- Les propriétaires de ces chevaux, dit-il en désignant les bêtes que l'on venait d'amener. Il me semble que je les connais ?
- Oh ! c'est possible, mon gentilhomme ! Ils viennent parfois ici pour s'assurer du bon état de leurs livraisons. Ce sont des marchands parisiens...
Les sourcils de Perceval se relevèrent jusqu'au milieu du front :
- Des marchands ? - il n'ajouta pas " Avec ces têtes-là ? " mais c'était le fond de sa pensée. Et que vendent-ils ?
- De la passementerie. Ils ne couchent pas toujours à l'auberge, mais cette fois ils ne repartiront que demain à la première heure.
- Pour Paris ?
- Ben... oui !
- C'est naturel. Eh bien, j'ai été trompé par une ressemblance. Je ne les connais pas du tout. Mais, pendant que j'y pense, moi aussi je pars de bonne heure demain matin.
- À vos ordres, mon gentilhomme. Votre cheval sera prêt. Oh ! c'est une bien belle bête !
Tout en retournant vers sa table où, à présent, une servante mettait le couvert - on souperait dehors pour profiter de la fraîcheur du soir -Perceval, les yeux sur les " marchands ", pensait qu'en fait de passementerie il les verrait plutôt dans le commerce de cordes pour le bourreau. Il y avait surtout leurs moustaches - ils se ressemblaient tellement qu'ils devaient être frères ! - relevées en crocs, que l'on ne devait pas rencontrer souvent derrière un comptoir...
Le soleil venait de se coucher quand les grilles du château s'ouvrirent devant une nombreuse cavalcade : précédés d'un officier, les gardes à la casaque rouge impeccablement alignés par quatre sur plusieurs rangs enveloppaient l'un de ces carrosses de voyage assez grands pour que l'on pût y voyager couché. Son occupant ne faisait aucun doute : peint en écarlate relevé de filets d'or, le lourd véhicule affichait sur ses portières de grandes armoiries surmontées du rituel chapeau rouge. Derrière les soldats venaient les mules et le charroi des bagages...
Le respect avait plié en deux tous les occupants de la Salamandre d'Or. Au passage, Raguenel eut cependant le temps d'apercevoir un pâle et hautain visage allongé d'une courte barbe en pointe et, lui faisant face, une figure de religieux en bure grise : Armand-Jean du Plessis, cardinal-duc de Richelieu, et son plus fidèle conseiller, le père Joseph du Tremblay que l'on surnommait déjà l'Éminence grise, partaient en voyage.
Lorsque le cortège se fut éloigné en direction du sud, Perceval appela l'aubergiste :
- Le Cardinal s'en va ? À cette heure ? N'est-ce pas un peu étonnant ?
- Pas du tout, monsieur ! Son Éminence, dont la santé n'est pas des meilleures, supporte mal la forte chaleur. La route, ainsi, lui sera moins pénible.
- C'est donc une habitude ?
- Pas vraiment. Seulement pour les longs trajets et en été. Son Éminence, dit-on, va rejoindre le Roi sur la Loire. Quand celui-ci appelle, il convient de se hâter !
Le chevalier remercia d'un geste et l'homme s'éloigna sans imaginer quelle inquiétude ce brusque départ soulevait chez son client, impressionné par cet appareil guerrier déployé sous la flamme des torches. Les uniformes rouges, la silhouette rouge et jusqu'au capuchon gris du moine, tout cela lui semblait menaçant. Sachant les Vendôme prisonniers, Richelieu se hâtait-il vers un dénouement que sa haine ne voulait manquer à aucun prix ? Allait-il les écraser comme avaient été écrasés, peut-être sur son ordre, les innocents de La Perrière ?
En dépit des sombres pensées qui l'habitaient, Perceval réussit à dormir quelques heures mais quand le coq chanta, il était déjà prêt à prendre la route. Cependant, il freina son ardeur et, lorsque les " passementiers " quittèrent l'auberge, il était en train d'absorber un petit déjeuner de pain, de beurre et de jambon arrosé d'un vin blanc sec comme pierre à fusil. Son écot était déjà payé et son cheval, sellé, attendait devant la porte.
En bon limier, il laissa son gibier prendre assez d'avance pour n'être pas repéré. Mieux monté qu'eux, il savait pouvoir les rattraper sans difficulté. Il suffisait donc de suivre de loin jusqu'aux approches de la capitale puis, lorsque la route serait plus encombrée, de diminuer l'écart jusqu'à la garde à vue.
Malheureusement, les deux compères n'étaient pas pressés. Le beau temps les incitait à la flânerie et Perceval qui espérait les voir filer droit sur Paris eut la désagréable surprise, en arrivant à Bièvres, de les apercevoir installés sous l'auvent d'une auberge et picorant un panier de fraises
- la spécialité du pays - en buvant un pichet de vin. Ils semblaient de très bonne humeur !
Raguenel qui avait soif les aurait volontiers imités, mais c'eût été de la dernière imprudence. Aussi choisit-il de changer sa tactique : au lieu de suivre, il précéderait. Et, dépassant Bièvres en faisant un détour pour n'être pas remarqué, il fonça droit sur la porte Saint-Jacques, à Paris, qui était l'aboutissement normal de la route. Il y connaissait, près du couvent des Jacobins, un petit cabaret tout aussi accueillant que celui de Bièvres où il pourrait se désaltérer en attendant tranquillement.
Quelque chose l'intriguait. Les villageois de La Perrière avaient parlé d'une douzaine d'hommes en noir. Or il n'y en avait que deux à Limours, trois en comptant celui qui était venu les payer. Avec le mystérieux tourmenteur, cela faisait quatre. Où pouvaient être les huit autres ? En train de galoper aux portières du Cardinal, éparpillés dans la nature ou bien attendant à Paris le paiement que rapportaient les " passementiers " ?
Arrivé au début de l'après-midi, notre voyageur s'installa dans la petite auberge, s'y restaura d'un quartier d'oie relevé d'une sauce au verjus, de gaufres craquantes et de quelques rasades d'un vin blanc d'Aunis qui n'était pas sans mérites, mais il dut lutter ensuite contre la somnolence pour ne pas risquer de manquer son gibier.
Il attendit longtemps. Au point qu'il se demandait si les deux bonshommes n'étaient pas restés à Bièvres pour une sieste prolongée. Enfin, il les vit venir. On cornait déjà la fermeture des portes, tandis que les clochers de la ville sonnaient l'angélus. Raguenel eut tôt fait de se remettre en selle. Cette fois, il ne fallait pas perdre la trace en dépit de l'affluence qui se produisait toujours à l'heure de la fermeture, avec le flux contraire de gens qui entraient et de ceux qui sortaient. Par chance, les deux chapeaux ornés de plumes noires identiques étaient faciles à surveiller.
Passé la voûte de la porte à la forte odeur d'urine et d'huile rance et les deux soldats nonchalants censés surveiller les allées et venues, on descendit la montagne Sainte-Geneviève, " lieu de sapience et de clergie ", fief toujours plus ou moins agité des étudiants, entre une double file de collèges à la mine vénérable. Mais, au lieu de se diriger vers la Seine ainsi que le supposait Raguenel, les deux hommes prirent à main droite. Le temps s'était subitement couvert depuis l'entrée dans Paris. De lourds nuages noirs venus du nord s'étalaient, avançant la chute du jour. Le vent annonciateur d'un orage faisait lever une poussière acre, mais la pluie ne tombait pas encore.
Les deux hommes passèrent devant le collège de France et contournèrent l'antique hôtel des abbés de Cluny où, depuis le début du siècle, logeaient les nonces du pape. En débouchant sur le triangle de la place Maubert, Raguenel s'aperçut qu'il ne suivait plus qu'un seul homme : l'autre avait disparu comme si quelque bourrasque l'avait emporté. Ne sachant où il était passé, le chevalier se résolut à continuer derrière celui qui lui restait.
Ils traversèrent ainsi, à distance respectueuse, le large espace patibulaire où la prévôté entretenait en permanence deux potences prêtes à servir. Ce qui n'empêchait pas que l'endroit fût assez mal famé.
Enfin, le dernier voyageur descendit de cheval à l'angle d'une ruelle étroite, prit la bride et continua à pied. Perceval sourit : il s'agissait d'une impasse connue sous le nom de cul-de-sac d'Amboise où, en dehors du noble hôtel d'où elle tirait son nom, il n'y avait que deux maisons. L'une d'elles abritait une taverne d'assez mauvaise mine où se rendaient volontiers les " escholiers " désargentés en quête d'une bonne affaire ou d'un mauvais coup. C'est là, évidemment, qu'entra l'inconnu.
Sûr qu'il ne lui échapperait pas, Perceval chercha des yeux un endroit où attacher son cheval, le trouva près de la chapelle Notre-Dame de la Recouvrance des Carmes et y abrita sa monture dans un renfoncement. Après quoi, s'assurant que son épée jouait bien dans le fourreau, il se dirigea vers la porte basse au-dessus de laquelle une enseigne, illisible à force de crasse et de vétusté, grinçait doucement à la brise du soir. Il n'entra pas, se contentant d'essuyer avec son mouchoir mouillé de salive un coin de la plus proche fenêtre. Il vit alors, assis de part et d'autre d'une table où brûlait une chandelle, son " passementier " et un gros homme à la tignasse grise et hirsute vêtu d'une chemise douteuse qui devait être le cabaretier. Personne d'autre n'était en vue, il était encore tôt pour la clientèle habituelle de ce genre d'endroit.
Soudain, le cour de Perceval manqua un battement : entre les mains de l'homme en noir venait d'apparaître un collier d'or, de perles et de petits rubis qu'il avait vu bien souvent au cou de Chiara de Valaines. Il convenait à merveille à sa beauté brune et, le sachant, elle l'aimait particulièrement et le portait volontiers. Cette fois, le doute - en admettant qu'il en subsistât le moindre - n'était plus possible...
Il chercha à son côté la poignée de son épée, la tira et, sans plus réfléchir, dévala les deux marches de l'entrée et repoussa la porte d'un pied brutal. Arrivé comme un boulet sur les deux complices, il commença par arracher le collier des gros doigts du tavernier.
"La chambre de la Reine" отзывы
Отзывы читателей о книге "La chambre de la Reine". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La chambre de la Reine" друзьям в соцсетях.