Élisabeth ne pleura pas longtemps. Elle n’était pas fille à larmoyer pendant des heures, mais, après la tension supportée depuis la veille, elle avait éprouvé l’impérieux besoin d’ouvrir les vannes dès qu’elle s’était trouvée hors de la vue des siens. Rose n’essaya pas de l’en empêcher, ni même de la réconforter : elle la laissa pleurer sans dire un mot, se contentant de caresser doucement la tête nichée contre son épaule. Aussi le soulagement fut-il rapide : la voiture n’était pas à mi-chemin que la jeune fille se calmait et retrouvait même un sourire pour sa marraine :

 — Je n’ose pas penser à ce que j’aurais pu faire si vous n’étiez pas là, soupira-t-elle en achevant de sécher ses yeux. Vous avez toujours été mon refuge et voilà que je vais à nouveau vous encombrer !

 — C’est un mot que je te défends de prononcer ! Une marraine est toujours destinée à remplacer la mère lorsque celle-ci ne peut veiller sur son enfant. Je suis dans mon rôle... et puis je t’aime bien ! Chez nous tu es attendue avec affection, tu le sais. En outre, on ne te posera pas de questions.

En effet, une version officielle devait circuler : celle d’une sévère dispute entre Élisabeth et la « cousine anglaise » et son refus absolu de présenter les excuses réclamées par Guillaume. Cela expliquerait, au moins pour un temps, le fait qu’on ne le verrait plus à Varanville et retarderait d’autant les effets d’un scandale qui deviendrait cependant inévitable lorsque l’état de Lorna ne pourrait plus être caché.

 — Nous allons être la risée du pays ! gémit Élisabeth alors que la voiture s’engageait dans la grande allée de Varanville. Comment Père ne le comprend-il pas ?

 — Il ne le comprend que trop bien, mon petit, mais, à tout prendre, ce mariage sera un moindre mal.

 — Un moindre mal alors que nous savons bien vous et moi... et les autres aussi qu’il va nous rendre tous très malheureux ? De toute façon que croyez-vous que l’on dira quand on saura que Père va épouser sa nièce et qui plus est la fille de son ancienne maîtresse parce qu’il lui a fait un enfant ? Il passera pour ce qu’il n’est pas : un affreux débauché comme... comme mon grand-père Nerville ! Ce ne serait pas pire s’il laissait Lorna mettre ses menaces à exécution.

 — Oh si ! Dès l’instant où il répare, les réactions seront moins dangereuses. Tu sais il s’en est passé de drôles dans nos châteaux au cours des siècles. En outre, le caractère et la position de ton père font qu’on y regardera à deux fois avant de l’attaquer. Enfin, ajouta-t-elle avec une ombre de mélancolie, la beauté a toujours été une excuse aux yeux des hommes...

 — Mais pas aux yeux des femmes ! Cette intrigante s’en apercevra quand elle les trouvera dressées contre elle...

Cette fois Rose ne répondit pas. Elle sourit seulement à Béline qui, durant tout le voyage, s’était contentée de regarder obstinément par la portière comme si elle découvrait le paysage pour la première fois. Naturellement, elle approuvait entièrement Élisabeth. Elle était d’ailleurs assez contente de revenir à Varanville où elle se plaisait bien...

Lorsque la voiture s’arrêta, ce fut Honoré, l’un des palefreniers émigrés des Treize Vents, qui vint à la tête des chevaux. Il salua la jeune fille d’un joyeux bonjour et celle-ci s’en trouva réconfortée. C’était bon de retrouver ici quelques-uns de ceux qui faisaient partie de son environnement quotidien. C’était bon aussi de retrouver la vieille demeure de granit un peu rosé — Varanville avait près de trois siècles de plus que la maison des Tremaine — , si harmonieuse avec ses hauts toits de schiste à reflets verts étalés comme une large jupe autour de l’élégante silhouette d’une tourelle octogone. La patine du temps mettait sa grâce sur ce charmant logis aux lucarnes fleuronnées posé comme un joyau précieux au cœur d’un jardin foisonnant où les fleurs du printemps feraient place aux roses de l’été. Il y en avait des centaines aux beaux jours : ainsi l’avait voulu Félix de Varanville en hommage à sa Rose, qui les aimait tant. Enfin, la Saire, à peine voilée par un rideau de saules argentés, jouait à taper sur ses grosses pierres pour faire de l’écume à peu de distance du château.

La chambre où Rose installa son invitée donnait sur la rivière. Guillaume y avait logé pendant la construction des Treize Vents. A l’époque, c’était une pièce un peu triste avec ses tentures fanées et ses boiseries encrassées par les ans, comme d’ailleurs la plus grande partie de la maison. Les Varanville, réduits au seul Félix qui revenait de combattre l’Anglais aux Indes en compagnie de son ami Tremaine, étaient loin d’être riches. C’était la raison pour laquelle l’adorable et malicieuse Rose de Montendre avait eu tant de peine à le convaincre de l’épouser. Mais, parvenues à leurs fins, la jeune femme et sa fortune avaient positivement ressuscité le manoir et son seigneur. A présent, la chambre d’Élisabeth, tendue de damas bouton d’or et de satin blanc, fleurie de grandes tulipes blanches, avec ses vieux meubles cirés à miroir, était la plus gaie qui se puisse concevoir. Aussi Victoire et Amélie tinrent-elle absolument à lui en faire les honneurs.

 — C’est moi qui ai cueilli les fleurs ! annonça la blonde Victoire en aidant Élisabeth à ôter son manteau tandis que la brune Amélie protestait en fronçant sa frimousse de chaton :

 — Cette chipie ne m’a pas permis d’en choisir une seule ! Alors moi j’ai demandé à Marie Gohel de te préparer du blanc-manger avec de la crème et de la confiture de fraises parce que tu l’aimes beaucoup. Tu verras, elle le fait aussi bien que Mme Bellec.

 — Je n’en doute absolument pas et vous êtes toutes les deux des amours de me recevoir si gentiment !

 — On n’a pas oublié comme tu t’es bien occupée de nous pendant qu’Alexandre était malade. Ce sont de ces choses dont il faut se souvenir ajouta l’aînée d’un ton doctoral...

En fait, les fillettes considéraient l’arrivée d’Élisabeth comme une véritable bénédiction. Depuis le départ d’Alexandre retourné à son école parisienne, la maison était un peu triste. Même Mme de Chanteloup était repartie dans son château pour y présider aux nettoyages et lessives de printemps. Elle adorait ces grands remue-ménage qui lui permettaient d’inventorier ses armoires et de houspiller un peu ses chambrières bien qu’en fait elle passât le plus clair de son temps chez Rose.

 — Je tiens beaucoup à ce que vous trouviez toutes choses en ordre lorsque je mourrai... disait-elle.

Réduites à la seule compagnie de leur mère, toujours très occupée d’ailleurs et à celle de Mlle Letellier, l’ancien « porte-flacon-de-sels » de Mme de Chanteloup astreinte au chômage depuis que l’alerte douairière de quatre-vingts printemps avait renoncé à s’évanouir à tout bout de champ, et qui remplaçait tant bien que mal auprès d’elles sœur Marie-Gabrielle, Victoire et Amélie trouvaient le temps long. La visite d’Élisabeth était donc la bienvenue !

Peut-être eussent-elles été moins enthousiastes si elles avaient su que l’on ne verrait plus M. Tremaine et peut-être pas davantage les garçons ? Or, si Amélie vouait toujours à Adam la même tendresse paisible et pleine de certitudes, Victoire, surtout depuis son séjour aux Treize Vents, avait élu Arthur pour son roi et voyait en lui un héros laissant loin derrière lui tous les occupants de la Table ronde.

Le premier soir fut charmant pour Élisabeth et la première nuit délicieuse... Il est vrai que, durant la précédente, elle n’avait pas fermé l’œil, mais le calme du vallon où l’on n’entendait que le chant des oiseaux et celui de la rivière était divinement reposant. Les jours qui suivirent le furent presque autant. L’exilée volontaire se laissait prendre par le charme de son refuge et l’affectueuse attention qu’on lui prodiguait. Elle suivait Mme de Varanville dans ses champs, ses terres de culture ou ses vergers, montant généralement Rollon, l’un des chevaux de son père hébergés aux écuries du château. Ou alors, elle se promenait avec les petites et Mlle Letellier dans une campagne qu’elle connaissait bien, Béline préférant de beaucoup prêter la main à Marie Gohel. Les bords de la Saire avaient leur préférence. A d’autres moments, elle lisait, faisait de la musique avec Victoire qui touchait déjà joliment la harpe, ou brodait auprès de sa marraine. Rose venait d’entreprendre un vaste ouvrage de tapisserie destiné à recouvrir les belles chaises anciennes de la grande salle. Élisabeth en prit sa part avec empressement. En résumé, elle s’efforçait de remplir ses journées à ras bord afin d’être bien fatiguée lorsque venait le moment de gagner son lit et de s’endormir dès que sa tête touchait l’oreiller.

Cette façon de vivre toujours en compagnie sauf au moment du sommeil lui évitait de trop réfléchir et c’était ce qu’elle craignait le plus au monde. Elle était un peu comme un naufragé qui, trop heureux d’atteindre la Terre ferme après des heures d’une lutte épuisante contre les vagues, savoure le bonheur égoïste d’être entier et bien vivant mais qui sait très bien que le regret du bateau englouti le rattrappera un jour ou l’autre... Et puis, encore sous le coup de sa brutale décision, elle goûtait assez d’être une sorte d’héroïne à ses propres yeux comme à ceux de ses hôtesses : cela lui donnait l’impression de planer au-dessus des turpitudes terrestres vers ces hauteurs où l’air est plus pur et le ciel plus grand.

Un matin, en s’éveillant, elle entendit le cri des mouettes, alla pieds nus ouvrir sa fenêtre, vit que le temps était gris, avec des nuages qu’un vent fort chassait d’un bout à l’autre de l’horizon. Et le souvenir de la chère maison l’envahit sans qu’elle pût lui opposer la moindre défense.

Les mouettes, on en voyait souvent aux Treize Vents. Élisabeth aimait les regarder. Elle prenait plaisir à suivre leur vol, restant de longues minutes à contempler ces filles de la mer et du vent. Quelquefois en compagnie de son père.