Étant donné qu'il possédait les clefs, Raguenel s'élançait déjà pour demander des explications à deux hommes pareillement vêtus de gris, le pourpoint largement ouvert sur la chemise et qui se promenaient à pas lents en causant, quand Corentin le retint en saisissant la bride du cheval d'une main ferme : un troisième venait d'apparaître, venant du jardin. Celui-là n'était autre que le garde du Cardinal aperçu dans l'auberge de Limours où il venait payer les frères Mâchefer.

- Quelque chose me dit que vous allez commettre une imprudence, souffla le valet.

- Il faut pourtant que je sache, gronda Perceval qui avait pâli.

- On va essayer de se renseigner, mais faisons le moins de bruit possible. Mieux vaut ne pas attirer l'attention !

Ils tournèrent la tête de leurs chevaux vers le hameau mais ne firent guère plus de cinq pas dans cette direction : le vieil homme qui les avait déjà renseignés une fois était là, derrière le même arbre. Il devait avoir une bonne mémoire car il n'essaya pas de s'enfuir mais, au contraire, vint à la rencontre des cavaliers.

- Vous êtes encore là ? fit Raguenel. Ce n'est tout de même pas votre habitation ?

- Non, mais c'est un bon endroit pour voir des choses...

- Alors, vous allez peut-être pouvoir me renseigner : qui sont ces gens dans le château ?

- Le nouveau maître et des amis à lui...

- Comment cela, le nouveau maître ? Qui lui a permis d'entrer ?

- Notre sire le Roi, il paraît. C'est un M. de La Perrière. Il a dit que le domaine appartenait jadis à ses ancêtres. Alors, maintenant qu'il n'y a plus personne, le Roi le lui a donné. Paraît qu'il est un peu cousin des malheureux qui ont été tués... et puis, il aurait à ce qu'il a dit rendu un très grand service à M. le Cardinal. Et comme M. le Cardinal et le Roi c'est tout un...

Perceval n'en demanda pas davantage. Il avait compris :

- Viens, Corentin ! On rentre. Merci à toi, l'ami ! ajouta-t-il en lançant une pièce d'argent.

- Mais enfin, ça veut dire quoi, tout ça ? demanda Corentin quand ils furent de nouveau dans la forêt.

- Oh ! c'est simple ! Cela veut dire que le massacre n'a pas été inutile, que l'on a trouvé les lettres et que le Cardinal n'est pas un ingrat.

Ce fut ce qu'il répéta à Mme de Vendôme dès son retour à Anet. La duchesse fit la grimace :

- Ainsi, Richelieu installe un de ses hommes à notre porte ? Je n'aime pas du tout cette idée. Elle pourrait signifier son désir d'empiéter peu à peu sur la principauté.

- Il faudra y veiller, mais ce qui m'inquiète le plus c'est Sylvie. Qu'adviendra-t-il d'elle si ce La Perrière apprend qu'il existe encore une Valaines ?

- J'y ai pensé. Le mieux est de changer son nom. Nous avons en Vendômois trois fiefs sans titulaire et mon époux ne verra certainement pas d'inconvénient, lorsqu'il nous sera rendu, à ce qu'on lui en donne un. Notre chancelier, à qui j'en parlerai, se chargera des écritures nécessaires.

- Et quel nom porterait Sylvie ?

- Nous allons choisir ensemble, puisqu'il y en a trois. Nous avons d'abord Cornevache...

- Oh ! madame la duchesse ! Vous n'y pensez pas ?

- Pas vraiment, fit Mme de Vendôme avec un sourire. Nous avons aussi Puits-Fondu et enfin L'Isle qui se trouve à Saint-Firmin.

- Je crois que je préfère le troisième.

- Moi aussi.

C'est ainsi que la petite fille aux pieds nus, rendue orpheline et dépouillée de tout par la barbarie des hommes, retrouva un château, des terres et un nouveau nom que l'on allait lui apprendre patiemment, jour après jour. Et c'est en tant que Mlle de L'Isle qu'elle fut élevée auprès d'Elisabeth dans les demeures des Vendôme. Le temps effaça les souvenirs de la petite enfance ou tout au moins réussit à les enfouir dans les plus secrètes profondeurs de sa mémoire.

Le duc César fut rendu à sa famille quatre ans plus tard, le 29 décembre 1630. Au mois de mars suivant, il quittait la France avec ses deux fils pour aller servir la Hollande. On lui avait redonné le titre de gouverneur de Bretagne, mais sans lui en accorder la fonction. Cette soudaine générosité du pouvoir, il la devait à la tragi-comédie qui s'était jouée le 10 novembre précédent et qui allait porter dans l'histoire le nom de journée des Dupes. Ce jour-là, Marie de Médicis, lancée dans une fureur homérique, chassa Richelieu de chez elle en présence du Roi et exigea qu'on le renvoie à son évêché de Luçon. Or, non seulement le Cardinal ne fut pas destitué mais, lorsqu'il quitta le lendemain le pavillon de chasse de Versailles où il avait rejoint le Roi pour un entretien secret, il était plus puissant que jamais et put tirer de ses ennemis une éclatante vengeance.

Ceux qui avaient soutenu la reine mère durant la journée des Dupes furent arrêtés, y compris le chancelier de Marillac et le maréchal son frère qui porta sa tête au bourreau. Y compris aussi l'aimable Bassompierre qui n'avait commis d'autre faute que de recevoir de Marie de Médicis une lettre compromettante. Mais c'était un sage : enfermé à la Bastille avec tout de même quelques égards, il entreprit d'y écrire ses mémoires. La reine mère elle-même fut exilée à Compiègne d'où, craignant pour sa vie, elle s'enfuit vers la Hollande. Tous événements qui donnèrent fort à penser à Perceval de Raguenel. Il fut, dès lors, évident pour lui qu'au moins l'un des assassins - sans doute le chef - avait bel et bien trouvé ce qu'il cherchait et que les fameuses lettres parvenues au Cardinal l'avaient puissamment aidé au moment de son combat sans merci avec la reine mère. Les avait-il remises au Roi ? C'était là un secret qui trouverait peut-être sa réponse quand celui-ci permettrait à sa mère de revenir à la Cour [xii].

Le Grand Prieur Alexandre fut moins heureux que son frère. Après deux années de détention, il mourut au donjon de Vincennes, le 8 février 1629, d'une maladie dont certains pensèrent que le poison pouvait y être pour quelque chose. Peut-être parce qu'il occupait la chambre où était mort le maréchal d'Ornano, chambre dont Mme de Rambouillet disait qu'elle valait " son pesant d'arsenic "... Mme de Vendôme veilla à ce que le corps embaumé de son beau-frère fût inhumé dans la collégiale Saint-Georges desservant le château de Vendôme, avec tous les honneurs dus à son rang.

Ainsi s'étendit au fil des années le pouvoir du cardinal de Richelieu, soutenu par un roi conscient de sa valeur. La lourde main du ministre s'abattait sans pitié sur les plus grands dont les rébellions, les conspirations entraînaient souvent des provinces, quand ils ne pactisaient pas avec l'ennemi. Deux Montmorency périrent sur l'écha-faud : le premier, bretteur impénitent, pour avoir nargué la sévère loi interdisant le duel (il s'était battu en pleine place Royale, en plein midi et devant l'édit affiché), le second, le duc Henri, à cause de l'une de ces éternelles machinations où

[xii] Elle ne revint jamais.

trempait Gaston d'Orléans, toujours lâche et toujours impuni. Mais l'ouvrage France se faisait. Les protestants étaient vaincus à La Rochelle et le duc de Buckingham, le fol amoureux d'Anne d'Autriche, assassiné par Felton, un huguenot fanatique, ne gênerait plus personne. Restait l'Espagne, l'ennemie acharnée en dépit des liens de famille, assise aux frontières du nord comme à celles du sud, l'Espagne que la reine de France soutenait en secret...

Cependant, François devenait un homme, un guerrier comme le souhaitaient les siens. Depuis longtemps il avait oublié la petite Louise Séguier, morte de la variole au château de Sorel. D'autres visages étaient venus remplacer celui de son premier émoi. Follement brave, follement séduisant, il accumulait faits d'armes et conquêtes féminines, blessures aussi, pour le plus grand chagrin de la petite fille aux pieds nus. Sylvie, en effet, grandissait elle aussi et l'amour qu'elle lui avait porté dès le premier regard grandissait avec elle...

Deuxième partie

LA TEMPÊTE

1637

CHAPITRE 4

LE CHEMIN DU LOUVRE

Depuis le début de l'année, Paris gelait sous un froid polaire. La Seine charriait des glaçons si énormes qu'ils avaient envoyé par le fond plusieurs bateaux chargés de blé et de denrées périssables. De longues stalactites s'accrochaient aux toits des maisons, dangereuses comme des glaives s'il leur prenait fantaisie de se décrocher. La boue hérissait les vieux pavés disjoints de vaguelettes de glace noire douloureuses pour les pieds et périlleuses pour les os. Aussi les passants marchaient-ils comme sur des oufs, l'échiné courbe, la tête rentrée dans les épaules pour avoir plus chaud. Seuls, les gamins osaient exécuter de téméraires glissades dans les ruisseaux.

Ferrés à glace, les chevaux de Mme de Vendôme ignoraient les difficultés de la saison et marchaient d'un pas sûr. On venait de franchir la porte Saint-Honoré et l'on suivait, à l'allure sage qu'exigeait le temps, la longue rue du même nom qui, prolongée par la rue de la Ferronnerie, la rue des Lombards et la rue Saint-Antoine, traversait Paris d'ouest en est pour aboutir à la Bastille.

À l'intérieur du carrosse où des chaufferettes à braise entretenaient un peu de chaleur, la duchesse était seule en compagnie de Sylvie comme il arrivait parfois, mais il ne s'agissait pas, ce jour-là, de visites charitables, d'aller saluer monsieur Vincent à Saint-Lazare ou d'un pèlerinage à telle ou telle église : dans quelques instants, Mlle de L'Isle serait admise au nombre des filles d'honneur de la reine Anne d'Autriche : un grand honneur qu'elle ne s'expliquait pas très bien. Elle n'était pas sûre d'en être vraiment satisfaite. Cela voulait dire qu'elle troquait, ce jour-là, l'hôtel de Vendôme, magnifique et presque neuf, contre les tours noires du vieux Louvre et, aux beaux jours, les ravissants châteaux d'Anet ou de Chenonceau contre le palais de Saint-Germain ou Fontainebleau qu'elle ne connaissait pas encore. Un changement d'existence complet.