Pour Guillaume, les blanches voyageuses possédaient le pouvoir de le ramener au temps de son enfance, aux heures passées sur le port Québec ou sur les rives du Saint-Laurent à les observer ou à leur jeter un peu de nourriture. Naturellement, il évoquait pour sa fille ces moments-là et peu à peu les mouettes étaient entrées dans le légendaire familial comme dans la vie quotidienne d’une demeure qui avait toujours l’air de leur tendre les bras. Ce n’était pas le cas à Varanville. Pour qu’elles remontent la rivière et s’enfoncent ainsi dans l’intérieur des terres, cela était signe de mauvais temps en mer. Comme Élisabeth, fuyant la tempête déchaînée sur les Treize Vents, les oiseaux cherchaient l’abri et le refuge, le calme et la paix. Seulement, une fois la bourrasque passée, elles repartiraient... Élisabeth, alors, pleura amèrement, désespérément sa maison perdue, sa vie rompue, ses racines dont elle sentait maintenant que leur arrachement était douloureux. Tout lui manqua d’un seul coup mais surtout ce père dont elle n’arrivait pas à démêler si elle le détestait plus qu’elle ne l’adorait. Une chose était claire : elle lui en voulait férocement de l’avoir obligée à le fuir, de n’avoir rien fait pour la retenir. Peut-être, après tout, était-il soulagé qu’elle l’eût délivré d’une présence hostile ? Et puis aussi, il y avait ce silence ! Varanville était une île de silence... Aucun bruit n’y arrivait, ou alors, si c’était le cas, on ne lui disait rien. Elle connut ainsi l’agacement des conversations qui tournent court lorsque l’on pénètre dans une pièce mais, par fierté et pour ne pas mettre ses amies dans l’embarras, elle faisait comme si de rien n’était. En résumé, les Treize Vents, distants d’une très petite lieue seulement, auraient pu être de l’autre côté de la Terre sans qu’on en sût davantage. L’arrivée des mouettes était le premier écho que le ciel renvoyait.
Aussi, le jour où la voiture du docteur Annebrun remonta l’allée de vieux chênes, Élisabeth en éprouva une telle joie qu’elle se jeta littéralement dans les jambes du cheval au risque d’être foulée aux pieds. Ce qui lui valut une salve de protestations du conducteur :
— Quelle idiote, mon Dieu ! Tu as tellement envie de te faire renverser ?...
— Non mais je m’aperçois que j’avais très, très envie de vous voir...
— Moi aussi. Sans quoi je ne serais pas là. Dis-moi un peu : comment vas-tu ?
— Comme on peut aller lorsque l’on vous a tout pris ! fit-elle d’un ton si amer que le médecin, descendant de son siège, vint passer un bras chaleureux autour de ses épaules.
— Personne ne t’a rien pris. Du moins sur le plan affectif. Quant au reste, c’est toi qui a choisi de couper les ponts. Ils ne sont pas très heureux là-bas, tu sais ?
La litote amena un pâle sourire sur les lèvres de la jeune fille mais ne lui fit pas oublier pour autant sa rancœur :
— Ils n’ont que ce qu’ils méritent ! Personne ne les oblige à subir une situation aussi dégradante !
— Qui entends-tu par « ils » ? Les garçons ?
— Bien entendu. Ils n’avaient qu’à suivre mon exemple !
— Et envahir Mme de Varanville avec armes et bagages, aussitôt imités, bien sûr, par Mr Brent, Potentin, Mme Bellec, Lisette et tout le reste du personnel ?
Sans attendre la réponse, il éclata de rire.
— Quelle enfant tu fais encore sous tes airs de gravite ! Tu n’imaginais tout de même pas que les Treize Vents allaient se vider comme sous l’effet d’une pompe aspirante pour laisser ton père et... ta cousine dans la sombre solitude des réprouvés ?
— Pourquoi pas ? Tôt ou tard, c’est ce qui les guette. Cette femme est le diable !... Au fait : est-elle vraiment enceinte ? Vous devriez savoir ça, vous, l’homme de l’art ?
— Elle ne veut pas que je l’examine mais, dans l’état actuel des choses, il est normal qu’elle se méfie de moi. Tout ce que je peux dire c’est qu’elle en a les symptômes : la fatigue, les nausées, la mine un peu... verdâtre. Il est vrai que ces malaises peuvent venir aussi de ses nerfs mal remis : elle n’a pas vraiment la vie rose. Ton père ne lui adresse pas la parole ; Adam tourne les talons dès qu’il l’aperçoit ; Arthur ne sait visiblement plus à quel saint se vouer. Seuls Mr Brent qui est amoureux d’elle et Kitty à qui elle continue à faire goûter tout ce qu’elle absorbe s’occupent d’elle et lui tiennent compagnie...
— Et elle accepte ça ? N’a-t-elle donc aucun amour-propre ?
— Oh, son orgueil est intact mais elle cultive la vertu de patience. Elle pense que les choses changeront lorsque l’enfant sera né. Ton père alors l’épousera et elle sera heureuse.
— Heureuse ? Avec un homme qui ne l’aime pas ? C’est de la folie.
— Non. Simplement elle a une extrême confiance dans sa beauté, son charme, tout ce qui fait d’elle une femme désirable. En outre... et c’est là le plus grave, elle l’aime vraiment, avec une passion qu’elle est sûre d’arriver à lui faire partager !
— Elle n’y arrivera jamais ! s’écria Élisabeth hors d’elle. C’est Tante Rose qu’il aime. J’en suis plus que certaine.
— Je partage d’autant plus ta certitude qu’il me l’a avoué. Seulement... c’est un homme et déjà sur le second versant de la vie. Une jeune femme aussi belle possède des armes bien puissantes. Tu les découvriras lorsque tu auras trois ou quatre ans de plus. Mais si tu veux mon avis, tu as rendu un fier service à ta rivale — il faut bien l’appeler ainsi ! — en claquant les portes derrière toi. Tu étais sa pire ennemie. Ton départ la débarrasse... même si elle a toute la maison contre elle.
Au lieu d’aller vers le château, tous deux s’étaient dirigés vers la charmille qui les assurait d’une certaine solitude. Ils marchèrent un moment sous les arbres sans plus rien dire. Pierre Annebrun guettait l’effet de ses paroles. Élisabeth réfléchissait. Soudain, elle s’arrêta :
— Qu’essayez-vous de me dire ? Que je dois rentrer ?
— Non. Je te connais bien : tu es beaucoup trop fière, trop pareille à ton père pour accepter déjà de prendre le « chemin de Canossa ». Encore que j’en sais qui seraient infiniment heureux ! Et ne va pas te mettre en tête que je suis ici en émissaire. Personne ne m’envoie. Je te l’ai dit : je viens seulement voir comment tu vas... Je t’aime beaucoup moi aussi...
Il la regardait avec tant d’affection dans ses bons yeux bleus qu’elle ne put s’empêcher de lui sourire et de prendre son bras pour continuer la lente promenade :
— Vous êtes amplement payé de retour... mais vous êtes bien certain de n’avoir pas eu, derrière la tête, l’idée de me chapitrer ?
— Pas davantage. Ce que je veux seulement c’est te mettre en face des réalités... et aussi de tes responsabilités.
Elle reprit feu instantanément :
— Si quelqu’un en a, ce n’est pas moi. C’est mon père... c’est cette femme, c’est...
— Taratata ! Ils en ont sans doute mais tu as les tiennes, celles de ta propre vie. Tu es libre, Élisabeth, entièrement libre ! Ton père pourrait user de son droit paternel et te faire ramener à la maison entre deux gendarmes. Tu es mineure et la loi est pour lui...
— Je me demande comment Tante Rose prendrait une descente de police chez elle, ricana la jeune fille.
— Très mal, bien entendu, et il ne peut pas en être question, mais je veux seulement te faire comprendre que tu dois réfléchir mûrement parce qu’une séparation définitive pourrait te faire autant de mal qu’à ton père. Tu pourrais la regretter un jour... quand il serait trop tard ! Pour l’instant ce n’est pas encore très grave. Tu n’es pas loin ; tu es dans une maison plus qu’amie et chacun pense que tu finiras par y être vraiment chez toi lorsque tu auras épousé Alexandre. Seulement, tu n’as que seize ans. Il n’en a pas davantage. Il vit à Paris et, jusqu’à présent, il n’y a entre vous aucun lien officiel...
— Où voulez-vous en venir ?
— A ceci : que se passerait-il si l’un de vous deux s’éprenait de quelqu’un d’autre ? Si c’est toi, il sera normal que tu suives ton cœur là où il te mènera, mais si c’est lui ? Crois-tu qu’il te sera possible de continuer à demeurer ici ?
Élisabeth devint très rouge et détourna la tête pour cacher cette émotion.
— Je n’ai jamais envisagé cela, fit-elle d’une voix assourdie. Entre Alexandre et moi les liens sont tellement solides ! Mais il est vrai que nous n’avons jamais parlé d’amour.
Comment imaginer, en effet, que les plans affectueux établis depuis si longtemps pussent s’effacer soudain ? Elle était sûre d’Alexandre comme il était sûr d’elle pourtant.. Pourtant il y avait eu un moment dans sa vie de petite fille où l’image d’un jeune garçon blond s’était imposée à la place de celle d’Alexandre. Une image qu’Élisabeth n’avait jamais réussi à gommer tout à fait, qui, parfois, la troublait encore... Sans doute possédait-elle trop d’orgueil pour imaginer que pareille aventure puisse arriver à son ami d’enfance, son chevalier de toujours. Et cependant...
— Vous avez sans doute raison, fit-elle enfin. Tout cela est possible ! Seulement, vous oubliez qu’il n’y a pas au monde que les Treize Vents et Varanville et qu’il peut exister, pour une fille comme moi, une autre solution...
— Laquelle ?
— Le couvent ! La Révolution est loin, maintenant. Il s’en rouvre dans toute la Normandie, dans toute la France...
Soudain, une boule se noua dans sa gorge. Elle leva sur Annebrun des yeux pleins de flammes et de désespoir.
— Après tout, s’écria-t-elle, c’est peut-être le seul endroit au monde où j’aurai enfin la paix ?...
Les sanglots éclatèrent comme crève un nuage d’orage. Si brutalement même que le médecin ne réagit pas tout de suite quand la jeune fille s’enfuit en courant, plongeant à travers les massifs du jardin de la même façon qu’elle se fût jetée à la mer. Le docteur Annebrun n’essaya même pas de la suivre mais il cria :
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