Maître et valet fumèrent un moment en silence. Cette scène intimiste qui eût choqué plus d'un haut seigneur était naturelle entre le gentilhomme sans fortune et ce compagnon fidèle qui partageait avec lui depuis une dizaine d'années le bon et le mauvais de la vie quotidienne. C'était le plus souvent à la fin du jour qu'on allumait les pipes en passant en revue les événements de la journée. Raguenel appréciait l'esprit vif, l'intelligence et le dévouement de ce compatriote de trois ans plus âgé que lui, et Corentin de son côté n'eût pas échangé un maître qu'il aimait contre le plus riche et le plus fastueux des princes.
Comme souvent, ce fut Perceval qui ouvrit le feu :
- Nous savons à présent pourquoi et comment Mme de Valaines a été tuée, mais nous ignorons toujours par qui. Du fond de sa cheminée, Jeannette a entendu mais elle n'a rien vu.
- De toute façon, si l'homme était masqué cela ne nous aurait pas avancés...
- Masqué ou pas, la malheureuse Chiara savait qui était en face d'elle. Le dommage est qu'elle n'ait pas prononcé une seule fois son nom. Il va falloir se pencher sur le temps où elle était fille d'honneur de Marie de Médicis, essayer de savoir qui tournait autour d'elle à l'époque, qui était amoureux d'elle en dehors de Valaines.
- Vous êtes souvent venu ici, monsieur, et vous étiez de ses amis : ne vous a-t-elle jamais rien confié qui puisse nous mettre sur la voie ?
- Rien, sinon qu'elle a été mariée au Louvre par le chapelain de la reine mère, deux jours après la mort de Concini, et que son époux l'a emmenée aussitôt. Jusqu'à aujourd'hui, je n'avais pas compris les raisons de cette hâte, mais cette histoire de lettres apporte un éclairage nouveau : Valaines a voulu mettre celle qu'il aimait à l'abri.
- De quoi, si elle n'a pas trouvé les lettres ?
- De la colère de la reine mère, peut-être ?
- C'est elle qui l'a mariée. Moi j'y verrais plutôt de la prudence. Récapitulons ! Le 24 avril 1617, Louis XIII fait abattre Concini, le favori de sa mère, de plusieurs coups de pistolet, devant le Louvre. La femme de l'aventurier, Leonora, est arrachée à son appartement, conduite à la Bastille d'où elle ne sortira que pour l'échafaud. De ce moment, Louis XIII est vraiment roi et sa mère, grâce à qui les deux Florentins ont pu confisquer le pouvoir, n'est plus en sécurité. Plus ou moins prisonnière dans ses appartements, elle peut craindre l'exil, peut-être même la prison si les fameuses lettres où se trouve la preuve de sa complicité dans le meurtre du feu Roi sont découvertes. Elle envoie donc Chiara fouiller les chambres de Leonora. Or, Chiara ne trouve rien et on peut la croire : que n'aurait-elle pas fait pour sauver la vie de ses enfants ?
- On sait aussi par Jeannette que son bourreau avait fouillé lui aussi chez la Galigaï. Est-ce que cela ne fait pas beaucoup de monde au courant d'une correspondance si dangereuse ?
- Quand on sait quel ramassis de truands et d'aventuriers composaient l'entourage des Concini, ce n'est pas très étonnant. Mais revenons à la reine mère. Elle n'a pas retrouvé ses lettres mais, si peu intelligente qu'elle soit, elle doit connaître suffisamment Chiara pour lui accorder toute confiance et ne pas imaginer qu'elle ait pu les conserver par-devers elle. En revanche, la jeune fille doit être écartée de la cour : elle en sait trop. D'où le mariage expéditif avec Valaines et le départ pour la province. La suite, nous la connaissons : Marie de Médicis était plus ou moins en disgrâce ainsi que Richelieu, alors évêque de Luçon et son conseiller le plus intime. Que le Roi détestait. Aujourd'hui, les choses ont changé : Richelieu est ministre et la reine mère semble avoir repris toute son influence.
- Si la situation leur est favorable, pourquoi faire ressurgir cette affaire de lettres qui ont peutêtre été détruites quand les appartements de Leonora Galigaï ont été mis à sac ?
- Le plus obtus des imbéciles ne détruirait pas une telle arme si elle lui tombait sous la main. Elles doivent exister encore quelque part, bien cachées peut-être ? Quant à celui qui est venu les chercher jusqu'ici, tu peux être certain qu'il en connaît la valeur et voudrait s'en servir. Contre la reine mère, sans doute : elle gêne pas mal de monde depuis qu'elle a repris du poil de la bête... à commencer par le Cardinal...
- Le Cardinal ? Vous plaisantez, monsieur le chevalier, marmotta Corentin. C'est tout à fait impossible !
- Pourquoi ? Parce qu'il a été la créature de la reine mère ? Ils ne sont plus si bien ensemble, crois-moi ! Elle doit même le gêner depuis qu'elle a repris sa vieille marotte d'alliance espagnole qui va à l'encontre des vues de Richelieu. Seulement, si implacable qu'il soit, je ne le crois pas capable d'ordonner un tel massacre et dans de telles conditions. C'est tout de même un homme de Dieu!
- Homme de Dieu, homme de Dieu ! Quand on a le pouvoir et qu'on veut le garder...
- De toute façon, quels que soient les ordres reçus par l'assassin, en admettant qu'il en ait reçu, il les a outrepassés pour assouvir sa propre vengeance. Il a dû aimer Chiara Albizzi mais elle l'a dédaigné pour épouser Valaines et, comme il connaissait l'existence des lettres, il a fait d'une pierre deux coups. Et ce qui me frappe encore plus dans ce drame, c'est que l'on ait attendu l'arrestation des Vendôme, suzerains et protecteurs des Valaines, pour le perpétrer.
- C'est vrai, ça ! Et nous sommes là à discuter sans savoir le moins du monde de quel côté chercher les massacreurs... Si nous retournions interroger les gens du hameau ? Il faut trouver du monde pour nettoyer la maison avant de la fermer, en attendant que Mme la duchesse prenne une décision... Allons faire un tour !
Les pipes étaient éteintes. Ils sortirent dans la cour où la chaleur les enveloppa. Le soleil au zénith tapait d'aplomb, générant un silence peuplé du bourdonnement des mouches et des guêpes. Afin que Jeannette ne soit pas dérangée dans son sommeil pendant leur courte absence, Perceval ferma la porte du logis et mit la clef dans sa poche. Le village, si petit qu'il méritait à peine ce nom et que dissimulait un pli de terrain, devait dormir à cette heure annonçant déjà les canicules de l'été. Pourtant, en franchissant le pont dormant, le chevalier aperçut trois hommes qui rôdaient aux alentours et tentèrent de se dissimuler dans les arbres quand il les appela.
- Venez un peu par ici, vous autres ! Je suis venu au nom de Mgr le duc de Vendôme et je n'ai pas l'intention de vous manger. Allons, approchez !
En dépit de cette assurance, les deux plus jeunes s'enfuirent de toute la vitesse de leurs jambes, empruntant chacun une direction différente. Seul le troisième, un homme âgé pourvu d'une barbe grise et emmêlée, sortit de son refuge et vint à pas lents vers Perceval et son écuyer en triturant le chapeau informe qu'il venait d'ôter de sa tête. Pas vraiment rassuré...
- Eh bien, l'interpella le chevalier, pourquoi vous cachez-vous et pourquoi ces deux-là ont-ils pris la clef des champs ? Vous vouliez entrer au château ?
- Non !... oh ! non, mon gentilhomme ! On voulait seulement voir...
- Voir quoi ? Il n'y a plus personne que la fille de la nourrice. Elle devait venir de chez vous et peut-être qu'elle y a encore de la famille ?
- Non. La Richarde venait de Moussel. Son homme est mort et la p'tite n'a plus personne.
- Bon. On s'en occupera mais ce qu'il nous faudrait, c'est du monde pour faire le ménage et tout ranger.
L'homme eut un mouvement de recul et un geste des deux mains qui repoussait.
- Au château ? Oh ! non, monsieur ! Sauf votre respect, vous ne trouverez personne. On a tous bien trop peur !
- Peur de quoi ? Les bandits sont partis et ne reviendront pas. Ils n'ont plus rien à faire ici ?
- Ça vous plaît à dire, mon gentilhomme, mais c'est pas sûr du tout. Je les ai vus partir, moi qui vous cause : j'étais là derrière ce rocher. Il y en a un qui a dit : " Puisqu'on a rien trouvé pourquoi est-ce qu'on a pas mis le feu ? " Un autre a épondu que c'était pas les ordres et que, de toute façon, on pourrait revenir pour chercher encore...
- Ils ont dit ça ? Revenir après ce qu'ils ont fait ? Ils doivent bien se douter que le duc César fera au moins garder le château. Et puis revenir d'où ? À moins que ce ne soit une bande de ces malandrins qui hantent la forêt de Dreux...
- Des malandrins bien montés, bien équipés, tous vêtus de noir avec la plume au chapeau ? ironisa Corentin. Ça ne vit pas dans des huttes de branchages ou dans des grottes, ces bêtes-là !
- Tu as raison, approuva Raguenel, mais cela ne dit pas d'où ils venaient ?
- Ça, j'peux peut-être vous l'dire. Ils avaient beaucoup bu, c'est sûr, et même que ça les avait mis en gaieté et qu'ils parlaient fort. J'en ai entendu un qui disait que Limours c'est pas si loin.
Perceval eut un tressaillement :
- Limours ? Tu es sûr ?
- À peu près... Oui, il m'semble bien que c'est ça.
- Alors, surtout ne le répète à personne si tu tiens à ta vie. Quant au château, n'y pense plus !
- Oh ! y a pas d'crainte que j'y aille ! soupira l'homme en se signant. Y a trop de sang là-dedans ! Ça porte malheur.
Perceval en avait assez entendu. Il fit demi-tour et rentra au château, Corentin sur ses talons, mais, cette fois, au lieu d'entrer dans le logis il alla vers la vieille tour où Jean de Valaines avait son cabinet de travail, sa " librairie ".
- Il faut au moins essayer de retrouver le char-trier des Valaines pour établir les droits de la petite Sylvie. Et puis ranger un peu les livres. Le baron les aimait tant !
Le travail ne manquait pas dans la vaste pièce ronde. On avait jeté à terre le contenu des grandes armoires dont plusieurs montaient jusqu'aux poutres, peintes et ornées de devises, du plafond. Un amas de livres couvrait le carrelage et la grande table carrée à pieds torses disparaissait sous des feuillets. On avait même éventré le vieux fauteuil de cuir usé et, dans un coin, le chartrier vomissait des rouleaux de parchemin dont les sceaux pendaient à des rubans déteints. Une épaisse odeur de poussière remuée prenait à la gorge.
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