il avait été privé trois jours durant de la présence de l'aimée. La jeune fille, d'ailleurs, était devenue écarlate et s'écartait un peu de ses compagnes dont les mines confites ne pouvaient que lui déplaire.

Quelques instants plus tard, le Roi était là, le visage rougi par le froid, apportant dans ses vêtements l'odeur de la neige et du brouillard. La révérence étala en cercle sur les tapis les robes brillantes de toutes les dames. Sauf, bien sûr, celle de la Reine demeurée assise dans son fauteuil.

Il était entré d'un pas vif, précédant ses gentilshommes, vint baiser la main de sa femme et salua les dames à la ronde.

- Je gage, dit-il, que vous étiez toutes occupées de cette pièce que les comédiens du Marais ont donnée avant-hier pour la première fois et qui remporte un franc succès ?

- Pourquoi devrions-nous en être occupées à ce point, Sire ?

- Mais parce que c'est une pièce espagnole, Madame. Écrite par un Normand sans doute mais tout entière de votre pays. M. Corneille la nomme Le Cid. Il paraît que c'est admirable.

- Eh bien, fit la Reine mi-figue mi-raisin, on en apprend des choses à Saint-Germain !

- Monsieur le Cardinal dont vous savez la part qu'il prend à tout ce qui touche l'art théâtral m'a envoyé un courrier à ce sujet, ajoutant à ses louanges que vous auriez sans doute le plus grand plaisir à voir ce spectacle. Aussi comptais-je demander dans un jour proche au sieur Mondory de venir nous donner ici la comédie... Ah ! madame de Vendôme, je ne vous avais pas vue !

- Je reconnais bien volontiers, Sire, que je manque d'éclat alors que cette assemblée, elle, n'en manque pas.

- Ne soyez pas trop modeste. J'ai toujours plaisir à vous voir. Je suppose que vous êtes venue intéresser la Reine à l'une de vos charités ?