- Tire-toi de là, la fille ! grinça-t-il, si tu ne veux pas recevoir le même traitement et si...
Un cri d'indignation lui coupa la parole. Mme de Vendôme et son cocher entraient en scène. Tandis que le second portait secours à Sylvie et à son protégé, la première apostrophait le vilain personnage, déjà soutenue par la foule qui apprécie toujours les beaux gestes :
- Je ne sais pas qui vous êtes, monsieur, mais vous n'êtes pas gentilhomme, cela se voit. On ne s'adresse pas ainsi à une noble dame. Mlle de L'Isle est fille d'honneur de Sa Majesté la Reine et moi, je suis la duchesse de Vendôme.
Cette fois, l'homme se découvrit, mais sans mettre pied à terre.
- Je suis le nouveau Lieutenant civil de Paris, madame la duchesse. Isaac de Laffemas pour vous servir... et vous donner un respectueux conseil : enlevez de là cette jeune fille ! Poursuivez votre chemin et laissez-moi faire mon office. Quant à ce garçon...
Sans doute celui-ci n'avait-il pas trop de mal car il se relevait, non sans poser, au passage, un baiser rapide sur le gant de Sylvie. Puis, vif comme une anguille, il se glissa dans la foule qui se referma sur lui, protectrice. Cependant, Mme de Vendôme et Sylvie remontaient en voiture, suivies par le regard immobile du Lieutenant civil qui fit faire place pour que le carrosse pût reprendre son chemin. C'est seulement une fois assise que Sylvie s'aperçut qu'on lui avait volé sa bourse. Elle en eut l'air si déconfit que la duchesse éclata de rire :
- Voilà ce que c'est, dit-elle, que d'exercer la charité sans discernement. Ce jeune bandit s'est trouvé de quoi survivre et nous voilà toutes deux crottées comme des ribaudes ! La belle entrée que nous allons faire chez la Reine !
Sylvie leva sur elle de grands yeux qui retrouvaient peu à peu leur gaieté, puis haussa les épaules en essayant de réparer avec son mouchoir le plus gros des dégâts subis par ses vêtements.
- Pardonnez-moi, madame, mais je ne regrette rien. Si les quelques pièces qu'il m'a prises peuvent aider ce petit à subsister, j'en remercierai Dieu !
- Ma parole, vous parlez comme monsieur Vincent lui-même s'il se trouvait en pareille circonstance, fit-elle en lui tapotant la joue. Je suis contente de vous : au milieu des tentations de la Cour vous saurez garder votre honneur et votre dignité. Et souvenez-vous bien : vous n'aurez là qu'une seule maîtresse : la Reine. À elle seule vous devez obéissance aveugle. Vous m'avez bien comprise ? Aveugle !
- Soyez assurée, madame la duchesse, que je n'oublierai pas.
Le détour n'avait pas beaucoup retardé les deux femmes. On longeait maintenant la rue des Fossés-Saint-Germain et, par-dessus les toits et tourelles de l'hôtel d'Alençon, on apercevait déjà les grandes tours du château royal. Mme de Vendôme se pencha pour poser une main rassurante sur celles de Sylvie.
- Courage, mon enfant, nous arrivons ! Vous verrez que les logis sont moins funèbres que les bâtiments d'entrée ne le laissent supposer. Quant elle est arrivée à Paris, peu après son mariage avec le roi Henri IV, la reine Marie - que Dieu veuille prendre en pitié dans le dénuement où son fils la laisse à Cologne ! - a rénové les appartements et y a porté beaucoup du faste florentin où elle était habituée...
La mise au point était la bienvenue. En effet, les abords étaient ceux d'une forteresse plutôt que d'un palais : les bâtiments enduits d'une crasse noirâtre, les tours massives, les fossés emplis d'une gelée bourbeuse, ce qui en neutralisait un peu l'odeur, le pont-levis et la première enceinte extérieure crénelée et jalonnée de tourelles n'avaient rien d'accueillant. Entre cette muraille et les fossés se trouvaient les deux jeux de paume à laquelle, de tout temps, les rois et leurs entours avaient aimé se livrer.
L'accès du Louvre étant libre pourvu que l'on fût convenablement vêtu et que l'on n'arborât pas une mine trop patibulaire, il y avait foule, un flot incessant qui franchissait le pont-levis dans les deux sens. En principe, seule la famille royale pouvait pénétrer dans la cour en carrosse et les princes de sang à cheval mais, quand le temps était mauvais, les princesses étaient autorisées à franchir en voiture le long passage noir et voûté donnant accès à la vaste cour. Ainsi du carrosse de Mme de Vendôme, princesse du sang de la main gauche mais princesse du sang tout de même.
- Mon Dieu, madame ! Y a-t-il toujours autant de monde ? s'écria Sylvie un peu effrayée en constatant que leur voiture voguait sur un flot humain.
- Toujours ! Même quand le Roi est absent comme aujourd'hui...
En effet, les gardes-françaises en habits bleus à parements rouges avaient fort à faire pour contenir un monde coloré et hétéroclite composé surtout d'hommes sur la tête desquels moutonnaient, en couleurs variées, des plumails qui avaient dû nécessiter la collaboration d'un troupeau d'autruches. On voyait là des élégants couverts de soie et de rubans, des financiers arborant de riches pelisses, des nouvellistes en quête de potins, des provinciaux venus dans l'espoir d'apercevoir le descendant de Saint Louis, des étrangers aussi et bien entendu des courtisans qui à défaut du Roi pouvaient se rabattre sur la Reine. Les gardes s'efforçaient d'en faire refluer la plupart vers la porte de Bourbon où les archers de la prévôté en hoque-ton bleu chargés des portes refoulaient sans ménagements des visiteurs moins huppés. Les autres se voyaient confiés aux suisses puis, aux portes royales, aux gardes du corps.
La nouvelle venue fut surprise de constater qu'en fait, le gros appareil féodal du palais habillait surtout la façade d'entrée. En face et le long de la Seine, des bâtiments plus modernes avaient été construits par les rois Henri II, Charles IX, Henri III et Henri IV. Quant à l'aile nord, où l'on avait abattu la tour de la Librairie et celle de la Grande-Vis, elle n'était plus qu'un vaste chantier que la température mettait momentanément en sommeil. L'architecte Lemercier, qui venait d'achever le Palais-Cardinal [xiii], où logeait Richelieu, et d'entreprendre la construction de l'église de la Sorbonne en était chargé.
Évitant le Grand-Degré ou escalier Henri II menant à la Grande Salle et aux appartements du Roi, le carrosse de la duchesse choisit l'accès au Petit-Degré par où l'on montait chez la Reine. Au moment de descendre, Sylvie osa poser sa main sur celle de la duchesse :
- Pardonnez-moi, madame, mais je voudrais savoir...
- Et quoi donc ?...
- Je... j'ai un peu peur ! Je ne me sens pas digne d'un si grand honneur, n'étant ni très belle, ni très noble, ni très brillante, ni...
- Vous choisissez bien mal votre moment pour vous faire répéter ce qu'on vous a déjà dit. La
[xiii] Aujourd'hui le Palais-Royal.
Reine vous veut à cause de votre voix et de votre facilité à parler l'espagnol. C'est trop faire la modeste : vous n'êtes ni laide, ni sotte et votre noblesse est bien suffisante ! Allons !
Elle n'ajouta pas que l'idée de voir Sylvie pourvue d'un brevet de fille d'honneur souriait beaucoup à son époux. Exilé dans ses terres depuis son retour de Hollande, donc interdit de séjour non seulement à la Cour mais aussi à Paris, le duc César souhaitait avoir une oreille innocente dans l'entourage de la Reine. Certes, ses fils, surtout Beaufort, étaient reçus avec faveur, mais ils n'apprendraient jamais rien de ces petits secrets d'une intimité royale si utiles à savoir quand on est mal vu. Non pour s'en servir contre Anne d'Autriche mais, gardant à la " Robe rouge " une haine farouche, César pensait qu'il était parfois possible de faire de grandes choses avec des petits détails apparemment sans importance.
En dépit de ce réconfort de dernière minute, le cour de Sylvie lui battait fort en montant le bel escalier et en gagnant l'antichambre où veillaient des gardes armés de pertuisanes. Là, les deux femmes trouvèrent le portemanteau de la Reine, Pierre de La Porte, qui était aussi l'un de ses très rares confidents. C'était un homme jeune - trente-quatre ou trente-cinq ans peut-être -, un Normand solide pourvu d'une figure avenante animée par des yeux bleu faïence. Il sourit au jeune visage inquiet qui se levait vers lui, mais, en saluant la duchesse avec un grand respect, il ne put faire autrement que remarquer la boue qui maculait le bas de leurs habits :
- Aurait-on refusé l'entrée de la cour Carrée à votre carrosse, madame la duchesse ?
- Nullement, nullement, mais nous avons eu des aventures dont je garde la primeur pour l'oreille de Sa Majesté. Veuillez nous annoncer, monsieur de La Porte. Nous sommes déjà en retard.
Dans son grand cabinet réchauffé par un feu et les tapisseries tissées de soie et d'or qui en habillaient les murs, Anne d'Autriche se tenait au milieu de ses femmes : Mme de Senecey, première dame d'honneur, Mlle de Hautefort, dame d'atour que, de ce fait, on appelait " madame ", l'épouse de son capitaine des gardes, Mme de Guitaut, Mlle de Pons, Mlle de Chémerault, Mlle de Chavigny, Mlle de La Fayette qui étaient de ses filles d'honneur et une visiteuse, la princesse de Guéménée, l'une des pires bavardes de Paris. À cet instant, Mlle de La Fayette lisait à haute voix dans un gros livre relié en rouge, mais il était évident que personne ne l'écoutait et que la Reine rêvait. Dans un coin, vêtue de noir dans le style des duègnes espagnoles, la vieille femme de chambre de la Reine, dona Estefania de Villaguiran, que l'on appelait Stéfanille, brodait sans lever de son ouvrage son long nez chaussé de besicles. C'était la plus âgée des suivantes, la seule rescapée du grand coup de balai donné par Louis XIII quand il avait réexpédié à son beau-père la suite espagnole de sa femme qu'il considérait, ajuste titre, comme autant d'espions. Mais Stéfanille avait élevé l'Infante. Elle restait près de la Reine.
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