Dégrisé - la guerre est une terrible drogue ! - le Béarnais eut des regrets d'autant plus vifs que les tanneurs qui faisaient la richesse de Vendôme s'étaient enfuis pour trouver refuge à Château-Renault qu'ils refusèrent ensuite de quitter.

Pensant arranger les choses, le Roi fit don du duché à son fils premier-né, César, alors âgé de quatre ans. Tant que l'on crut l'enfant destiné à devenir roi de France, les Vendômois n'eurent rien à redire mais, à la mort de Gabrielle et surtout quand Henri épousa Marie de Médicis, un vent de révolte souffla. Jusque-là ville royale appartenant aux Bourbons et où les huguenots étaient nombreux, Vendôme n'apprécia pas d'avoir pour maître un demi-Bourbon, autrement dit un bâtard, jusqu'à ce que le mariage du jeune duc avec Mlle de Mercour fît virer le vent. La haute naissance de la nouvelle duchesse, sa profonde piété et son inépuisable charité, jointes au charme de César et à sa générosité, ramenèrent bien des cours. On fonda de nouveaux couvents et surtout une étonnante maison de secours aux infirmes, installée au faubourg Chartrain, que vint inaugurer monsieur Vincent. Quant aux protestants à l'origine des troubles, on les expulsa.

Oui, tout allait bien maintenant entre le château et la ville mais, méfiant de nature, le jeune Mercour n'arrivait pas à se persuader qu'en cas d'attaque royale le peuple le soutiendrait. Il devait certainement rester quelques mécontents capables d'entraîner les autres ? Et quand il entendait M. d'Estrades causer avec M. de Preaulx, le nouveau gouverneur, et son lieutenant M. d'Argy, Louis ne pouvait s'empêcher de trembler : ces trois-là n'étaient guère optimistes !

François, lui, ne rêvait que plaies et bosses. Il priait chaque jour, avec la belle inconscience de son âge, pour qu'il lui soit donné de se battre pour un père qu'il adorait et de faire montre du courage qu'il sentait bouillonner en lui. Un bon siège, avec son vacarme, sa violence, eût fait beaucoup mieux son affaire que le calme d'un été étouffant vécu dans une vieille forteresse accrochée au flanc abrupt d'un coteau dont le Loir mouillait le pied et où il ne se passait rien.

Les trois jeunes Vendôme prirent l'habitude de monter chaque soir sur le couronnement de la tour de Poitiers, si haute et si forte qu'on lui donnait le nom de donjon, bien qu'il n'en fût rien. De là, ils regardaient le soleil disparaître dans une gloire incandescente mais ils avaient surtout l'espoir, toujours déçu, d'apercevoir un nuage de poussière signalant un carrosse ou au moins un cavalier. Rien ne venait. M. d'Estrades, aussi soucieux que ses élèves, faisait cependant de son mieux pour les réconforter en leur expliquant qu'il fallait cultiver la vertu de patience, qu'il était fort rare que l'on mît quelqu'un en prison pour l'en ressortir le lendemain, mais que l'on pouvait accorder pleine confiance à Mme la duchesse pour remuer ciel et terre en faveur de son époux. Si elle ne revenait pas, c'est peut-être parce qu'elle n'avait pas encore réussi à obtenir l'oreille du Roi-Ces ascensions vespérales désolaient Sylvie qui suivait François comme un jeune chien toutes les fois que c'était possible. Et là, c'était impossible sans aide : les marches du " donjon " étaient trop hautes et trop raides pour ses petites jambes. Elle entreprit bien d'en escalader deux ou trois mais réussit uniquement à écorcher ses menottes sur les pierres irrégulières. La seule solution était qu'on la porte, mais c'était très haut et personne ne s'en sentait le courage. Et puis Louis, dès la première fois, avait fait entendre sa volonté :

- Il y a là une occasion d'être seuls, tous les trois. Je ne veux pas que quiconque vienne se mettre en tiers.

- Elle est si petite ! plaida Elisabeth.

- Justement, nous n'avons que faire d'un bébé. Et puis, François, vous devriez cesser de la traîner continuellement après vous. Bientôt viendra le temps où vous rejoindrez Malte pour y faire vos caravanes. Vous ne pensez pas l'emmener, j'imagine ?

L'interpellé s'était mis à rire.

- Bien sûr que non ! En revanche, j'aimerais bien l'emmener à Belle-Isle comme nous avons fait l'année dernière pour les vacances chez M. le duc de Retz. C'est un bon petit compagnon : elle n'a peur de rien.

- C'est certain, fit Elisabeth, mais cette année, nous ne sommes pas en vacances et tout ce que l'on peut faire, c'est prier le ciel que ces temps heureux reviennent. Pour cette fois, François, Louis a raison : il faut habituer Sylvie à se séparer de nous de temps en temps.

En dépit de ses larmes et de ses cris, la petite fille dut rester au bas de la tour tandis que son " ange " y montait comme il fût monté au ciel. Quand il redescendit elle était encore là, couchée sur une marche, pleurant doucement. Il s'assit près d'elle, la releva et la tint entre ses genoux pour essuyer de son mouchoir la frimousse barbouillée de poussière et de larmes.

- Quand vous serez plus grande, lui dit-il, vous monterez aussi jusqu'en haut mais pour l'instant c'est impossible.

Elle tendit alors ses petits bras :

- Porter ! dit-elle seulement, mais François arma son visage de gravité :

- Non. Une dame doit savoir apprendre à attendre Notre père est prisonnier dans une grande tour et notre mère ne peut pas aller le rejoindre mais elle ne s'installe pas au pied de l'escalier pour pleurer et crier.

Sylvie porta à sa bouche un doigt sale, baissa le nez et dit seulement :

- Ah!

Dès lors, soir après soir, elle resta assise, sans protester, sur la dernière marche mais, peu à peu, la tour devint son ennemie et, dans son petit cerveau, un symbole : c'était comme si elle devait toujours rester en bas, dans l'ombre, tandis qu'il monterait vers la lumière. Il lui semblait que, même quand elle serait assez grande pour gravir toutes ces marches, elle ne rejoindrait jamais celui qu'elle aimait tant : il partirait plus loin, plus haut, toujours plus haut jusqu'à être hors d'atteinte. Alors, en attendant et pour profiter de lui le plus possible, elle se contentait de trottiner inlassablement sur ses talons, " Madame Jolie " bien serrée contre son cour. Et François n'avait pas le courage de renvoyer celle que tout le monde, au château, avait surnommée le chaton.

Les choses n'allant jamais comme on l'imagine, les deux frères et leur gouverneur se baignaient dans la rivière, un après-midi d'août, quand ils virent soudain un grand carrosse poussiéreux, enveloppé de cavaliers, franchir le pont menant à la rampe d'accès du château.

Sortir de là, se sécher, se rhabiller et sauter à cheval pour rentrer ne leur demanda que peu de temps. Pourtant, quand ils arrivèrent dans la cour, Corentin Bellec, le valet du chevalier de Raguenel, faisait ses préparatifs de départ. Rouge de joie, il leur lança :

- Mon maître est à Paris, chez M. le maréchal de Bassompierre qui vient de m'en donner la nouvelle. Il a été blessé mais il va mieux et je vais le rejoindre...

Ce soir-là, un peu d'espoir revint chez les jeunes habitants du château. La robuste santé morale de Bassompierre, son optimisme - qu'il forçait peut-être un peu pour ses jeunes hôtes - étaient communicatifs. Il promit de faire l'impossible pour plaider la cause de leur père et les rassura, avec une ferme conviction, sur le sort de leur mère.

- Si graves que soient les charges pesant sur MM. de Vendôme, Mme la duchesse ne saurait s'y trouver impliquée. La femme ne doit-elle pas suivre son époux où qu'il aille, et le Roi tient de son père en cela : il respecte les dames... même s'il les aime moins. Et puis, il faut y regarder à deux fois avant d'indisposer la maison de Lorraine. Croyez-moi, mes enfants, conclut-il en vidant avec une satisfaction évidente un grand verre de vou-vray bien frais, vous retrouverez votre mère avant qu'il soit longtemps.

- Et notre père ? demanda François.

Les larges épaules soulevèrent le grand col en guipure de Venise étalé sur le pourpoint de toile des Flandres brodé d'argent, tandis que l'aimable visage se rembrunissait imperceptiblement :

- Il faut prier Dieu pour lui afin qu'il ne souffre pas une trop longue détention, car en ce qui concerne sa vie, je refuse de croire qu'elle puisse être en danger : le Roi ne chargerait pas son âme d'un péché mortel en offrant sa tête au Cardinal.

- Le Cardinal est prêtre, lança Louis avec hargne. Il peut absoudre un péché mortel. Même royal !

Le maréchal repartit le lendemain dans la fraîcheur du petit matin et le soir même Louis, Elisabeth et François remontaient sur la tour de Poitiers. Enfin vint le moment où leur attente fut récompensée : ils virent d'abord arriver deux cavaliers. C'était avant le crépuscule, quelques jours après la Saint-Louis pour laquelle il y eut, à l'abbaye de la Trinité, une belle messe chantée en présence de toute la ville. En reconnaissant M. de Raguenel, ils éprouvèrent une véritable joie.

Le chevalier fut touché d'en recevoir le témoignage mais plus encore quand une boule de taffetas rosé et de boucles brunes ébouriffées se jeta dans ses jambes en l'appelant " Bon Ami ". Que l'enfant eût gardé le souvenir de ce nom que lui donnait sa mère vint à bout de son flegme habituel : l'enlevant de terre, il la serra contre lui en cachant quelques larmes contre la petite joue satinée...

Raguenel aurait voulu reprendre la route dès le lendemain en direction de Nantes afin de rejoindre Mme de Vendôme, mais il dut affronter une véritable coalition composée des enfants, de leur gouverneur, de celui du château et de Mme de Bure : il était encore beaucoup trop fatigué pour continuer à galoper dans la chaleur et la poussière au-devant d'une dame dont il ignorait si elle n'était pas sur le chemin du retour.

- Comme nous ne savons pas par quelle route elle reviendra vous risqueriez de la manquer, chevalier, dit Mme de Bure. Le mieux, à présent, est de l'attendre ici avec nous.